De la désobéissance des enseignants du primaire

Facebooktwittermail

Au printemps de l’année 2008, le ministre de l’Education Nationale Xavier Darcos fait subir un traitement de choc à l’école primaire, officiellement pour combattre l’échec scolaire, en réalité pour mieux faire passer la pilule des restrictions budgétaires, des suppressions de postes et de la disparition de la formation pédagogique. Ce faisant, il impose à la profession des dispositifs, notamment les nouveaux programmes, l’aide personnalisée, les évaluations nationales et le livret de compétences, qui portent atteinte, non seulement à la liberté pédagogique inscrite dans la loi, mais également à l’éthique et aux convictions de nombreux enseignants du primaire. Il ne s’agissait pas de recommandations, ce qui aurait été souhaitable pour laisser la place au droit d’innovation et à d’autres expérimentations, mais bien d’obligations qui ont profondément heurté la conscience de milliers d’enseignants d’abord soucieux du progrès de tous les élèves.

L’obligation de se conformer à des programmes simplistes, trop lourds, recentrés sur le français et les mathématiques et qui induisent un type d’apprentissage basée sur le magistral, la mémorisation et les exercices répétitifs, ce qui met davantage en difficulté les élèves peu réceptifs à cette façon d’apprendre. L’obligation de mettre en place le dispositif de l’aide personnalisée (en accompagnement de la disparition des postes d’enseignants spécialisés du RASED), sorte de cours de soutien facultatifs pour quelques élèves sur le modèle des officines privées, qui remet en cause la pratique de nombreux enseignants expérimentant et validant des solutions durables au sein du groupe-classe. L’obligation de faire passer les évaluations nationales, prémisses à la mise en concurrence des établissements scolaires, et dont l’esprit de compétition hérisse viscéralement tous les pédagogues qui ont fait le choix essentiel de la coopération et de l’entraide dans leurs pratiques de classe.

La mise en place forcée de ces dispositifs s’inscrit dans une politique plus globale de déconstruction de l’école publique qui conjugue désengagement de l’Etat et volonté d’instaurer une école dominée par une culture de la performance et du résultat : expérimentations de jardins d’éveil qui menacent à terme directement l’existence des écoles maternelles, suppression des IUFM et mise en place de la « masterisation » qui n’offre aucune formation pédagogique aux nouveaux enseignants, volonté de regrouper les écoles dans des établissements de grande taille sous les ordres d’un directeur devenu chef d’établissement, pilotage des écoles par des contrats d’objectifs chiffrés, renforcement des pratiques autoritaires et du « management par le stress », sans oublier la mise en place de fichiers informatisés comme Base Elèves, cette litanie incomplète des contre-réformes destructrices témoigne de l’ampleur du renoncement officiel à une politique ambitieuse pour l’école.

Le pilotage par les résultats


Cette politique destructrice n’est pas tombée du ciel, elle s’inscrit très précisément dans la logique de la Révision Générale des Politiques Publiques (RGPP) qui se situe elle-même dans la continuité de la Loi Organique relative aux Lois de Finances (LOLF), adoptée en 2001 et mise en application en 2006 afin de rationaliser les dépenses de l’Etat. Ces « réformes » qui découlent directement de la LOLF et de la RGPP sont habillées de leitmotiv autour de la « rénovation » du système et de la « réussite des élèves ». Face au constat de l’échec scolaire, il s’agit de rendre l’école plus « performante », notamment au regard des dépenses et des moyens alloués qui par ailleurs sont en diminution constante. C’est ainsi que pour piloter de façon moderne le système éducatif, se met en place une culture du pilotage par les résultats qui justifie la conception et la mise en œuvre de nouveaux dispositifs d’évaluations.

Il s’agit désormais non pas d’évaluer pour repérer les difficultés et aider les élèves, comme c’était le cas jusqu’à présent avec les évaluations diagnostiques en début d’année, mais d’évaluer pour contrôler, mesurer et comparer. Nous passons d’un système où l’élève était au centre des apprentissages à un système où ce sont les résultats des évaluations des acquis qui sont au centre de l’école ! La pédagogie n’est plus considérée comme l’outil indispensable qui conditionne la réussite des élèves, c’est l’évaluation chiffrée qui est désormais l’étalon permettant de piloter le système éducatif. La « qualité » de la « pédagogie » sera détectée par nos inspecteurs en proportion de la progression des résultats chiffrés des élèves à des tests formatés et réducteurs.

