Les subtils poisons du libéralisme

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Dans l’ouvrage que nous avons publié aux éditions de l’Aube en mai 2008 avec Philippe Meirieu, nous expliquions dans un rappel historique synthétique que notre Ecole Publique a connu un grand virage en 2002, virage fortement accentué en 2005 avec M. de Robien et conforté avec une certaine arrogance en 2007 avec M. Sarkozy et M. Darcos. Nous sommes passés d’une ère où, dans le respect d’une certaine continuité républicaine, avec une droite encore marquée par le gaullisme, on a recherché les moyens de transformer l’école, à une ère où la réduction de l’investissement de l’Etat et la domination des milieux conservateurs ont favorisé la libéralisation progressive du système.

La mobilisation des enseignants qui ont su surmonter la résistance au changement qui leur est facilement attribuée, avait permis une spectaculaire démocratisation quantitative du système. La prise de conscience de la nécessité de nouveaux efforts pour réussir la démocratisation qualitative était réelle. Elle aurait pu se traduire dans la vie des établissements si l’on avait réfléchi davantage à la régulation des réformes engagées, aux conditions de la mobilisation des enseignants, aux éléments garantissant l’appréhension des questions d’éducation par l’ensemble des citoyens. L’Ecole est loin d’avoir tout raté, contrairement à ce que tant de procureurs ont pu dire et écrire. La référence lancinante aux 15% d’élèves en difficulté en lecture en 6ème , slogan facile, n’a pas de sens si on ne la rapporte pas à la massification de l’accès au second degré (15% de 1000 élèves entrant en 6ème sont quand même différents de 15% de 100 000) et si on ne la rapporte pas aux performances des élèves dans la situation initiale. On oublie toujours de dire que si l’Ecole s’est engagée depuis 1969 dans la rénovation pédagogique et dans la recherche d’une plus grande efficacité, c’est bien parce que les performances du système à cette époque étaient notoirement insuffisantes par rapport aux enjeux nouveaux d’une société en évolution, l’Ecole de Jules Ferry ayant été au bout de ses capacités. Aussi, le discours nostalgique de retour aux fondamentaux comme s’ils avaient été oubliés ou rejetés, la plaidoirie pour le retour à l’école de nos grands parents sont, osons le dire, parfaitement stupides. Aucun système en évolution ne peut trouver les solutions à des problèmes actuels ou futurs en reprenant des recettes qui ont échoué hier. On ne conteste pas que ces recettes ont été relativement efficaces avant-hier, mais c’était dans un contexte très différent, élitiste, ségrégationniste, avec des ambitions limitées.

En fait, le virage vers le système libéral est antérieur à 2002. On peut le situer déjà au début des années 1990, peu de temps après la promulgation de la loi d’orientation dite loi Jospin. Cette loi aura marqué l’histoire de l’Ecole. Elle est venue à la fois formaliser la rupture avec le « système Jules Ferry » qui agonisait et inscrire l’Ecole dans la perspective du 21ème siècle. C’est une belle loi, forte, progressiste, fondée sur une vision de l’Homme et de la société. Contestée par les milieux les plus réactionnaires obsessionnellement accrochés à la transmission de contenus disciplinaires classiques, elle validait les efforts entrepris par l’Ecole pour se réformer, et donnait un cadre cohérent au foisonnement des tâtonnements, des innovations, des recherches des mouvements pédagogiques. Une belle loi que la droite s’était gardée de casser lors des alternances électorales avant 2002. Mais une loi qui a été rapidement abandonnée, par ses propres auteurs ou leurs amis, comme s’ils regrettaient d’avoir eu de l’audace. Pas de pédagogie de la réforme. Pas d’évaluation / régulation. Pas d’accompagnement. Pas de discours volontariste et mobilisateur. Pas de campagne d’information objective de l’opinion publique. Les mesures nouvelles prises après 1990 ont été plaquées sans jamais être situées par rapport aux finalités et aux enjeux de la loi de 1989. Pas un mot clair et explicite dans les plateformes électorales des présidentielles du candidat Jospin lui-même. Et lors du grand débat sur l’école, piloté par Claude Thélot, personne pour faire le point sur cette loi comme si la page était tournée depuis longtemps déjà. Faute de courage politique, par une frilosité électoraliste bien lisible, par la force du conservatisme qui traverse les frontières des partis, la loi de 1989 a été abandonnée dans les faits et dans l’esprit et le subtil poison du libéralisme pouvait commencer à se répandre sans véritable contre projet, sans alternative.

