Propositions pour un nouveau décret mixité

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La régulation des inscriptions dans le secondaire a clairement été l’un des sujets importants de la législature communautaire qui s’achève. Le sujet a été mis sur la table, il a fait débat. Le Gouvernement a reculé et il renvoie la patate chaude au prochain gouvernement qui devra se pencher rapidement à cette question. Plusieurs organisations ont souhaité se concerter et travailler de concert afin, d’une part, de mettre le doigt sur les problèmes issus de l’absence de régulation des inscriptions en Communauté française (discrimination, enseignement inégalitaire, faiblesse de démocratisation de l’enseignement supérieur) et, d’autre part, de proposer des pistes pour avoir (enfin) une régulation efficace des inscriptions dans le secondaire.

Nous sommes des organisations qui oeuvrent dans des domaines très différents mais nous sommes unis par les mêmes constats : notre système d’inscriptions génère des inégalités.
A un mois des élections régionales, nous voulons interpeller les partis politiques sur cette problématique. Nous voulons également peser sur le prochain gouvernement afin d’éviter de retomber à une absence ou une mauvaise régulation des inscriptions.

La problématique des inscriptions sur le terrain

Les détracteurs des décrets successifs «inscriptions» et « mixité sociale »  ont réussi à faire croire que les problèmes d’inscriptions sont nés avec lesdits décrets. Cela relève autant de l’exploit que de l’imposture. En effet, depuis des années, la problématique des inscriptions recèle de lourdes injustices, des pratiques discriminatoires et arbitraires. Pour beaucoup d’étudiants issus de familles modestes et/ou issues de l’immigration, le parcours des inscriptions scolaires est semé d’embûches, de vexations et d’humiliations. Aujourd’hui cette humiliation s’est encore approfondie, du sentiment que cette réalité n’interpelle personne. Il semblerait qu’il existe une sorte de destin qui réserve à certains « l’excellence » et à d’autres « les écoles poubelles».

Les enquêtes Pisa l’ont révélé sans fard : notre système scolaire est marqué par sa dualité et par le fait qu’il génère l’échec scolaire. En l’état actuel de la situation, l’école que nous voulions vecteur d’émancipation sociale est en passe de devenir l’un des plus puissants facteurs d’exclusion sociale.
Par un astucieux tour de passe-passe, les enjeux du décret et l’état de notre système scolaire n’ont plus fait débat. On nous a donné à voir jusqu’à saturation des files et des boules de Lotto. Dans un même mouvement, ont a abondamment été relayés le mal être, voire l’inquiétude de parents majoritairement issus de milieu favorisé. L’arbre inquiet a caché la forêt des injustices.
Alors aujourd’hui, nous nous faisons un devoir de porter témoignage d’une réalité restée muette, invisible.

Depuis de nombreuses années déjà, nous accueillons au quotidien, des jeunes et des familles blessés dans leur rapport à l’école. Ceux-ci nous racontent combien il peut être périlleux de faire valoir son choix d’une école.

C’est une maman qui m’explique, que maîtrisant mal le français, elle s’est fait éconduire au secrétariat et n’a pu obtenir de rendez-vous avec la direction. Sa demande d’inscription n’a évidemment jamais été prise en compte puisqu’elle n’existe pas administrativement.
Cette maman blessée s’est sentie diminuée face à son enfant.

C’est un jeune garçon en demande d’inscription en 4ème année qui s’entend répondre qu’il n’y a plus de place dans l’école, mais qui apprend quelques jours plus tard, qu’un voisin a été inscrit, après que lui-même ait essuyé un refus. Venu se renseigner sur ses droits auprès d’Infor Jeunes, nous lui apprenons qu’en tout état de cause l’école à l’obligation de lui délivrer une attestation de refus d’inscription. Le jeune devient fou de rage, l’école l’a berné, l’école lui a menti.

