A qui profitent les compétences ?

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Dès que l’on gratte un peu le discours romantique de certains pédagogues, l’approche par compétences se dévoile pour ce qu’elle est : une conception de l’éducation entièrement vouée à faire de l’école un instrument docile au service de la rentabilité économique et du profit.

D’emblée, on ne peut qu’être frappé par l’étroite filiation entre, d’une part, l’approche par compétences dans le monde de l’enseignement et, d’autre part, la recherche de compétences au profit de la compétition économique dans le monde de l’entreprise. Les concepts de «familles de tâches» et de «référentiels de compétences», par exemple, sont nés directement dans les entreprises : confrontés à un rythme d’innovation croissant, leurs services de formation ont eu à effectuer de plus en plus souvent une analyse précise des tâches et à identifier à partir de là les compétences requises chez les travailleurs.

Christiane Bosman, François-Marie Gérard et Xavier Roegiers, trois fervents promoteurs de l’APC rattachés à l‘Université Catholique de Louvain-la-Neuve (UCL), expliquent fort clairement comment ces concepts sont ensuite passés progressivement dans le domaine de l’enseignement, professionnel d’abord, général ensuite. Leur analyse mérite d’être citée in extenso :

«Ces services de formation pouvant être coûteux pour l’entreprise, celle-ci a évidemment intérêt à agir sur l’école pour la pousser à transformer ses programmes en termes de compétences. (…) C’est ainsi que les pressions des entreprises européennes sur les autorités de l’Union Européenne amenèrent celles-ci à débloquer d’importants crédits autour du projet UNICAP (Unités Capitalisables). Ce projet consistait à définir pour chaque catégorie de métiers un référentiel de compétences et à répartir la formation en unités capitalisables progressives (…) Essentiellement tournées sur les référentiels de compétences de métiers, ces initiatives débouchèrent assez vite sur la constatation que les référentiels de compétences des métiers exigeaient, surtout pour des métiers de haut niveau, des compétences transversales ou génériques, c’est-à-dire s’exerçant sur des situations très diverses, telles par exemple; interpréter correctement un problème, lire correctement un mode opératoire, aller chercher dans un ouvrage de référence les informations utiles pour un certain usage, réagir de façon critique à une situation… Il s’en suivit des pressions auprès des autorités des systèmes éducatifs pour agir auprès des programmes d’étude de l’enseignement général et y introduire un apprentissage de telles compétences». 1Bosman et al. 2000

De même, pour Jean-Marie De Ketele, un autre maître à penser de l’APC et professeur à l’Université Catholique de Louvain-la-Neuve, « c’est en effet le monde socio-économique qui a déterminé la notion de compétence parce que les adultes que l’école a formés n’étaient pas suffisamment aptes à entrer dans la vie professionnelle » 2De Ketele in Jadoulle et Bouhon 2001.

Certains continuent pourtant de contester ce type d’explication. D’autres auteurs néo-louvanistes — l’UCL est décidément très active dans le domaine de l’approche par compétences — estiment en effet que «les explications de l’introduction de la pédagogie des compétences par le biais de groupes de pression ou par la volonté de réduire le rôle de l’école semblent erronées et inutiles. Au mieux y a-t-il eu concomitance avec les secteurs d’activité qui ont adopté un concept semblable». Ces auteurs croient pouvoir démontrer l’indépendance de l’APC par rapport au monde économique en arguant du fait que «l’examen des dates de publication des ouvrages relatifs aux compétences ne permet pas de confirmer l’antériorité des entreprises dans la valorisation des compétences» 3Denyer et al 2004. L’argument est faible. Car même si l’APC a pu être développée initialement, sur le plan théorique, hors de toute influence du monde de l’entreprise, il n’en reste pas moins qu’elle s’est avérée être une approche fort intéressante pour les milieux économiques et que c’est très probablement à cela qu’elle doit son succès actuel.