C’est ainsi qu’une culture de la performance et du résultat s’instaure, au détriment des vrais apprentissages, culture qui à terme servira à déterminer le « mérite » des enseignants et leur progression de carrière. Et pour être bien certain que les enseignants collaboreront à cette mystification, une prime de 400 euros leur est octroyée pour la surcharge de travail occasionnée par la correction des évaluations nationales !

Instaurer un cadre normatif et uniformisé censé s’imposer à tous les élèves et les enseignants, telle est la nouvelle doxa institutionnelle. L’individu est désormais jugé en référence à ce cadre ; sa valeur dépendra de sa capacité à entrer dans un moule préfabriqué présenté comme objectif, rationnel et finalement indiscutable. Son avenir sera désormais indexé au niveau exigé par un catalogue d’items, de compétences directement utilisables pour son intégration dans le système économique marchand. L’enseignant, quant à lui, est désormais jugé à sa productivité, à son efficacité, à son rendement en regard de la norme établie par le pouvoir politique lui-même influencé par les lobbys économiques[[Voir le dossier de la revue N’autre école, L’évaluation, du zéro à l’infini, n° 25, Hiver 2010.]].

Ces évaluations ne sont finalement qu’un prétexte pour adapter l’école aux principes et méthodes de l’entreprise. Les élèves devront faire la preuve de leur capacité à s’adapter au monde impitoyable du marché du travail. Comment ? Grace à l’instauration d’un « livret informatisé de compétences ». Ce livret qui est en cours d’expérimentation aura pour vocation de valoriser « leurs compétences, leurs acquis dans le champ de l’éducation formelle et informelle ainsi que leurs potentialités, leurs engagements et qui les aidera ainsi à mieux réussir leur orientation[[Circulaire n° 2009-192 du 28-12-2009 en application de l’article 11 de la loi n° 2009-1437 du 24-11-2009 relative à l’orientation et la formation professionnelle tout au long de la vie]] ». Les acquis de chaque élève, scolaires et hors scolaires, seront répertoriées dans ce livret. Ce bilan servira ensuite à l’orientation et donc à l’avenir professionnel de l’élève. Ce livret de compétences sera un passeport pour l’emploi. La preuve, chiffrée et argumentée, de la capacité de chacun à s’insérer dans le monde du travail. Un outil pour permettre à chaque élève de se mettre en valeur, de se vendre. La finalité de l’enseignement s’éloigne davantage de l’éducation pour devenir de l’employabilité.

Le renforcement de l’autoritarisme

Nous sommes ici dans une vision utilitariste de l’éducation où tout doit être mesuré, évalué, classifié selon des normes censées s’imposer à chaque pays, à chaque école, en niant les spécificités, les particularités inhérentes à tout groupe humain réuni pour apprendre et progresser. Cette politique est en phase avec la philosophie des évaluations internationales, telles PISA, auxquelles se réfèrent constamment les ministres de l’Education Nationale. Les résultats de ces évaluations qui établissent un classement international des nations ont été utilisés par nos gouvernants pour justifier la politique des réformes actuelles. Or, la plupart des études et des enquêtes qui servent de base à ces classements, notamment celles qui proviennent de l’OCDE, considèrent qu’une politique éducative est efficace si elle assure, à moindre coût, un maximum de débouchés sur le marché de l’emploi. L’éducation est ainsi mesurée à l’aune de sa performance économique, ce qui convenons-en, oriente clairement le contenu des évaluations réalisées par cet organisme qui conseille par ailleurs les Etats sur les procédés à mettre en œuvre pour la mise en place d’un marché des services, notamment dans le cadre des Accords Généralisés pour la Commercialisation des Services (AGCS).

