Et Einstein alors ?

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L’histoire de l’art et celle des sciences sont parsemées de génies : Mozart, Picasso, Einstein, Darwin et bien d’autres. Les défenseurs de l’idéologie des dons utilisent régulièrement cette réalité comme argument massue en faveur de leur point de vue.

Tout d’abord, il serait intéressant de replacer les œuvres dans leur contexte historique. Rien ne sort uniquement de la tête d’un individu. La peinture de Picasso n’aurait pas pu exister au 18ème siècle. Sans les travaux de nombreux prédécesseurs, jamais Einstein n’aurait pu élaborer la théorie de la Relativité. Il n’en est pas moins vrai qu’il a fait preuve d’un sens créatif, d’une intuition très développés et que beaucoup de physiciens de grand talent qui avaient, comme lui, toutes les cartes en main n’ont pas franchi le pas. De même, tous les peintres du début du 20ème siècle n’ont pas eu l’inventivité de Picasso. De manière générale, qu’est-ce qui caractérise donc les génies par rapport au commun des mortels ?

Il est malheureusement impossible d’encore soumettre aux moyens d’investigation modernes les cerveaux des génies du passé. Mais cette opération peut être réalisée avec les génies actuels, par exemple les fameux « calculateurs prodiges ». L’un d’entre eux, l’allemand Rüdiger Gamm, capable par exemple de calculer 53 exposant 9 en moins de deux secondes (!), a vu son cerveau étudié à l’aide d’une caméra à émission de positrons pendant qu’il se livrait à son activité favorite. Le résultat comparé à celui de calculateurs « ordinaires » est sans ambiguïté : l’activation de certaines aires cérébrales est commune à tous, mais d’autres sont spécifiquement activées chez Gamm. Il est incontestable que son cerveau fonctionne différemment. CQFD ?
Pas si vite. Nathalie Tzourio-Mazoyer, chercheur en neuro-imagerie fonctionnelle à Caen et Paris, coauteur avec Mauro Pesanti (UCL) de l’étude mentionnée est formelle : « Cette spécificité d’activation de certaines aires cérébrales (…) est le fruit d’un long entraînement et non d’une particularité anatomique » (1). Cette équipe de recherche a en effet démontré « le rôle de l’entraînement dans la plasticité des aires cérébrales activées pour une même tâche cognitive ». Ne vous enfuyez pas. En gros, cela veut dire que lorsque nous effectuons un certain travail intellectuel, nous mettons en jeu différentes parties de notre cerveau ; mais si nous persévérons longuement, nous arriverons à faire fonctionner d’autres parties de notre cerveau qui amélioreront nettement nos performances. L’équipe de chercheurs est arrivée à cette conclusion en montrant que des individus « ordinaires » soumis à un entraînement intensif en vue de la réalisation d’une tâche donnée acquièrent la capacité d’activer certaines zones cérébrales qu’ils étaient incapables de mettre en route auparavant.
Les génies sont souvent décrits comme des êtres un peu particuliers, pas toujours sociables et pour tout dire, bizarres. Il apparaît que, souvent, leurs incroyables capacités résultent d’une concentration intensive, depuis la prime jeunesse, sur un sujet de prédilection. Concentration dont a résulté, à l’instar de ceux qui ont subi un entraînement intensif, la capacité d’activer certaines zones cérébrales inaccessibles aux « gens ordinaires ». Un entraînement à l’insu du principal intéressé en quelque sorte. Mais pourquoi cette concentration ? Elle pourrait venir d’une incapacité, cette fois biologique, à intégrer le monde dans toute sa richesse et sa complexité. L’individu se concentrerait alors sur le reste, sur ce qu’il peut appréhender. Ces aptitudes extraordinaires seraient alors la conséquence de graves lacunes intellectuelles générales, pensent certains chercheurs.
C’est peut être possible pour un calculateur prodige, rétorquera-t-on, mais si on reprend l’exemple d’Einstein, il serait faux de prétendre qu’il était coupé du monde. Nous savons notamment qu’il s’intéressait de près à la musique. Ainsi d’ailleurs qu’à la politique. Il faut distinguer entre les capacités apparemment surhumaines (comme les calculateurs prodiges) et la possibilité de mettre au point une grande théorie scientifique (ou de jouer un rôle décisif au niveau artistique). Si la Relativité Restreinte a été élaborée en quelques semaines dans sa forme écrite, son auteur a toujours expliqué qu’il était intrigué depuis longtemps par différents problèmes et qu’il y avait intensément réfléchi pendant de nombreuses années. Le « génie », dans ce cas, serait plutôt celui qui – très jeune – se voit confronté à une question, est fasciné par cette question et se prépare sans le savoir à être « le » spécialiste en la matière. Darwin, par exemple, avait toujours été intrigué par les ressemblances entre certaines espèces animales ainsi qu’entre ces espèces et des fossiles. Son voyage à travers le monde et les découvertes paléontologiques et géologiques qu’il a pu réaliser, combinées avec ses réflexions intenses et les travaux de plusieurs prédécesseurs, lui ont permis d’établir la théorie de l’évolution.

(1) Comment pensent les génies ? Sciences et Vie, février 01, p 54

1 COMMENT

  1. > La théorie de la Sélection naturelle.
    Bravo pour l’analyse que vous faites dans cet article. Je réagis juste sur un point de détail :

    > Darwin, (…) Son voyage (…) et les découvertes (…), lui ont permis d’établir la théorie de l’évolution.

    L’évolution est un FAIT observable. Darwin donne une explication à ce fait, c’est donc une théorie.
    Pour cette raison je pense qu’on doit laisser les quelques derniers créationnistes parler de « théorie de l’évolution », et toujours parler de « la théorie de la Sélection naturelle. »

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