Le Suisse Philippe Perrenoud, un autre pédagogue pro-APC, mais qui se situe résolument à gauche, s’accroche lui aussi à l’idée qu’il serait « réducteur de faire de l’intérêt du monde scolaire pour les compétences le simple signe de sa dépendance à l’égard de la politique économique ». Il est néanmoins obligé de reconnaître qu’il y a « une jonction entre un mouvement de l’intérieur et un appel de l’extérieur. L’un et l’autre se nourrissent d’une forme de doute sur la capacité du système éducatif de mettre les générations nouvelles en mesure d’affronter le monde d’aujourd’hui et de demain » 4Perrenoud 2000.

Le pragmatisme flamand…

Les illusions de Perrenoud devront s’envoler. Avec l’adoption de l’APC en Flandre, les volutes du romantisme pédagogique francophone, qui tend à camoufler l’essence des compétences derrière un pseudo-constructivisme (voir plus loin), doit faire place nette pour un discours autrement pragmatique. Ecoutons ce que nous disent les auteurs d’un rapport commandité très récemment par le Vlaamse Onderwijsraad (VLOR) : «la popularité croissante de la doctrine des compétences dans l’éducation doit surtout être attribuée à sa promesse de rapprocher l’un de l’autre l’enseignement et le marché du travail et de mieux préparer les élèves à fonctionner de façon flexible et adaptable dans leur future vie professionnelle» 5Mulder et al. 2008. Frank Vandenbroucke, le ministre de l’Education et de la Formation du précédent gouvernement flamand ne cache pas non plus que son competentieagenda «a été placé d’emblée sous le signe des objectifs de Lisbonne de l’UE», c’est-à-dire dans le cadre de la recherche d’une compétitivité maximale pour les entreprises européennes. Quant à Roger Standaert, responsable de l’entité «curriculums» au département flamand de l’Education, il pense lui aussi que l’approche par compétences découle en droite ligne de la théorie du Capital Humain et du mouvement des Ressources Humaines : «les compétences nécessaires pour participer à la croissance économique (…) exigent de la capacité d’adaptation, de la flexibilité et de la souplesse» 6VLOR 2008b.

Certes, le Vlaamse Onderwijsraad souligne à l’occasion que sa vision de l’approche par compétences n’est pas exclusivement dictée par des considérations économiques. Il insiste même régulièrement sur la nécessité d’une formation humaniste. «L’enseignement orienté sur les compétences ne signifie nullement que l’école renoncerait à sa large mission éducative. En tout cas, le Vlor souhaite que les trajectoires d’études deviennent plus passionnantes et plus motivantes, comme une façon de découvrir et de comprendre des choses ensemble.» 7VLOR 2004 La question n’est pas là. Nous ne contestons pas qu’il est urgent de rendre l’enseignement plus vivant. Nous n’imaginons pas non plus qu’un enseignement axé sur les compétences signifierait soudain la disparition de toutes les missions non-économiques de l’école, comme la socialisation ou la sélection d’une élite.

Mais l’APC est un moyen de réorienter les systèmes éducatifs afin qu’ils accordent davantage d’importance et qu’ils répondent mieux aux demandes du marché du travail. Le recours de plus en plus fréquent au terme «compétences» dans le discours du VLOR traduit clairement ce glissement ainsi que, sans doute, l’évolution des rapports de forces à l’intérieur de ce Conseil.

Lutgart Claessens, conseillère pédagogique dans l’enseignement catholique secondaire en Flandre, est encore plus explicite : «En fait, que signifie l’enseignement orienté sur les compétences ? En gros, que l’enseignement s’oriente vers la vie des entreprises» [Claessens 2006]. Et quant à Chris De Meerler, l’auteur du deuxième volet du rapport «Accent op talent» («l’accent sur le talent») commandité par le ministre Vandenbroucke, il juge pareillement que «combler le fossé entre les pratiques d’enseignement et les pratiques du monde du travail, c’est autant une nécessité qu’un point fort de l’approche par compétences. La formation n’y est plus conçue comme un but en soi, mais comme un moyen d’acquérir certaines compétences. Le but est de pouvoir fonctionner professionnellement en situation de travail, le moyen c’est l’apprentissage et la formation» 8De Meerler 2006.

