Payer plus mais plus tard ?

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La presse s’en est fait l’écho à la mi-septembre. Des chercheurs de l’Institut de Recherches Economiques et Sociales (IRES) de l’Université Catholique de Louvain (UCL) proposent à la fois l’augmentation des droits d’inscription à l’université et l’instauration d’un système de prêts avec remboursement à la sortie (1). De quoi s’agit-il exactement et quels sont leurs arguments ?

Le point de départ des chercheurs de l’IRES est difficilement contestable : l’enseignement en Belgique – et particulièrement le supérieur – est largement sous – financé. Quelques chiffres étayent cette conviction de manière particulièrement éclairante. « Si les pouvoirs publics octroyaient un subside de 139.000 francs par étudiant en 1972, ce montant ne s’élevait plus qu’à 78.000 francs en 1998 (exprimé en francs de 1972) » (2). Cette spectaculaire diminution s’explique par la baisse des moyens accordés aux universités : 5143,5 millions en 1972 (pour les 9 institutions francophones) contre 4752,2 millions en 1998 (francs de 72), mais aussi par l’augmentation du nombre d’étudiants : 37.000 en 1972 contre 60.500 en 1998 (dont 12.000 non subsidiés). Parmi les conséquences de cette situation catastrophique, on trouve bien entendu une dégradation des taux d’encadrement : le nombre d’étudiants par membre du personnel a augmenté de plus de 50 % entre 1975 et 1998. Comme l’écrit Jean Hindriks, « le statu quo ne peut pas être considéré comme une option possible ».

Alors que faire ? Tout espoir de refinancement sérieux par les pouvoirs publics semble vain affirme l’IRES. Et l’organisme d’absoudre aussitôt les autorités qui auraient simplement fait « d’autres choix » : les soins de santé et les pensions. Comme citoyen, l’évolution de mes notes de kiné, dentiste et autres pharmacien ne me convainct pas du choix décisif effectué par les pouvoirs publics envers les soins de santé. Par contre, les diminutions faramineuses des charges patronales de ces dix dernières années et la relance permanente de ce processus me montrent que l’incurie desdits pouvoirs publics relève en effet d’un choix délibéré (par ailleurs inefficace en matière de création d’emplois). Plein de mansuétude pour ses « choix », les chercheurs néo-louvanistes veulent augmenter l’accessibilité et la qualité des études sans augmenter la contribution publique. Par quel miracle? En augmentant sensiblement les droits d’inscription. De combien ? Pour Hindriks une augmentation de 500 euro « suffirait » pour correspondre aux besoins minimums demandés par les recteurs. Son collègue Vincent Vandenberghe est plus ambitieux : il propose entre 4.000 et 6.000 euro par an !