Ce pilotage par les résultats à l’école primaire entraîne corrélativement un renforcement des pratiques autoritaires à l’égard des enseignants. De nouvelles exigences accompagnées de pressions, voire de menaces, dignes d’une politique de « management par le stress », s’abattent depuis plusieurs années sur les écoles et les équipes pédagogiques. Enquêtes, questionnaires, tableaux de bord, pourcentages, statistiques deviennent le quotidien des enseignants sur le terrain, modifiant sensiblement et négativement la réalité du métier. Les directeurs, qui ne sont pourtant pas les supérieurs hiérarchiques des enseignants du primaire, (du moins tant que les E2P[[Etablissements Publics du Primaire (appelés précédemment EPEP), établissements sous le modèle des établissements du secondaire, qui donneront un statut de supérieur hiérarchique aux directeurs qui seront nommés par les Inspections Académiques.]] ne sont pas mis en place) deviennent de fait des courroies de transmission de l’administration. Celle-ci ne cesse de harceler les enseignants avec de la paperasse à remplir que personne ne lira et des remontées de chiffres qui alimenteront des statistiques vides de sens. Tout cela contribue à davantage déshumaniser le système public d’éducation et suscite surtout résignation et désenchantement. Et des sanctions pour les récalcitrants…

Une désobéissance éthique

C’est pour ne pas trahir l’éthique de leurs missions au service du progrès de tous les élèves que de nombreux enseignants du primaire ont ouvertement fait le choix, dès novembre 2008, de résister à la mise en œuvre des « réformes » ministérielles. Par la désobéissance ouverte. Ce faisant, ils affirmaient haut et fort qu’un fonctionnaire n’est pas réduit à obéir ou à démissionner lorsque des « réformes » aussi inconséquentes lui sont imposées. « En conscience, je refuse d’obéir » est l’affirmation d’une révolte éthique, d’une insoumission aux injonctions, circulaires et dispositifs pédagogiques qui trahissent les valeurs de l’école de la République. Il s’agit bien de refuser d’être complice, par son silence et son obéissance, de dispositifs qui dévoient le sens de notre mission d’enseignant et plus largement de notre mission d’éducateur. Il s’agit tout simplement de ne pas « se prêter au mal que l’on condamne » (Thoreau).

Cette démarche de désobéissance pédagogique, motivée et décidée en conscience, permet à l’enseignant de mettre ses actes en accord avec ses convictions et de continuer à œuvrer pour le bien public. Puisque obéir en ces circonstances signifierait renier son âme d’enseignant, nous invoquons ici l’état de nécessité morale et pédagogique. Nous ne pouvons faire autrement, nous n’avons pas d’autre choix que désobéir pour ne pas trahir l’éthique de notre métier d’enseignant. « Lorsqu’un fonctionnaire a la conviction que son obéissance le conduirait à se rendre complice d’une injustice préjudiciable à ses concitoyens, il doit désobéir, écrit Jean-Marie Muller dans la lettre qu’il adresse à l’inspecteur d’académie de la Haute-Garonne, après que ce dernier m’ait sanctionné. Et sa désobéissance est une forme supérieure de civisme. Un fonctionnaire doit être homme avant d’être sujet. Et un homme responsable obéit aux exigences de sa conscience plutôt que de se soumettre aux injonctions de l’État[[http://resistancepedagogique.blog4ever.com/blog/lirarticle-252147-1170238.html ]]. »

Ainsi, le fonctionnaire-désobéisseur agit, non pour son confort personnel, non par intérêt corporatiste, mais pour la défense du service public qu’il veut continuer à servir loyalement. Et être loyal ne signifie pas être soumis de façon inconditionnelle à sa hiérarchie, mais s’efforcer d’être fidèle aux valeurs du service public et d’agir en incarnant au mieux ces valeurs. Toute autre considération sur la désobéissance éthique est fallacieuse et ne vise qu’à donner mauvaise conscience aux enseignants en résistance, comme ont tenté de le faire certains inspecteurs d’académie qui n’ont pas hésité à chercher à les culpabiliser en prétendant qu’ils portaient tort à leurs propres élèves.

Une désobéissance pédagogique

Cette désobéissance éthique s’applique essentiellement sur le terrain pédagogique, là où nous avons une prise et une emprise pour contester quotidiennement et concrètement les réformes imposées. A chaque refus d’un dispositif imposé correspond une alternative, une autre façon de travailler avec les élèves en cohérence avec les valeurs de respect de l’enfant, de coopération et de progrès pour tous.

Ainsi, le refus d’appliquer à la lettre les nouveaux programmes qui privilégient les automatismes au détriment de la réflexion implique de travailler dans l’esprit des anciens programmes qui induisent des temps de recherche, de découverte et d’appropriation favorisant une construction progressive de la pensée et des apprentissages par les enfants.