La voie était libre pour la construction d’un système libéral, pour la marchandisation de l’école, pour la mise en œuvre d’une terrible destruction de l’Ecole de la République à la française que l’on constate aujourd’hui et dont on ne mesurera les conséquences que dans 10 ou 20 ans. Point n’est besoin d’être grand expert pour prévoir que la politique actuelle ne pourra qu’accroître les inégalités, l’échec scolaire, la violence, tout en renforçant le sentiment de fatalité et la résignation chez les pauvres et l’illusion d’avoir fait tout ce qu’il était possible de faire chez les décideurs.

L’idée de projet éducatif démocratique au cœur d’un projet de société moderne étant abandonnée, oubliée par les uns, laissée soigneusement sous le boisseau par les autres, la force de la question des moyens est venue occulter complètement les vrais problèmes. Non pas que les suppressions et les créations de postes, la réduction ou l’augmentation des moyens matériels, des crédits pédagogiques, le financement ou non de dispositifs soient négligeables, c’est évident. Comme je l’écrivais dans un petit conte publié sur plusieurs sites pédagogiques, on ne fera croire à personne qu’il est possible de faire avec un seul bras ce que l’on n’était pas capable de faire avec deux. Mais en focalisant toujours les actions sur les moyens, en livrant les questions d’éducation aux techniciens, tous imprégnés de la culture du second degré classique qui leur a si bien réussi, on a peu à peu entériné l’oubli de l’idée d’un projet éducatif inscrit dans un projet de société. Les combats pour les moyens ont parfois, souvent, permis de cacher le vide de la pensée, de dissimuler le refus des réformes nécessaires, de surmonter les divisions syndicales. Il est facile de se mettre d’accord pour descendre tous ensemble dans la rue pour protester contre les suppressions de postes d’enseignants. Il est impossible de regrouper les mêmes pour promouvoir un projet éducatif global nouveau. Il est possible de demander aux parents de s’enchaîner aux grilles des écoles pour s’opposer à une fermeture de classe. Il est actuellement impossible de mobiliser les mêmes pour exiger une autre approche de la place de l’école dans la cité.

On a fait le jeu des libéraux en s‘engouffrant dans le seul combat sur les moyens. Les libéraux l’acceptent et l’assument d’autant mieux qu’avec la puissance de l’accompagnement médiatique dont ils disposent, ils réussissent à convaincre que la réduction de la dépense publique et des déficits n’est pas choquante, surtout en période de crise, et que les petites mesures ultra libérales qu’ils prennent, comme le soutien, sont marquées au coin du bon sens. Ils l’acceptent et l’assument d’autant mieux qu’il leur permet de ne pas afficher leurs a priori et leurs ambitions idéologiques. Ils peuvent avancer masqués, se payant même le luxe d’accuser les autres de parti pris idéologique, l’absence de projet alternatif leur permettant d’échapper au débat idéologique public. Toutes les politiques mises en œuvre sont fondées sur une conception libérale de la société mais face au vide, on peut les affubler des oripeaux du pragmatisme. Les poisons subtils se répandent…

On fait le jeu des libéraux en faisant l’impasse sur l’exigence de globalité pour l’éducation. L’éducation ne peut plus, ne pourra plus, se développer dans une perspective moderne et démocratique, si on persiste à isoler l’école de son contexte et de tous les autres acteurs de la société de la connaissance. La réduction de la semaine scolaire sans traiter le vrai problème qui est celui de la journée scolaire, l’organisation du soutien dans la précipitation sans prendre la mesure d’un projet éducatif global avec les collectivités et les mouvements d’éducation populaire sont des illustrations des tendances libérales actuelles, mais les combats engagés ne traitent pas de la question. Les associations éducatives complémentaires de l’enseignement ont été associées au mouvement unitaire du 20 novembre, elles ont renforcé les défilés des syndicats d’enseignants. Menacées par la suppression des postes d’enseignants détachés et par la réduction de leurs subventions, elles ont trouvé leur place dans la logique… quantitative. Encore que, dans ces circonstances, les associations éducatives comme les parents d’élèves apparaissent plus comme des organisations solidaires des revendications des enseignants que comme porteuses de revendications spécifiques ou porteuses d’un projet éducatif partagé. C’est, comme toujours, la solidarité avec le monde enseignant qui a été mise en évidence et exploitée, pas du tout l’importance de l’éducation populaire dans une conception globale de l’éducation et d’une responsabilité partagée. L’enjeu fondamental, un projet éducatif progressiste, cohérent, n’était pas la priorité des actions engagées, et, hors les responsables des mouvements d’éducation populaire, notamment ceux de la Ligue de l’Enseignement, personne n’en a parlé. Les poisons du libéralisme peuvent continuer à se répandre…