Dans la littérature anglo-saxone et hollandaise aussi, il n’y a aucun doute quant aux raisons du succès de l’APC. Pour Miguel-Angel Sicilia, il existe trois motifs essentiels pour adopter le concept de compétences dans l’enseignement : «la réponse aux développements du marché du travail», «davantage d’attention portée aux savoir-faire (skills) professionnels et à l’employabilité» et «un nouveau concept pour la communication avec les employeurs» 9van der Klink et al. in Sicilia 2007.

Tout ceci vient donc confirmer très largement l’analyse des québécois Gérald Boutin et Louise Julien, lorsqu’ils estimaient, voici neuf ans déjà, que «l’APC s’inspire d’une conception de l’apprentissage et de l’éducation qui vise avant tout la rentabilité et emprunte largement à l’idéologie du monde industriel. Elle recourt à la “modélisation” de la pensée et des comportements et néglige des visées plus larges sur les plans culturel et social ou encore, les réduit à des comportements observables (…) L’école se met ainsi au service du néo-libéralisme». 10Boutin et Julien 2000.

On demande des travailleurs flexibles

Pourtant, la simple quête de profit ne suffit pas à expliquer la ruée sur l’approche par compétences. Dans les années 1950-1970, la fonction première de l’enseignement était déjà d’approvisionner le marché du travail en main d’œuvre compétitive. Or, à l’époque, nul ne se soucia d’inventer l’APC. Pour comprendre le succès présent de cette conception de l’enseignement, il faut examiner plus en détail les caractéristiques spécifiques de l’environnement économique, et particulièrement du marché du travail qui se met en place à partir de la charnière des années 80-90, sous l’appellation fallacieuse de «société de la connaissance».

Le moteur de ces mutations est l’interaction des deux termes d’un couple destructeur : la crise de surproduction capitaliste et l’innovation technologique. D’une part, l’accumulation de capitaux et de moyens de production entre en contradiction avec la difficulté de trouver des débouchés solvables. C’est l’essence de toute crise économique sous le capitalisme. Mais d’autre part, pour combattre les effets de cette crise, les entreprises et les nations investissent de plus en plus dans l’innovation technologique. Elles espèrent ainsi améliorer leur compétitivité et créer de nouveaux marchés. Cependant, à l’échelle «globale», leur action ne fait qu’augmenter derechef la surcapacité de production et donc approfondir et accélérer les cycles récurrents des crises locales et mondiales : crises dites «pétrolières» en 1973-1979, crises financières locales en Europe, au Mexique, en Asie et en Russie de 1993 à 1998, dégonflement de la «bulle internet» en 2000-2001, crise financière de 2007-2008 et aujourd’hui (2009) une nouvelle crise économique mondiale.

Cette «obsession de l’innovation» d’une part, cette instabilité économique d’autre part, entraînent une imprévisibilité croissante des marchés en général et du marché du travail en particulier. Il est décidément impossible de prédire quels seront les secteurs les plus «porteurs» d’ici quelques années, impossible de prévoir quels biens et quels services vont rapidement disparaître et quels nouveaux produits occuperont de façon éphémère ou durable les créneaux les plus rentables. Impossible de savoir à quoi ressembleront les rapports techniques de production dans dix ou dans vingt ans. Impossible donc d’anticiper la nature et le volume des qualifications dont l’économie aura besoin dans les délais de douze à quinze ans sur lesquels se pensent et se construisent les systèmes éducatifs.

Sur cette instabilité de l’environnement économique et technologique vient se greffer une redéfinition de l’organisation du travail : celle-ci ne consiste plus à découper la production en opérations partielles et répétitives confiées, chacune, à un travailleur. Désormais chaque travailleur doit accomplir des tâches variées et donc maîtriser des compétences extrêmement diverses. «Au taylorisme fondé sur une distribution précise de fonctions détachées les unes des autres succède une organisation du travail où toute tâche s’intègre au sein d’un ensemble plus vaste, où le travailleur n’est plus un élément isolé d’une chaîne, mais un créneau porteur de sens qui apporte tout son savoir-faire et son savoir-être au profit de l’objectif commun de l’organisation» 11Bosman 2000. On perçoit, chez cet auteur, une conception quelque peu idyllique de ce que sont les nouveaux emplois, comme s’ils résultaient d’un choix éthique et généreux en faveur de l’émancipation des travailleurs. D’autres estiment que cette réorganisation du travail résulte de «la poussée de la psychologie ergonomique qui vise à redonner du sens aux tâches professionnelles» 12Crahay 2006.