Le refus de mettre en place le dispositif de l’aide personnalisée, deux heures par semaine, mais facultatif pour les élèves dits en difficulté et déconnecté de la vie de la classe s’accompagne de la mise en œuvre de projets fédérateurs pour tous les élèves, tout aussi utiles pour les élèves en difficulté, sachant, et c’est essentiel, que nous apportons une aide adaptée à ces élèves dans le cadre des 24 heures de classe obligatoire, avec l’appui des enseignants du RASED.

Le refus des évaluations nationales, inadaptées et simplistes, qui visent à terme à instaurer une mise en concurrence des établissements scolaires. Les enseignants en résistance mettent en place des évaluations dites diagnostiques qui servent à repérer les erreurs et les lacunes des élèves et permettre la mise en place de dispositifs de remédiation adaptés, mais également des évaluations formatrices qui offrent aux élèves la possibilité de maîtriser davantage leur progrès et d’avoir une prise sur leurs apprentissages.

La désobéissance pédagogique est un levier puissant que chaque enseignant, à sa façon, peut actionner pour résister et construire, pour continuer à enseigner sans se renier. C’est la force de cette démarche que d’être ancrée dans le quotidien et dans la durée, à la différence des actions de grève ponctuelle. Elle permet de sensibiliser en profondeur les parents d’élèves, tout en rendant l’action sympathique, puisque le service est fait devant les élèves. Elle est donc un facteur de mobilisation bien plus important que toute autre action, comme la grève, parfois perçue comme pénalisante pour les élèves et les parents, même si la grève demeure un moyen d’action légitime, mais à utiliser à bon escient.

Une désobéissance affichée

Cette insoumission éthique est également transparente, à visage découvert et assumée au grand jour. L’enseignant-désobéisseur agit en revendiquant la pleine responsabilité de sa désobéissance. Il désobéit de façon lucide et consciente en assumant les risques éventuels de son action. La désobéissance est affichée par l’envoi de lettres, personnelles ou collectives, aux inspecteurs d’académie, au ministre ou par la signature sur internet de la Charte de la résistance pédagogique[[http://resistancepedagogique.org ]]. Elle est publique, professionnelle et désintéressée. Nous avons voulu ainsi montrer que nous n’avions pas d’autre choix, pour témoigner de la fermeté de nos convictions tout en demeurant loyal et honnête vis-à-vis de notre administration, que d’entrer en désobéissance ouverte dans l’objectif d’être entendus. Ce choix-là a été fondamental car c’est précisément cette transparence et cet affichage qui ont permis de rendre visible ce mouvement de résistance. C’est cette loyauté qui l’a rendu sympathique aux yeux de l’opinion, plus particulièrement les parents de nos élèves.
C’est précisément le risque de la désobéissance ouverte qui confère à cette action un défi puissant à l’autorité hiérarchique et qui lui donne toute sa force. Si cette démarche ne concerne que quelques dizaines d’enseignants, elle n’aura pas l’impact escompté. A partir du moment, où elle rassemble plusieurs milliers d’enseignants, quand bien même ils seraient minoritaires dans la profession, l’action ne peut plus être ignorée, elle est réellement publique. La cause défendue fait débat dans l’opinion et c’est déjà une première victoire. Cette médiatisation devient aussi une véritable protection contre le risque de la répression, car si celle-ci survient, elle sera forcément médiatisée et permettra aux enseignants-désobéisseurs de trouver quantité de soutiens dans la société civile et politique.