Le pouvoir a beau jeu d’ailleurs de poursuivre sur le terrain des moyens en entretenant la brume sur l’idéologie. Quand le ministre affirme que, contrairement à ce qui est dit dans l’opposition, il entend accroître le financement des actions complémentaires … mais que les financements ne seront attribués que sur projets, il injecte un autre poison libéral, et faute de contre projet, il peut le faire avec succès. Les procédures de financement sur projets, à l’année, sont extrêmement dangereuses. Cette question mériterait une vraie réflexion et une sérieuse négociation avec l’Etat … et avec les collectivités territoriales, mêmes celles tenues par des élus progressistes. Financer des actions à l’année avec des critères d’évaluation des projets très difficiles à mettre au point objectivement, peut être un poison très violent. Il favorise la compétition et la concurrence entre associations, même entre associations partageant les mêmes valeurs. J’observe déjà cette tendance dans ma région : des associations progressistes, historiques, sont visiblement prêtes à se lancer dans les lois du marché, dans les techniques du dumping, pour se sauver et tuer les autres. Ce serait une grande victoire du libéralisme qui consisterait à réussir la mise en œuvre de ses objectifs en ayant pour effet collatéral de détruire le secteur associatif et à ouvrir encore davantage le champ de l’éducation populaire, du péri scolaire, au secteur marchand. Cette approche des procédures de financement est totalement contradictoire avec le concept même d’éducation. L’éducation ne peut progresser, évoluer, réussir qu’avec le temps. Rien ne peut se mesurer à l’année, ni les performances des élèves, ni celles du système. Si l’on veut vraiment transformer le système, il faut inscrire les réformes dans la durée. On revient donc encore à la question du projet éducatif inscrit dans un projet de société avec des objectifs à échéance de 10 ou 15 ans, avec des actions complémentaires financées dans le cadre de contrats sur des durées minimales de 3 ou 5 ans avec des modalités d’évaluation/régulation définies en concertation.
Il est clair que les politiques éducatives portées par le pouvoir actuel vont bien au-delà d’une simple volonté de faire des économies dans le domaine de la dépense publique, bien au-delà de la victoire des conservateurs et des groupuscules qui gravitent autour de SOS Education, bien au-delà des discussions entre experts et techniciens qui, penseurs de l’existant, sont souvent incapables de penser ce neuf dont nous avons besoin, englués qu’ils sont dans l’aménagement de l’ancien.

Les luttes actuelles sont parfaitement légitimes et fondées. Tous ensemble, tous ensemble, tous ensemble ! Oui ! Oui !

Oui, bien sûr, mais ces combats n’auront réellement de sens et d’impact, de chances d’aboutir que s’ils portent sur un projet politique ambitieux, mobilisateur, sur une vision de l’Homme et de la société.
Nous en sommes encore loin. Mais il n’y a pas encore de raison de désespérer
De beaux projets alternatifs existent, certains depuis longtemps comme le projet d’école fondamentale de la grande FEN que l’on a eu tort de ne pas porter, certains avec une approche globale passionnante comme celui de la Ligue de l’Enseignement, certains avec l’indispensable remise à l’ordre du jour de la pédagogie comme ceux des mouvements pédagogiques, d’autres avec des éclairages forts sur des questions que les frilosités électoralistes avaient laissé dans l’ombre…

Il suffirait de presque rien… Du courage politique. De l’ambition pour notre pays et notre société. Et des catalyseurs…