Ce sont encore des parents qui nous disent avec leurs mots, que le directeur les a reçu mais qu’il les a découragés … « vous savez, votre enfant, je dis cela pour son bien, il ne va pas se sentir bien ici, les enfants peuvent-être méchants, il est trop différent …ou encore une maman qui a fait des pieds et des mains pour inscrire son enfant dans une école dite réputée, qui y est parvenue, mais consternée, constate que pour se faire accepter, son enfant s’invente des vacances en Grèce, pays qu’il n’a jamais visité.

Ce sont d’autres parents encore, nombreux, qui nous expliquent que la direction de l’établissement a attiré leur attention sur le coût des voyages de fin d’études. Ceux-ci sont parfois prohibitifs. Ces efforts financiers ne sont pas à la portée de tous.

Les témoignages que nous avons reçus sont multiples. Ils ont tous néanmoins des points communs. Les parents, les jeunes, après avoir affronté des refus d’inscriptions, font état de leur désarroi, du sentiment de rejet et d’impuissance qui les animent. Beaucoup disent s’être sentis humiliés, méprisés, voire diminués dans leurs rôles de parents.
Nous sommes convaincus que l’on sous-estime fortement l’impact de ce « traumatisme ».
En effet, l’imaginaire des parents investi encore l’école d’espoir et de futur. Que l’on y prenne garde, s’il est un rôle dans lequel l’Etat est encore attendu en milieu populaire, c’est bien dans sa fonction d’éducation.
Alors, me direz-vous, pourquoi un tel silence, pourquoi une telle apathie ?
D’une souffrance et d’une humiliation vécue en terme individuel, il semble encore difficile à ce jour d’accéder à une parole collective, à des revendications.
Nombres de ces familles ne bénéficient ni de réseaux sociaux étendus, ni du bagage culturel leur permettant un accès facile à la parole publique et aux médias.

Aujourd’hui, le débat sur l’enseignement est dominé par des concepts, qui de prime abord semblent éminemment « sympathiques». Tel que l’autonomie des écoles, le choix d’un projet pédagogique adapté à l’enfant et le libre choix des parents. Toutefois, déclinés en matière d’inscriptions, ces mêmes concepts présentent un visage nettement moins souriant. Laissé à l’appréciation des directions, l’expérience l’indique à souhait, l’inscription dans une école relève trop souvent du pouvoir discrétionnaire de la direction, du fait du prince.

La liberté, tant qu’elle n’est que l’apanage de quelques uns, s’appelle privilège.

« Inscriptions », « mixité sociale », pourquoi il faut continuer sur cette voie…

Les témoignages que l’on peut entendre sur les conséquences de la situation où il n’y avait absolument pas de régulation dans les inscriptions sont saisissants. Ils sont confirmés par des statistiques sérieuses. Ainsi, selon les chiffres de PISA 2003, 59% des chefs d’établissements disent qu’il leur arrive parfois de prendre en compte les résultats antérieurs des élèves pour l’admettre ou non dans leur école. Parmi ceux-ci, 17% disent exiger systématiquement un certain résultat avant d’accepter un élève. Même dans le cadre du décret « missions », ces motifs de refus d’inscription sont tous simplement illégaux.

C’est pour lutter contre cette situation que la Ministre Arena a instauré une réelle procédure d’inscription (notamment en interdisant l’inscription avant une certaine date et en obligeant les établissements à acter les demandes d’inscription dans un registre).

Bien qu’aucune évaluation de l’impact du décret « inscriptions » n’ait pu être réalisée, la tentative était, pour nous, imparfaite. Ainsi, une forme de discrimination sociale s’était maintenue entre les familles qui peuvent se permettre de s’absenter un jour ou deux de leur travail (ou de payer quelqu’un pour faire la file à leur place) et celles qui ne le peuvent pas. En ce qui concerne le décret « mixité », ses rédacteurs n’avaient pas prévu le cas d’inscriptions multiples, de nombreuses familles, inscriptions qui ont créé un effet temporaire de pénurie de places disponibles.

