La surenchère sécuritaire gagne l’école

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C’est une évidence : la fièvre sécuritaire dont souffre la société dans son ensemble est aussi en train de gagner l’école. Si nous condamnons cette surenchère, cela ne signifie en aucun cas que nous nions les faits de violence, bien réels, et les conséquences qui en découlent. Il faut intervenir, bien sûr. L’apprentissage suppose que l’école soit à l’abri de la violence, nous pensons qu’il suppose une discipline, une autorité, même si notre voix ne se joindra jamais au choeur des paranoïaques qui ne lisent leur époque qu’à travers ce prisme. Mais pourquoi donc les gouvernants privilégient-ils de plus en plus la voie de la répression, plutôt que celle du progrès social et de l’éducation ? Pourquoi ce choix, qui enferme les élèves et les personnels de l’enseignement dans un cercle vicieux toujours plus explosif ?

Caméras de surveillance, portiques d’entrée, présence de vigiles dans les établissements, protocoles de collaboration école-police-justice, policiers et gendarmes référents, perquisitions antidrogue, détection de jeunes à problèmes, fichage des élèves, « Etats généraux de la sécurité à l’Ecole », diagnostics de sécurité, formations à l’exercice de l’autorité en situation de crise, équipes mobiles de sécurité, suspension des allocations familiales, etc. Que les nouvelles nous arrivent des Etats-Unis, de Grande-Bretagne, de France ou qu’elles concernent l’enseignement belge, elles confirment une des tendances lourdes des politiques scolaires actuelles. L’heure est au contrôle sécuritaire.

Des violences, bien réelles, et de leurs causes

Bien sûr, la société et l’école sont confrontées à des faits de violence. Même s’ils sont difficilement quantifiables. Comme nous le notions dans un précédent dossier (1), on ne peut pas faire abstraction du fait que des jeunes manquent du minimum d’éducation requis pour vivre en collectivité et s’y comportent en véritables «sauvageons». Avec des conséquences lourdes pour les victimes. Si le manque d’éducation et de communication est souvent flagrant, nous pensons que les personnes et leurs comportements sont surtout le fruit du contexte matériel et culturel dans lequel ils vivent. Ainsi est-il vain, à nos yeux, de stigmatiser les jeunes et leurs parents, «en tant que jeunes» ou «en tant que parents». Sans tenir compte des circonstances dans lesquelles ils vivent.

Quels sont donc les traits dominants de la société occidentale contemporaine, qui pourraient expliquer la dureté des rapports humains au sein de l’école ? Depuis plus de trente ans, la récession sociale étend ses ravages – et on ne nous annonce rien de bon puisqu’il paraît que nous devrons payer pour une énième crise que nous n’avons pas voulue – : chômage de masse, chasse aux chômeurs, précarisation des emplois, coupes sombres dans les services publics, etc. Et ce n’est pas marginal : en Belgique, plus d’une personne sur sept vit désormais sous le seuil de pauvreté. Par conséquent, bon nombre d’enfants viennent à l’école avec pour fardeau les difficultés matérielles vécues à la maison : logement insalubre, soins de santé déficients, détresse morale, violences familiales, dépression…ou, même dans les classes moyennes, un stress lié à un marché du travail toujours plus instable. Certains enfants cumulent même les difficultés sociales et la stigmatisation de leurs origines étrangères. Ne nous étonnons pas, dès lors, de les voir si souvent «à cran».

Nous avons par ailleurs suffisamment documenté un fait aggravant : le système scolaire – particulièrement en Belgique – renforce les inégalités et concentre les jeunes les plus précaires dans des écoles ghettos où la situation est dès lors plus que tendue.

Et n’oublions pas la culture dans laquelle nous baignons tous, le bain idéologique qui marque notre époque depuis le tournant des années ‘70, véritable expression du nouvel esprit du capitalisme : une négation de l’intérêt collectif et de la solidarité, au profit du chacun-pour-soi, de l’exaltation de la force, du struggle for life, de l’apparence, de la frime, de la concurrence de tous contre tous. Tous les ingrédients de l’irrespect et de l’agressivité. L’enseignant ou l’éducateur qui souhaite lutter contre cette idéologie dominante se découvre vite de redoutables adversaires : une télévision de plus en plus abrutissante, une pieuvre publicitaire toujours plus envahissante, des jeux vidéo hyperviolents, un discours économique et patronal toujours plus cynique…

Pour couronner le tout, l’institution scolaire éprouve les pires difficultés à faire face : victime elle-même des mesures d’austérité des années ‘80 et ‘90, en manque de moyens matériels et humains, elle est débordée.

Au total, on peut sans détour parler d’une insécurité et d’une violence sociales subies par une part de plus en plus importante de la population.

Une autre voie est possible

Il est pourtant possible de réduire la violence et le sentiment d’insécurité en empruntant d’autres voies que celles du tout-sécuritaire. Mais il s’agit alors de rompre avec la violence économique et institutionnelle. D’abandonner une «démocratie» de marché au profit d’une démocratie substantielle. Une démocratie réelle qui créerait les conditions d’une société et d’une école pacifiées, où les besoins et l’épanouissement individuels s’accompliraient sans contradiction avec le bien commun. On pourrait, par exemple, viser le plein emploi par un partage du travail, sans perte salariale, et par des politiques d’investissement dans les services publics, avec les créations d’emploi que cela suppose. On pourrait donner à tous les jeunes un emploi digne, plutôt que vouloir à toute force reculer l’âge de la retraite. Dans un autre domaine, au lieu de favoriser la «gentrification» des villes (2) et la formation de ghettos, pourquoi ne pas y privilégier la mixité sociale ?