Nous pensons qu’il faut plutôt chercher l’explication de ces mutations dans leur base «matérielle» c’est-à-dire dans la nature même des nouveaux moyens de production, en particulier les technologies de l’information et de la communication. Celles-ci rendent souvent obsolètes les anciennes formes de la division du travail. Par exemple, dans les domaines liés à l’administration, la présence sur chaque bureau d’un PC équipé de traitement de texte, d’un tableur et d’un logiciel de courrier électronique rend superflues les anciennes fonctions qualifiées de dactylographe, d’encodeur, de sténographe, de téléphoniste, de manipulateur de télécopie… Aujourd’hui, il est plus rentable que chaque employé puisse effectuer lui-même toutes ces différentes tâches que de les distribuer entre plusieurs personnes, sans doute plus qualifiées dans leur spécialisation, mais dont on ne peut pas aussi facilement assurer la productivité 24h sur 24h et dont la coopération nécessite une fonction de coordination, donc un poste de cadre intermédiaire supplémentaire.

Dès lors, comme le souligne un manuel consacré au management et à la gestion des compétences : «Dans les nouveaux cadres organisationnels, la polyvalence des salariés devient un élément déterminant, et les pratiques visant à développer ces organisations apprenantes et/ou qualifiantes ont pour point commun de faire en sorte que les entreprises et leurs salariés soient en situation d’apprentissage permanent» 13Dupuich-Rabasse 2008.

Polyvalent et adaptable, c’est également ainsi qu’un rapport au Vlaamse Onderwijsraad décrit les qualités premières du travailleur moderne : «Dans le monde du travail et sur le marché du travail (…) on ne cherche en effet pas des travailleurs qui “savent” et “peuvent” beaucoup, mais des travailleurs qui sont et qui restent compétents — c.à.d capables et adaptables — afin de pouvoir aborder l’innovation et des processus complexes» 14VLOR 2008b.

Le rythme de l’innovation technologique, des restructurations industrielles et des bouleversements des marchés est devenu tellement caractéristiques de notre environnement économique que la stabilité des emplois est désormais considérée comme le signe d’un handicap compétitif. «Il y a dix ans, nous aurions considéré une ancienneté moyenne élevée comme un indicateur de carrières de haut niveau qualitatif, de loyauté réciproque et de disponibilité. Aujourd’hui ces carrières stables sont associées à de la rigidité, à l’existence de barrières à la mobilité, à un manque d’ambition et d’exploitation de l’expérience» 15Luc Sels et al. 2006.

Un marché du travail polarisé

La deuxième grande évolution du marché du travail concerne les niveaux de formation et de qualification. Le vocable «économie de la connaissance» fait souvent penser à une sorte d’élévation généralisée des niveaux d’instruction requis par le marché du travail. Mais cette vue est absolument trompeuse. En réalité, la plupart des études sur le sujet semblent aujourd’hui indiquer plutôt une «polarisation» du marché du travail. Cette idée fait son chemin et dicte désormais les orientations de politique économique et de formation.