Toutefois, ces deux décrets ont remis sur la table un sujet important : la question de la mixité sociale au sein des écoles. Pour nous, il nous paraît clair que le prochain Gouvernement ne pourra revenir à la situation du décret « missions ». Même si certains voudraient nous faire croire que « la mixité ne se décrète pas » ou « qu’il faut d’abord relever le niveau de chaque école », il s’avère que de nombreux systèmes d’enseignement européens sont plus égalitaires et plus efficaces que celui de la Communauté française. Dans tous ces systèmes, il y a une régulation des inscriptions. Plusieurs études sérieuses en Communauté française ont démontré le lien qui existe entre la ségrégation scolaire (c’est-à-dire surreprésentation de jeunes d’origines modestes dans certains établissements et sous représentation de ces mêmes jeunes dans d’autres établissements) et l’inégalité de notre système d’enseignement.

Les partis politiques francophones veulent repartir d’une feuille blanche pour adopter rapidement un nouveau système de régulation des inscriptions. Nos cinq associations se sont unies pour porter un message commun : nous ne voulons pas du système du décret « missions », nous voulons une régulation des inscriptions. Nous nous sommes mis d’accord sur des pistes qui, selon nous, devraient guider le législateur afin de permettre de rendre l’école en Communauté française plus égalitaire et plus efficace.

Pistes pour un nouveau décret « mixité ».

Inscriptions centralisées

Nous voulons qu’une instance assure une gestion centralisée des inscriptions à l’entrée du secondaire. Une centralisation de la gestion des inscriptions nous paraît essentielle afin d’éviter les stratégies de contournement adoptées par certains parents notamment avec le décret « mixité » (inscription multiple). Cette centralisation permet également à la régulation des inscriptions d’atteindre plus facilement l’objectif de la mixité sociale puisque l’instance se place à un niveau macro ou meso plutôt que le niveau micro des établissements scolaires.

Cette gestion centralisée ne signifie pas que tout doit être décidé au sein du siège de l’administration de la Communauté française. Au contraire, nous pensons qu’il faut une instance d’inscription pour chaque bassin scolaire afin d’être plus proche du terrain et de ne pas surcharger l’administration centrale.
Bien que l’administration doive observer une stricte neutralité philosophique dans l’attribution des places, nous pensons qu’il serait pertinent de prévoir un mécanisme spécifique afin d’éviter qu’un réseau ne soit lésé dans les propositions de place d’une instance zonale. Ainsi, tout problème pourrait être évité en fixant comme règle que les propositions d’inscriptions d’une instance doivent couvrir un pourcentage de places disponibles égal pour chaque établissement, pourcentage qui doit correspondre au ratio entre l’offre et la demande de places au sein d’une zone. Par exemple, si, au sein d’une zone, le nombre d’élèves en sixième primaire correspond à 94% des places disponibles de l’ensemble des établissements de la zone, l’instance doit faire des propositions aboutissant à remplir 94% des places disponibles de chaque établissement.

1re phase : Critère géographique et socio-économique

Concrètement, cette instance propose une place à chaque enfant inscrit en sixième année primaire dans un établissement du bassin scolaire. Les critères pris en compte pour la proposition de place sont d’ordres géographique et socio-économique. Le but est de mélanger des élèves, situés dans un certain rayon autour de l’école, et d’origine socio-économique différents.
Tout en respectant donc ce libre choix, notre proposition va davantage rééquilibrer la composition des écoles que les décrets « inscriptions » et « mixité ». En effet, alors que ces deux décrets se limitent à rendre davantage transparent et juste le choix d’un établissement, notre système quant à lui agit a priori, précédant ainsi la liberté de choix des parents. Ce qui fait qu’il produit également des effets dans les zones où il n’y a pas de problème de places disponibles mais où une forte ségrégation scolaire existe. En effet, les tentatives de régulation des inscriptions ont pu faire croire que le problème de la mixité était limité à Bruxelles et dans le Brabant wallon puisque c’est là que les difficultés pratiques de l’application des décrets ont été les plus fortes.