Au niveau de l’enseignement, nous avions déjà indiqué, avec notre projet d’Ecole commune (3), la voie à suivre pour réconcilier tous les jeunes avec l’école : mixité sociale dans tous les établissements, formation générale et polytechnique pour tous, encadrement suffisant et pédagogie de la réussite pour zéro décrochage, école ouverte, relation pédagogique pacifiée.

Seulement voilà, ces pistes, et toutes les autres du même tonneau progressiste, ont un double coût pour les décideurs. Il leur faudrait aller chercher l’argent nécessaire là où il s’amasse : dans la poche de quelques milliers de familles immensément riches…et pas du tout enclines à partager spontanément leur fortune. Il leur faudrait aussi se fâcher définitivement avec un monde qu’ils fréquentent plus assidument que le commun des mortels.

Pourquoi ce choix du tout-sécuritaire ?

Car, nous nous y trompons pas : loin d’être les victimes de toutes puissantes lois du marché qui contrarieraient leur volonté de servir les peuples qui les ont élus, nos dirigeants s’y soumettent. A des degrés divers peut-être, mais tous les partis de gouvernement s’inscrivent ouvertement dans l’économie de marché et il y a belle lurette que sociochrétiens, socialistes et écologistes – pourtant autoproclamés ‘humanistes’ ou ‘de gauche’ — ont renoncé à la rupture avec le capitalisme. La soumission n’est pas exactement une image valorisante pour une caste qui doit régulièrement, bon gré mal gré, remettre son sort entre les mains des électeurs, décorum démocratique oblige. Autrement dit, même s’ils “écrasent” devant les diktats des milieux économiques et financiers (dont ils sont plus proches qu’on ne le pense (4)), les ténors politiques doivent se donner une contenance. Bander les muscles devant les caméras. Soumis sur les terrains économiques et sociaux, incapables – mais le veulent-ils ? – de lutter contre les mécanismes de ségrégation sociale, ils ont trouvé dans les conséquences de celle-ci matière à rouler des mécaniques. La surenchère sécuritaire reste à cet égard un filon inusable (5). Dès lors, toute lecture sociologisante de la délinquance a disparu, au profit d’une lecture individualisante, typiquement d’inspiration libérale, mais adoptée par tous les partis de gouvernement, qu’ils soient de droite ou de gauche. « Le champ politique dans son ensemble, écologistes exceptés (dans les années ‘90, NDLR), semble estimer qu’il n’y a plus d’alternative à l’économie de marché et que l’Etat est là essentiellement pour inciter, voire contraindre, les individus à s’y insérer. Par contre, il accepte aussi majoritairement que cette politique crée exclusion, précarité et marginalisation, « risques sociaux » à gérer, voire si possible à prévenir. Cette gestion ne se fait plus (…) dans le but d’atténuer les conflits entre classes sociales, mais pour prévenir les risques, en prenant appui sur l’individu, ses droits et ses devoirs »(6).

Se solidariser et créer un rapport de force


Ne nous berçons pas d’illusions, cessons de croire au Père Noël : le changement ne viendra pas spontanément des cercles du pouvoir (7). Enseignants progressistes, il nous faudra poursuivre inlassablement notre travail sur de nombreux fronts. Dans nos classes et nos écoles, faire ce qui est en notre pouvoir pour entretenir les rapports les plus dignes avec les jeunes (1). Sur le terrain syndical, associatif et politique, nous engager, unir les luttes et créer les rapports de force qui permettent d’inverser le cours de l’Histoire. Vers un monde pacifié parce que devenu juste.

A lire dans ce dossier :

La surenchère sécuritaire gagne l’école
Ecole et discipline : retour au 19e siècle ?
Le tout-sécuritaire à l’école ? New York en revient
L’enseignement dans un Etat sécuritaire
Opération antidrogue à Pédagogie Nomade : une perquisition comme les autres ?

Notes

1. La violence : causes et pistes, L’école démocratique n° 31, septembre 2007. Disponible sur notre site : https://www.skolo.org/spip.php?rubrique35

2. Voir dans ce dossier la contribution de Bernard Legros.

3. Le programme de l’Aped et la violence, L’Ecole démocratique n° 31. Egalement disponible sur notre site.

4. Geoffrey Geuens, Tous pouvoirs confondus – État, Capital et Médias à l’heure de la mondialisation (EPO, 2002)

5. Avec, notamment, une spécialité belge : le conflit communautaire.

6. Carla Nagels, criminologue, ULB, citée dans http://www.lesdoigtsdanslacrise.info/index.php?post/2008/01/27/Les-recidivistes (en ligne le 18/08/10)

7. Lire l’article de N. Hirtt dans ce dossier : Ecole et discipline : retour au 19e siècle ?

2 COMMENTS

  1. La surenchère sécuritaire gagne l’école
    Si le problème était pris à la source, à savoir former les parents à éduquer leurs enfants dans le respect d’autrui et à condamner les laxistes, il aurait été résolu depuis longtemps.
    vieille

    • La surenchère sécuritaire gagne l’école
      Prendre le problème à la source, c’est aller voir au-delà du sempiternel refrain de « la responsabilité des parents ».
      Primo, comme indiqué dans l’article : parce que tous les parents ne vivent pas dans le même contexte social, rompre avec la violence économique et institutionnelle qui place trop de familles dans des situations précaires intenables, autrement dit abandonner une « démocratie » de marché au profit d’une démocratie substantielle. Secundo, ne jamais perdre de vue que les parents aujourd’hui incriminés étaient, il n’y a pas si longtemps, sur les bancs de l’école. Et là, c’est le système d’enseignement (quasi marché scolaire, ségrégations et relégations sociales) qui est en cause.

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