Une désobéissance responsable

Désobéissance éthique, transparente, mais aussi désobéissance responsable dans la mesure où elle ne nuit aucunement aux élèves. Car désobéir ne signifie pas déserter ou mal faire son travail, mais l’accomplir autrement en faisant tout pour répondre aux missions qui nous ont été confiées. Cette désobéissance s’accompagne de l’élaboration et de la mise en œuvre de projets pédagogiques alternatifs qui visent à donner mieux à l’ensemble des élèves en difficulté, à leur permettre de retrouver confiance en eux-mêmes, à redonner du sens aux apprentissages et à valoriser l’esprit de coopération et de solidarité au sein de la classe. Il ne s’agit donc pas d’une contestation négative qui pénaliserait les élèves, mais d’une action positive au service de tous les enfants. Quand tout a été dit, la désobéissance pédagogique n’a pas d’autre vocation que de rendre le travail des enseignants plus bénéfique pour tous les élèves au nom des valeurs d’égalité et de progrès pour tous qui fondent la mission du service public d’éducation.
« Un homme révolté, écrit Albert Camus, est un homme qui dit non. […] C’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement[[Albert Camus, L’homme révolté, in Essais, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1993, p. 423.]] ». Désobéir ne suffit pas, il faut également proposer et construire. Précisément, pour ne pas prêter le flanc à l’accusation d’action irresponsable ou de contestation stérile. « Notre résistance veut impliquer indissociablement un programme de non-coopération qui s’ oppose aux mesures qui nous semblent nocives pour l’avenir de nos écoles et un programme constructif qui propose les solutions qui nous semblent susceptibles de préparer cet avenir », écrivions-nous dans notre premier Appel des enseignants du primaire en résistance, le 3 décembre 2008. Dans la démarche de la désobéissance civile, le « programme constructif » est le second pilier de l’action. Il accompagne la résistance en ce qu’il permet de commencer à réaliser, ici et maintenant, l’alternative aux mesures qui sont dénoncées et contestées. Ces alternatives préfigurent et annoncent les changements qui s’amorcent, elles redonnent du pouvoir aux fonctionnaires et aux citoyens sur leur métier en se projetant concrètement vers l’à-venir de leurs missions.

Une stratégie d’action collective

Les enseignants en résistance pédagogique font l’analyse suivante : les « réformes » qui concernent le domaine pédagogique, tout particulièrement les nouveaux programmes, les évaluations nationales, l’aide personnalisée et le livret de compétences, ont besoin, pour s’appliquer, de la coopération volontaire des enseignants qui sont, de par leur statut, dans l’obligation de les mettre en œuvre. Le ministre considèrera que ces « réformes » sont effectives lorsqu’il pourra affirmer à l’opinion publique que les enseignants les appliquent sur le terrain, même s’ils les contestent par ailleurs par la voie légale. Ce ne sont pas tant les réformes injustes qui créent l’injustice et le désordre, que l’obéissance et la soumission à ces réformes injustes.
A la différence de l’objection de conscience pédagogique personnelle, aussi légitime et nécessaire soit-elle, la résistance pédagogique est l’organisation d’une action collective de désobéissance aux « réformes » qui renient les valeurs essentielles de l’école primaire. Les enseignants du primaire en résistance organisés en réseau ne sont pas seulement une addition d’individus motivés en conscience, mais une « association » de personnes ayant la volonté d’agir pour s’opposer à une politique éducative injuste et néfaste. Nous dépassons ainsi la démarche individuelle pour structurer une force de pression collective qui a vocation à rendre obsolètes certaines réformes imposées par le ministère. Il s’agit d’une force de non-collaboration qui cherche à « neutraliser » l’application des mesures contestées. Les dispositifs pédagogiques s’écroulent si une majorité, voire une très forte minorité, refuse de les mettre en œuvre.

L’action de résistance pédagogique n’est donc pas seulement une attitude morale qui permet à l’enseignant de ne pas être complice de l’injustice, en l’occurrence des dispositifs contraires à l’intérêt général, et d’agir au quotidien en accord avec ses principes, elle fonde un principe stratégique d’action collective qui a vocation à exercer une pression durable sur le pouvoir. Sa force tient à ce qu’elle agit directement à partir de leviers qui sont susceptibles d’ébranler le système qui produit des réformes particulièrement injustes et néfastes. Ces leviers sont directement en prise avec le travail quotidien des enseignants et c’est ce qui assure une permanence et une continuité de la résistance.

L’opinion publique, du tiers-témoin au tiers-soutien

L’opinion publique a été prise à témoin de ce combat en apparence « inégal » entre d’un côté les enseignants-désobéisseurs et l’institution Education Nationale. Car dans ce tableau, nous sommes en présence de trois acteurs : les enseignants-désobéisseurs, le ministère de l’Education Nationale et l’opinion publique, tout particulièrement les parents d’élèves qui sont les premiers concernés par les enjeux de ce conflit. Tant que le conflit se résume à un face à face entre les résistants et le pouvoir, celui-ci risque bien de tourner à l’avantage du pouvoir qui possède tous les leviers de manipulation de l’opinion pour discréditer l’action des désobéisseurs et tous les leviers de répression pour les mettre au pas. C’est pourquoi la sensibilisation, puis l’intervention de l’opinion publique auprès des décideurs est essentielle. Il s’agit de faire en sorte que l’opinion publique passe d’une attitude de tiers-témoin à une attitude de tiers-soutien. C’est la force de pression exercée par l’opinion publique sur le pouvoir, en appui des revendications des enseignants-désobéisseurs, qui peut être déterminante pour la suite et l’issue du conflit.