Un rapport réalisé à la demande du ministre Vandenbroucke expliquait en 2006 : «La plupart des études internationales indiquent que les plus fortes créations d’emplois doivent être attendues, d’une part, dans les postes de management et les emplois professionnels et techniques de très haut niveau, mais, d’autre part, également dans les emplois du secteur des services exigeant une qualification moyenne ou faible. Momentanément, en Flandre aussi, les emplois faiblement qualifiés du secteur des services sont encore fortement représentés» 16Sels et al. 2006. «Encore»… Mais trois ans plus tard, dans une note en date de mai 2009 que l’administration flamande adresse au (futur) nouveau gouvernement, le mot «encore» est déjà oublié. «Bien que les services marchands à haut degré de connaissance continuent de croître rapidement, nous ne pouvons négliger l’importance de l’emploi dans les services marchands moins exigeants en connaissances. En 2005, ces deux secteurs représentaient respectivement 35,1% et 53,8% de l’emploi dans les services marchands» 17Vlaamse Overheid 2009. La dizaine de pour-cent restants représente essentiellement les services financiers. Le rapport prévoit que d’ici 2013 les services marchands à haut degré de connaissance continueront de croître, mais exclusivement au détriment des services financiers. En d’autres termes, les services marchands à faible composante de «savoirs» (donc requérant des travailleurs peu qualifiés) ne verront pas leur volume diminuer d’ici 2013, mais augmenter. Le rapport poursuit en évoquant une «polarisation» des emplois : «Au niveau des compétences et niveaux de qualifications exigés, le secteur tertiaire est très dual. A côté d’emplois à haut degré de connaissance et bien rémunérés, il existe également beaucoup d’emplois faiblement qualifiés et mal payés. (…) Selon les projections de l’agence européenne Cédefop, cette tendance s’amplifiera à l’avenir. L’économie de la connaissance conduit à une croissance des emplois à haut niveau de connaissance, comme les managers et les professionnels hautement qualifiés. Mais d’un autre côté, le nombre de postes dans les ‘elementary occupations’ (emplois qui ne nécessitent pas ou peu de qualifications) continue d’augmenter : dans les 25 pays de l’UE, il est passé de 8,6% en 1996 à 10,9% en 2006 et on prévoit 11,8% en 2015)».

Le chercheur Maarten Goos a calculé qu’entre 1975 et 1999 le Royaume Uni avait connu une croissance des «petits boulots» (lousy jobs) «essentiellement dans les emplois faiblement rémunérés du secteur des services». Cette croissance, dit encore Goos, est certes moins forte que celle des emplois à très haut niveau de qualification (lovely jobs), mais entre les deux on assiste au déclin du nombre d’emplois intermédiaires (middling jobs) : travailleurs qualifiés dans les bureaux et l’industrie 18Goos 2003. C’est à Goos et à son collègue Alan Manning que l’on doit une jolie caractérisation du marché du travail qui, selon eux, se divise en «MacJobs and McJobs» (par référence, respectivement, à l’ordinateur fétiche de la marque Apple et aux fast-food McDonald’s)

Dans la plupart des autres pays industrialisés, la polarisation du marché du travail date des années 90. David Autor et ses collègues montrent par exemple qu’aux Etats-Unis, «pour les années 1980, les statistiques indiquent un déclin de l’emploi à faible niveau d’instruction et une croissance quasi-linéaire dans toutes les autres catégories. Par contraste, l’évolution de l’emploi dans les années 1990 est polarisée, avec la plus forte croissance dans les emplois très hautement qualifiés, la plus faible croissance dans les emplois à qualification intermédiaire et une croissance modeste dans les emplois faiblement qualifiés» 19Autor et al. 2006.

Même tableau en France où, durant la deuxième moitié des années 90, le volume des emplois non qualifiés est passé de 4,4 à 5,1 millions 20Chardon 2001. Enfin, aux Etats-Unis, les projections du département fédéral de l’Emploi prévoient que, parmi les postes de travail qui connaîtront la plus forte demande d’ici 2016, la moitié seront du type «short term on-the-job training» (formation de courte durée sur le tas) 21Shniper et Dohm 2007.

L’intérêt majeur des travaux de Autor et Goos est qu’ils expliquent, sur le plan théorique, comment cette dualisation du marché du travail est reliée, là encore, à la nature des innovations technologiques et en particulier des TIC. Il ne s’agit donc pas d’une évolution conjoncturelle, mais d’une tendance profonde, liée historiquement au développement des forces productives.

Les compétences à la rescousse

L’état de crise économique quasi permanent où se débat le capitalisme emmène ses porte-parole et ses défenseurs à exiger que l’on utilise mieux l’enseignement au service de la compétitivité des entreprises. Mais cette attente entre en contradiction avec l’étroitesse des marges budgétaires et donc l’impossibilité d’augmenter encore le coût des systèmes éducatifs.