Et l’accessibilité alors ? Tous deux imaginent un système de prêt avec remboursement après les études. L’idée est la suivante : puisqu’ils ne devront pas être payés à l’entrée, ces frais ne décourageront pas l’entame des études. Comme la réussite d’études universitaires augmente les chances de trouver un emploi bien rémunéré, les personnes concernées rembourseraient le prêt octroyé par les pouvoirs publics par retenue d’une partie du salaire dépassant une certaine somme (jusqu’au remboursement complet) dès qu’ils auraient trouvé du travail. L’argument principal étant que les bénéficiaires de l’enseignement universitaire payeraient ainsi le service à son juste prix (système « utilisateurs – payeurs »). Les économistes de l’IRES y voient même une sorte de justice sociale : seuls 12 % des 25 – 64 ans sont universitaires. Ils en tirent un bénéfice salarial en gagnant en moyenne 50 % de plus qu’un diplômé du secondaire. Or, les jeunes issus des classes aisées se retrouvent majoritairement à l’université. Les pouvoirs publics, c à d l’ensemble des contribuables, financent donc les études des gosses de riches, études qui leur permettent de rester riches ! Par le système de payement différé, cette injustice serait donc réparée d’après nos chercheurs.
Ce raisonnement nous semble atteint d’un très grand vice. Il cautionne les inégalités sociales devant les études : les gosses de riches sont majoritaires à l’université ? Qu’ils payent alors leurs études ! Que répondons-nous ? Premièrement, il est inacceptable de consacrer les inégalités sociales dans l’accès aux études supérieures. Rappelons que si les ouvriers représentent 29,03 % de la population, leurs enfants ne constituent que 7,29 % des étudiants universitaires (3). Un système éducatif démocratique a pour devoir de tout mettre en oeuvre structurellement et financièrement pour redresser cette situation (l’Aped travaille d’ailleurs à l’élaboration de pistes pour répondre à cette nécessité). Deuxièmement, il existe tout de même quelques jeunes issus de milieux populaires qui, à force de courage et d’abnégation, réussissent de brillantes études secondaires et peuvent envisager l’université. Souvent ils hésitent en raison de la barrière financière : les droits d’inscription sont déjà loin d’être négligeables, mais c’est surtout le « manque à gagner » durant de longues années (sans compter le risque d’échec et de donc de perte sèche) qui fait reculer. Il est inacceptable de les décourager davantage en leur promettant de rentrer dans la vie active avec des dettes. Imaginons un jeune médecin sortant des études. Pour se lancer dans la profession, il doit investir dans du matériel relativement coûteux. Avec le système proposé, il serait doublement endetté : achat de matériel plus remboursement des études. Si papa et maman sont derrière, il n’y aura pas de problème. Mais si ceux-ci n’ont pas les moyens d’aider, bonjour la galère. Les auteurs prétendent, en se basant sur une étude récente, que la substitution d’un système de prêt au système de bourse n’a pas eu d’effet statistiquement significatif sur la participation des étudiants pauvres dans les universités du nord-est des Etats-Unis. Admettons. Cette participation étant de toute manière très faible, on peut supposer que ceux qui entrevoient après de nombreux filtres la possibilité d’entamer des études gratifiantes le font quand même. Il n’empêche qu’il serait absurde d’affirmer qu’être endetté ou pas ne change rien pour eux. Ils pourraient même se voir limiter la possibilité d’investir pour ne pas devoir rembourser deux prêts à la fois. Ce qui ne pourrait que les défavoriser professionnellement par rapport aux jeunes issus de milieux privilégiés. De plus, même si on accepte l’idée que cette proposition ne décourage pas les plus pauvres, personne n’affirmera qu’elle les encourage. Or, si on ne peut se contenter du statu quo dans le financement des universités, on ne peut non plus admettre le statu quo dans les inégalités face à l’école.

Si on veut vraiment augmenter l’accessibilité et la qualité de l’enseignement universitaire, il n’y a qu’une solution : un refinancement massif des pouvoirs publics pour permettre la gratuité et l’augmentation des taux d’encadrement. Et plutôt que de faire payer davantage tous les étudiants sous prétexte que la majorité d’entre eux proviennent de milieux aisés, taxons plus justement leurs parents en fonction de leurs revenus professionnels mais aussi mobiliers, taxons plus justement les entreprises bénéficiaires de « cerveaux », combattons efficacement la grande fraude fiscale. Et avec tout cet argent, offrons à tous un système éducatif plus juste en investissant de manière à réduire les inégalités. Ca c’est de la justice sociale. Avec le raisonnement de l’IRES on pourrait tout aussi bien décider de privatiser le système des soins de santé (comme le demande la FEB) sous prétexte que les pauvres ne peuvent déjà plus se soigner correctement et qu’il faut donc faire payer ceux qui le peuvent encore !