Toutefois, le problème de la ségrégation scolaire ne se limite pas à ces zones. Tant dans les grands centres urbains (Charleroi ou Liège) que dans les petites villes, il y a souvent plusieurs écoles assez typées quant à leur public. Il n’y a que dans certaines régions très rurales (assez rares chez nous) où le problème ne se pose pas vraiment. Le système que nous proposons ne changera toutefois pas la situation de ces régions rurales, il changera par contra fortement celle des autres zones car un grand nombre de parents accepteront la proposition de l’instance étant donné d’une part, que l’établissement proposé sera proche du domicile et, d’autre part, qu’il n’y aura plus d’incitant à s’inscrire dans un établissement socialement homogène puisque, par hypothèse, ce genre d’établissement n’existera plus.

2e phase : trois choix, par ordre de préférence

Comme les décrets « inscriptions » et « mixité », nos pistes s’insèrent dans le cadre de la liberté d’enseignement, consacrée à l’article 24 de la Constitution. Bien qu’une régulation serait probablement davantage efficace en dépassant ce principe, nous sommes conscients que si le prochain gouvernement doit adopter un nouveau système en début de législature, il ne pourra en même temps lancer et conclure un débat sur le libre choix de l’établissement.
Les parents auront donc la possibilité de refuser la proposition de l’instance. A partir d’une certaine date, une seconde phase d’inscriptions sera organisée pour les parents qui ont refusé la proposition qui leur avait été faite. Il y a de grandes chances que cette phase ne concerne en réalité qu’un très petit nombre de parents vu que la plupart feront usage de leur priorité.
Lors de la deuxième phase, les parents concernés devront soumettre, à l’instance de leur bassin scolaire, trois choix d’école, par ordre de préférence. En fonction de ces préférences, l’instance attribuera les places disponibles. Si l’ordre des préférences ne permet pas de départager certains parents, l’instance fera usage d’un tirage au sort.

Les quelques pistes que nous proposons pour réguler les inscriptions dans le secondaire nous semblent réalistes. Il est vrai qu’elles s’éloignent de la culture du quasi-marché à laquelle nous sommes habitués en Belgique. Toutefois, elle demeure moins centralisatrice que d’autres systèmes européens (comme la France et les pays scandinaves).

Il est possible qu’une situation de mixité sociale pose des difficultés pédagogiques à certains professeurs qui ne sont pas habitués à cette situation. La mise en place de nos propositions s’accompagne donc d’un accompagnement des enseignants, c’est-à-dire une formation, initiale et continuée, à la mixité sociale. Certains exemples étrangers démontrent que cette adaptation à la mixité sociale n’est pas un obstacle insurmontable. Ainsi, aux Etats-Unis, des recherches sur les classes hétérogènes montrent qu’il n’a fallu que six mois au corps professoral, grâce à un accompagnement efficace, pour s’adapter à cette nouvelle réalité.

Nos propositions concernent uniquement le cas de l’entrée dans le secondaire. Il s’avère toutefois que le fossé entre les élèves se creuse dès l’enseignement primaire voire au sein de l’enseignement maternel. Néanmoins, le débat public de cette législature a essentiellement porté sur le secondaire. C’est également le mode régulation des inscriptions du secondaire que le prochain Ministre de l’enseignement devra prioritairement régler. Cette approche ne manque pas de pertinence. En effet, il s’avère qu’en Communauté française, le fossé entre les résultats des élèves entre l’enseignement primaire et secondaire se creuse de manière spectaculaire alors que, dans les pays scandinaves, ces différences pour les élèves du primaire, différences parfois plus élevés qu’en Communauté française, se résorbent fortement.
Il n’en demeure pas moins qu’après l’enseignement secondaire, il faudra s’attaquer à la régulation des inscriptions dans le primaire. Il faudra également régler la question de la constitution de classes. Si l’existence de classes hétérogènes présuppose l’existence d’écoles socialement mixtes, seules ces classes permettent réellement de lutter contre la ségrégation scolaire.