Du début du XXe siècle jusqu’aux années 80, sous la pression des demandes du marché du travail, l’école secondaire conçue initialement pour les enfants de la bourgeoise s’était ouverte petit à petit aux fils et aux filles des familles populaires. Cette école-là a estimé devoir continuer de faire ce qu’en avaient toujours attendu les parents de la bourgeoisie : amener leurs enfants le plus loin possible. Aujourd’hui, continuer sur cette voie, ce serait du gaspillage, estime l’OCDE, car «tous n’embrasseront pas une carrière dans le dynamique secteur de la “nouvelle économie” – en fait, la plupart ne le feront pas – de sorte que les programmes scolaires ne peuvent être conçus comme si tous devaient aller loin» 22OCDE 2001. Vous avez bien lu : l’école et ses programmes ne doivent pas faire en sorte que tous aillent le plus loin possible. Ce serait, comme le disait Claude Thélot dans son grand rapport sur l’école française, commandité par Jacques Chirac, «une illusion pour les individus et une absurdité sociale, puisque les qualifications scolaires ne seraient plus associées, même vaguement, à la structure des emplois» 23Thélot 2004.

La question fondamentale qui se pose aux décideurs de l’enseignement dans les pays capitalistes avancés est donc la suivante : à quoi doivent ressembler les contenus et les pratiques d’éducation, en particulier pour les années d’école qui sont communes pour tous, si l’on veut que celles-ci répondent aux tendances lourdes des marchés du travail ?

L’approche par compétences intervient comme un élément importante de la réponse à cette question, parce qu’elle permet d’atteindre un triple objectif :

  • rapprocher le monde de l’enseignement du monde de l’entreprise ;
  • recentrer la formation, de la maternelle à l’université, sur les exigences premières du marché du travail : l’adaptabilité et la mobilité des travailleurs ;
  • résoudre la contradiction entre un enseignement largement commun (de l’école maternelle jusqu’à 12, 14 ou 16 ans, selon les pays) et un marché du travail de plus en plus polarisé.

Le premier point est évident et largement illustré plus haut. Dans son rapport pour la Fondation Roi Baudouin, Chris De Meerler le reconnaît sans ambage : «l’utilisation des compétences présente en tout cas l’avantage d’offrir un langage et un cadre conceptuel communs à l’enseignement et au monde de l’entreprise. Cela n’avait jamais été le cas.» 24De Meerler 2006.

Le deuxième point découle de la nature même de l’approche par compétences. L’élève y apprend davantage à «se débrouiller» face à une situation nouvelle plutôt qu’à acquérir une véritable maîtrise théorique des savoirs. Il arrive qu’un peintre, un plafonneur, un menuisier… doive monter ou démonter une prise de courant. Pourtant, un entrepreneur n’a que faire d’un ouvrier qui saurait interpréter le «voltage» comme une «variation de l’énergie potentielle dans un champ de forces»; en revanche, il attend de lui qu’il sache manipuler un nouveau modèle de voltmètre en lisant son mode d’emploi ou, mieux encore, sans avoir à le lire. Il n’a pas besoin de travailleurs qui comprennent le monde naturel ou social; il a besoin d’efficacité immédiate, dans des situations variées mais dans un champ limité de «familles de tâches». L’approche par compétences est sensée assurer cette capacité d’adaptation face aux mutations technologiques ou aux nombreux changements de postes et d’emplois en cours de carrière. Le raisonnement ci-dessus est encore plus vrai dans le domaine des services. Or, pour Andries de Grip, professeur à l’université de Maastricht, «la plus forte croissance d’emplois se situe dans le secteur des services. On y trouve de nombreuses fonctions où il s’agit moins de mobiliser des connaissances professionnelles précises, mais plutôt des compétences génériques comme la capacité d’analyse ou de communication» 25Mulder et all. 2008.

Grâce à l’approche par compétences, estime Perrenoud, l’élève sera «capable de mobiliser ses acquis scolaires en dehors de l’école, dans des situations diverses, complexes, imprévisibles » 26Perrenoud 1995. Pour Guy Le Boterf, expert en management et en développement des compétences et auteur de nombreux ouvrages et articles sur l’approche par compétences, il faut un enseignement qui «ne se limite pas à des savoir-faire ponctuels mais qui prenne en compte la capacité à gérer des situations professionnelles de plus en plus complexes et événementielles. Être compétent ce n’est pas seulement savoir exécuter une opération, mais c’est savoir agir et réagir dans un contexte particulier, c’est savoir faire face à l’imprévu, à l’inédit» 27Le Boterf, in Bosman 2000.