Nous avons obtenu le soutien de nombreuses associations, personnalités, partis politiques. De toute évidence, nous avons gagné la bataille de l’opinion publique. Tout particulièrement, nous avons obtenu le soutien massif des parents d’élèves et cela est décisif. Partout où les enseignants en désobéissance se sont affichés, ils ont été soutenus par les parents d’élèves de la classe, de l’école et au-delà. La FCPE, principale fédération de parents d’élèves, a régulièrement pris position en faveur des enseignants-désobéisseurs. De même, les collectifs parents-enseignants « Ecole en danger », très actifs durant l’année de l’émergence du mouvement, ont régulièrement apporté leur soutien public à notre démarche. Les parents d’élèves ont écrit aux inspecteurs d’académie qui sanctionnaient les enseignants en résistance. Ils ont participé aux collectes pour alimenter les caisses de solidarité. C’est ainsi que nous avons réussi à rendre populaire, à notre échelle, un mouvement de résistance pédagogique souvent perçu comme une réponse adaptée à une situation de déconstruction du service public d’éducation. L’implication des parents d’élèves a aussi permis d’exercer une pression de la société civile sur le pouvoir, ce qui a probablement atténué les velléités de répression plus massive du mouvement par le ministère.

Le combat continue

Aujourd’hui, le mouvement se poursuit. Il est inscrit à la fois dans le paysage et dans la durée. Certes, de façon moins intense qu’au moment de son émergence, mais la continuité du mouvement organisé en réseau est aussi une autre forme de victoire. A la rentrée 2010, une nouvelle initiative de lettres collectives de résistance a d’ailleurs été lancée, associant des enseignants du primaire et du secondaire, dans le cadre d’une campagne nationale « L’éducation est un droit, pas un privilège »[[http://lettre.enseignants-en-resistance.org]].

D’autant que les fondamentaux de la politique de régression initiée par Xavier Darcos et poursuivis par le ministre de l’Education Nationale Luc Chatel demeurent toujours d’actualité, avec notamment la disparition structurelle de la formation pédagogique initiale des nouveaux enseignants et la disparition de dizaines de milliers de postes d’enseignants. 16 000 suppressions sont ainsi à nouveau programmées pour 2011, faisant suite aux 13 500 suppressions réalisées en 2010. Ces saignées sans précédent vont continuer à aggraver sérieusement et durablement les conditions d’enseignement et d’apprentissage déjà difficiles et altérer profondément les missions dévolues au service public d’éducation, alors que le nombre d’élèves ne diminue pas, bien au contraire.

Cette résistance est toujours d’actualité et plus que jamais légitime. A partir de la rentrée 2011, les classes seront davantage surchargées et la scolarisation des enfants de moins de trois ans sera quasiment impossible. Les postes d’enseignants spécialisés et de psychologues scolaires du RASED seront supprimés et les enfants en difficultés d’adaptation et/ou d’apprentissage ne recevront donc plus aucune aide spécialisée, ni leurs parents, ni leurs enseignants. Des écoles en milieu rural seront fermées, d’autres regroupées. Le nombre des conseillers pédagogiques sera réduit, les temps de formation continue proposés seront également limités. Les remplacements de courte durée ne seront plus assurés. Des vacataires, toujours plus nombreux, seront embauchés en CDD, sans statut et sans formation. Les intervenants en langue restants seront remerciés. Plusieurs mouvements pédagogiques (GFEN, CRAP, ICEM) dont la qualité du travail n’est plus à démontrer vont voir leur action sérieusement remise en cause du fait de la réduction des moyens alloués par le ministère. La situation est tellement grave que même certains syndicats d’inspecteurs ont dénoncé les risques de dégradation du service public d’éducation (SIA). Certains d’entre eux ont même annoncé qu’ils ne voulaient pas être « les fossoyeurs » de l’Education Nationale (SNPI-FSU). Lorsque les inspecteurs entreront à leur tour en désobéissance ouverte, nous ne serons plus très loin d’une révolution institutionnelle… Il n’est pas interdit de rêver…