Au delà de cette proposition scandaleuse, ce qui inquiète dans le document de l’IRES, c’est l’intégration dans le cerveau des auteurs (économistes) de l’idéologie libérale à tout crin. Y compris donc dans le domaine de l’enseignement. Morceaux choisis. « Les universités sont en crise : trop peu de moyens (…) et une concurrence accrue pour des académiques et des étudiants de plus en plus mobiles sur le marché européen ». « Les institutions doivent pouvoir répondre (…) aux demandes des étudiants et employeurs. Le choix des cours, le choix des méthodes d’apprentissage et le choix de l’institution doivent être maximisés. La qualité découle du libre choix». « Un financement en partie axé sur le rendement encourage les universités à répondre aux besoins des étudiants (ndla : ils veulent dire clients …) et de la collectivité en offrant des programmes pertinents ». Il faut développer des indicateurs de qualité qui «tiennent compte de l’aspect multidimensionnel de la production du système éducatif ». Mais rassurons-nous : « Un tel système de prêts ne pourrait être laissé entièrement aux mains du secteur privé (…) Il importerait donc que les pouvoirs publics établissent des structures de prêts ad hoc (fondations …) ou recourent à des organismes financiers ayant pour vocation de pallier les défaillances du secteur privé ». Tout commentaire serait sans doute superflu.

Un dernier mot sur le système de prêt – remboursable. Il présente évidemment un risque pour les pouvoirs publics prêteurs. Celui de voir l’étudiant échouer dans ses études. Dans ce cas, les sommes allouées l’auraient été à fonds perdus. Il faut donc, d’après Vandenberghe, « une gestion intelligente du risque ». Quoi de plus intelligent en effet que de suivre son conseil et de n’octroyer ces prêts qu’à ceux dont l’admission est « généralement synonyme d’accès quasi certain au diplôme » ? Et comment acquérir cette quasi – certitude ? En pratiquant une sélection à l’entrée à l’instar des pays qui pratiquent déjà ce système : « dossiers de candidature, tests standardisés, entretiens d’admission ». Selon notre économiste, « la formule du prêt étudiant serait donc incompatible avec la sélection progressive des étudiants par essais, erreurs et réorientations successives, telle qu’elle se pratique en Communauté Française notamment ». Suivons bien le raisonnement. Pour être sûr d’être remboursé, il ne faut admettre que les étudiants dont on est quasi certain de la réussite. A cette fin, il faut une sélection à l’entrée pour s’assurer que seuls les « meilleurs » seront admis. Sélection élitiste dont on sait pertinemment que, dans la situation actuelle, elle sera socialement déterminée. Bel exemple de justice sociale ! En ce qui concerne la scolarité, de nombreuses barrières se dressent déjà devant les enfants de milieux populaires. Les chercheurs de l’IRES proposent tout simplement d’en rajouter deux : sélection impitoyable à l’entrée et promesse d’endettement à la sortie !

Il est vrai que la Ministre compétente, Françoise Dupuis (PS), a aussitôt rejeté la proposition. Devons-nous être totalement rassurés ? Rien n’est moins sûr. Rappelons-nous d’abord que nous nous trouvons au devant d’une année électorale au niveau régional. Il aurait été inopportun de sa part, car totalement impopulaire, d’accepter une telle orientation. Et après ? Nous ne ferons pas de procès d’intention. Mais remarquons tout de même que la Ministre, et avec elle tout le gouvernement de la Communauté Française, n’apporte pas la moindre solution au problème réel posé par l’IRES : la situation intenable des universités sur le plan financier. Sans apport d’argent frais (et pas les broutilles qu’on nous promet), la privatisation qu’elle dénonce en mots sera inévitable sous une forme ou une autre. Irréalisable cet apport ? Les chercheurs de l’IRES font plusieurs références internationales : Royaume-Uni, Pays Bas, Autriche, Etats-Unis. Tous pays totalement sous la coupe de l’ultra libéralisme. Nous ferons plutôt référence à Cuba. Petit pays du Tiers Monde sous embargo ou l’enseignement – y compris universitaire – est entièrement gratuit. Et réputé d’excellente qualité d’après toutes les enquêtes internationales. Alors, si c’est possible à Cuba, pourquoi pas en Belgique, petit pays du monde riche et non soumis à embargo ?

(1) : Regards économiques, septembre 03. Toutes les citations proviennent de ce document.
(2) : Tous les chiffres ultérieurs à 1989 concernent la Communauté Française
(3) : Cité dans « L’école sacrifiée », N Hirtt, EPO, p 216