Pour le groupe de réflexion du Vlaamse Onderwijsraad, la flexibilité, l’adaptabilité et la polyvalence sont également les arguments-clés pour l’introduction d’un enseignement orienté sur le développement de compétences 28VLOR 2008b.

Instruire tous les élèves dans le latin, le calcul différentiel et l’histoire de la littérature, voilà qui est parfaitement superflu et donc, désormais, économiquement inadmissible. Ces savoirs «gratuits» ne sont d’aucune utilité sur le marché du travail. Quant aux savoirs techniques, aux qualifications professionnelles, ils sont trop éphémères, trop vite obsolètes, pour que cela vaille la peine d’encore les enseigner. C’est pourquoi, «l’approche par compétences vise à l’intégration de vastes connaissances professionnelles, de coopérations socio-communicatives, d’une pensée orientée vers la résolution de problèmes et de capacités autorégulatrices. Nous nous dirigeons vers des formations de base plus polyvalentes (…) Etre capable d’agir efficacement dans des contextes changeants exige que les processus d’apprentissages partent de situations réelles, de projets concrets». 29VLOR 2004 On retrouve, dans ce discours, «l’idolâtrie de la flexibilité» que Marcel Crahay critique dans l’approche par compétences 30Crahay 2005.

Dans les nouvelles relations de travail hyper-mobiles, hyper-flexibles, les vieilles qualifications professionnelles constituent un mode de régulation formation-emploi qui apparaît comme trop rigide. Là encore, les compétences semblent apporter la souplesse réclamée par les employeurs. En revanche, pour les travailleurs, « cette logique de la compétence, imposée sous prétexte de permettre aux entreprises de s’adapter plus rapidement, tend de plus en plus à détruire les formes de sociabilité qui existaient entre les employés» 31Elisabeth Dugué, citée par Crahay 2005.

Enfin, le troisième point tient au caractère flexible du concept de compétence lui-même. Il s’agit en effet de réduire les objectifs de l’enseignement obligatoire à ce qui devrait constituer le bagage commun de personnes qui occuperont des emplois situés aux deux extrémités de la hiérarchie du marché du travail, des emplois aussi différents qu’un ingénieur et un vendeur de hamburgers. Ce plus petit dénominateur commun, ce sont les compétences de base, dont différents organismes, comme l’OCDE et l’Union européenne, se sont attelés à établir la liste. On y retrouve systématiquement les éléments suivants :

  • capacité de communication dans la langue maternelle
  • capacité de communication dans une ou plusieurs langues étrangères
  • culture scientifique, technologique et mathématiqu
  • alphabétisation numérique (utilisation d’un ordinateur)
  • flexibilité et adaptabilité
  • esprit d’entreprise

Telles sont les compétences requises pour tous les travailleurs. En effet, les nouveaux emplois «non qualifiés», évoqués plus haut, font tous appel à ces compétences. Aujourd’hui, le travailleur réputé sans qualification doit pouvoir lire et écrire, effectuer une multiplication et une addition, baragouiner quelques mots d’anglais et de néerlandais, utiliser un traitement de texte, effectuer une recherche sur Google, transférer un fichier sur une clé USB, s’exprimer poliment, faire la conversation aux clients, posséder un permis de conduire et trouver sa route avec un GPS. On attend aussi de lui qu’il ait l’esprit d’entreprise et le sens du travail d’équipe, qu’il soit disponible le week-end, qu’il sache se serrer la ceinture, qu’il puisse prendre des initiatives quand c’est nécessaire, qu’il n’en prenne surtout pas quand il ne faut pas, qu’il soit discipliné au travail, qu’il fasse copain-copain avec son supérieur lors du barbecue de fin d’année et qu’il y apprenne avec le sourire qu’il sera viré à la rentrée.

L’approche par compétences, le travail sur des projets de mini-entreprises scolaires et le recentrage sur les compétences de base énumérées ci-dessus doivent transformer les travailleurs «non qualifiés» en ces espèces de «bonnes à tout faire» du marché du travail. Leurs compétences de base éparses, partagées par tous, ne devront pas être reconnues comme telles sur le marché du travail, ni donc valorisées. Actuellement, selon la Commission européenne, 75 millions de travailleurs européens (soit 32%) ne possèdent pas ces compétences de base. Dès lors, ils restent en marge du marché du travail et ne participent pas à la rotation rapide de la main d’œuvre. Si demain le réservoir dans lequel on peut puiser les «travailleurs non qualifiés mais compétents» augmentait de 75 millions d’unités, imaginez les pressions que les employeurs pourraient exercer sur les salaires et les conditions de travail… Comme le note une étude du consultant britannique «London Economics», agissant ici comme conseiller de la Commission européenne : «Pour un niveau de demande donné, correspondant à un certain type de compétences, l’augmentation de l’offre de ces compétences-là résultera en une baisse des salaires réels pour tous les travailleurs qui en disposaient déjà» 32CEC 2005.

La formulation des compétences de base ne signifie évidemment pas que personne ne devrait aller au-delà. Une partie importante des futurs travailleurs devra poursuivre des études en vue de l’acquisition de qualifications de haut niveau. Et les élites sociales continueront aussi de s’assurer que leurs propres enfants aient accès à la formation humaniste qui leur offrira la capacité de diriger le monde. Mais cela se fera en partie en dehors de l’école et en partie dans les écoles qui sont aujourd’hui déjà réservées aux élites. Là encore, l’approche par compétences prend toute son importance puisque son caractère flou, imprécis, permet justement d’interpréter les mêmes programmes de façon extrêmement variable (voir plus loin : «Des programmes qui divisent»).

A quoi sert l’école ?

Marcel Crahay, qui fut pourtant jadis l’un des défenseurs de l’introduction des compétences dans l’enseignement francophone belge, écrit aujourd’hui : « la logique de la compétence est, au départ, un costume taillé sur mesure pour le monde de l’entreprise. Dès lors qu’on s’obstine à en revêtir l’école, celle-ci est engoncée dans un habit trop étriqué eu égard à sa dimension nécessairement humaniste. Il est urgent que l’école se dégage de l’emprise de l’économisme qui s’insinue dans tous ses rouages, intellectuels et organisationnels» 33Crahay 2005.

Car au fond, que nous demande-t-on ? D’appauvrir l’enseignement, d’en réduire les objectifs à une demi-douzaine de «compétences de base». Et au nom de quoi ? Des besoins d’un système économique dont la faillite est patente et la fin irrémédiable, quoiqu’imprévisible. La question qui se pose aujourd’hui à l’humanité n’est plus : «l’économie capitaliste a-t-elle un avenir ?». Mais seulement : «par quelles violences, quelles souffrances nous faudra-t-il encore passer pour mettre fin à ce système ?» Et pour l’école, la question pertinente n’est donc pas «de quels savoirs armer les jeunes pour être compétitifs dans cette économie, pour être les plus forts, pour écraser les autres», mais bien : «quels savoirs et quelles valeurs leur seront nécessaires afin de sortir le monde des crises économiques, climatiques, écologiques, énergétiques, alimentaires, sociales, culturelles… qui s’enchaînent avec une force toujours redoublée ? Quels savoirs et quelles valeurs l’éducation doit-elle transmettre — et à qui les transmettre ? — pour accélérer la fin d’un ordre économique et social anarchique et inique, qui conduit l’humanité à la ruine ?». La réponse à cette question-là ne réside pas dans l’approche par compétences mais avant tout dans une solide formation générale et polytechnique.

Cet article fait partie d’un dossier publié dans L’école démocratique, n°39, du mois de septembre 2009. Il peut être téléchargé intégralement au format PDF en cliquant ici : APC_Mystification.pdf

Pour poursuivre la lecture de ce dossier: « Mobiliser, sans connaitre ni comprendre »

References[+]

Nico Hirtt est physicien de formation et a fait carrière comme professeur de mathématique et de physique. En 1995, il fut l'un des fondateurs de l'Aped, il a aussi été rédacteur en chef de la revue trimestrielle L'école démocratique. Il est actuellement chargé d'étude pour l'Aped. Il est l'auteur de nombreux articles et ouvrages sur l'école.