Bologne : à quelle sauce serons-nous mangés ?

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Depuis le démarrage du processus de Bologne, il y a plus de 5 ans déjà, on en parle à toutes les sauces. Mais souvent pour mieux cacher l’essence même du processus. Qu’en est-il finalement ? Nous tentons d’y répondre brièvement dans cet article[[Une analyse plus fouillée du processus se trouve dans l’Etude Marxiste n°56 disponible en ligne sur le site : www.marx.be]].

Bologne c’est quoi alors ?
C’est le processus qui correspond à l’ensemble des réformes [et projets de réformes] de l’enseignement supérieur européen entamées depuis la Déclaration de Bologne. Celle-ci a été signée par 29 ministres européens de l’enseignement supérieur en juin 1999 à Bologne. Mais concrètement qu’est-ce que Bologne va changer ?
De manière directe et visible, Bologne va permettre que partout en Europe les cours soient organisés selon la même structure. On retrouvera partout la structure bama pour bachelor-master. Les bachelors constitueront un cycle de trois ans d’étude avec à la clé un diplôme directement utilisable pour chercher un boulot. Le master correspondra à un cycle de minimum 2 ans qui sera accessible, dans le meilleur des cas, aux étudiants ayant réussi leur bachelor. Bologne veut aussi organiser les études avec un système de crédit-cours qu’on pourra conserver et faire valoir dans d’autres universités. Par différentes mesures encore (supplément diplôme, coopération pour développer des critères de qualité commun, etc.), l’objectif global de Bologne est d’améliorer la comparabilité entre tous les systèmes d’enseignement supérieur en Europe. Le but est, par exemple, d’être capable de comparer facilement un diplôme de sciences politiques en Belgique et en Espagne…et pouvoir juger alors la ‘qualité’ de chaque diplôme. Nos ministres expliquent constamment que toutes ces mesures faciliteront la mobilité des étudiants dans un grand espace européen de l’enseignement supérieur. Elles permettront aussi, selon eux, une grande transparence sur les compétences et connaissances acquises par chaque étudiant européen au cours de son cursus. Mais alors Bologne c’est génial ?

Le capitaine Crochet éclaire notre lanterne…
« L’instauration du processus de Bologne marquera l’histoire de l’université européenne. Sa mise en œuvre (…) oblige les universités à s’évaluer, à se comparer, à ajuster leurs programmes, à nouer des alliances. Selon certains experts, seul un nombre limité d’institutions survivront en tant que grandes universités de recherche, où s’inscriront en maîtrise les meilleurs étudiants et où seront recrutés les meilleurs professeurs. Les universités prennent conscience de la concurrence ; dans certains pays, de l’aveu même de leurs dirigeants, elles se voient obligées de répondre aux “exigences du marché” pour être bien classées. »[[Marcel Crochet, recteur de l’UCL à l’occasion du discours de rentrée | 15 septembre 2003]] Voilà comment Marcel Crochet, recteur de l’Université catholique de Louvain, s’exprimait il y trois ans. Cette citation incite à réfléchir.
Bologne est en fait, derrière la façade, un processus qui permet d’organiser une compétition (« la concurrence ») entre toutes les offres d’enseignement supérieur à l’échelle européenne. Pour qu’une compétition marche bien, il faut que tout le monde suive les mêmes règles du jeu. Et bien Bologne c’est l’uniformisation des règles du jeu à l’échelle européenne. Et alors ? Quel est le problème ?

Les derniers seront…les derniers.
Dans toute compétition il y a des vainqueurs et des vaincus. Des forts et des faibles. Dans le cas qui nous intéresse, cela veut dire des universités de top-niveau et des universités, hautes-écoles de 2ème, 3ème, 4ème catégorie. C’est exactement le système à l’américaine où il y a quelques universités de top niveau « où s’inscriront en maîtrise les meilleurs [ou les plus fortunés, n.d.l.a.] étudiants et où seront recrutés les meilleurs professeurs ». Notons, à titre indicatif, que le minerval annuel dans une université de top niveau aux USA s’élève à plus de 25.000 €.
Hiérarchiser l’enseignement, en plus de dégager des universités de top niveau capables d’empêcher la fuite de cerveaux, aura pour but de hiérarchiser encore plus le marché du travail, les salaires et les conditions de travail qui l’accompagnent.
A partir de là, on comprend que la « mobilité » annoncée par Bologne va surtout et rapidement signifier l’immobilité pour la grande majorité des étudiants. La mobilité ne sera réservée qu’aux étudiants ultra-compétitifs ou ultra-fortunés. Il est légitime de se demander pourquoi nos ministres, qui affirment être préoccupés par le manque de mobilité étudiante, ne brisent pas le frein majeur à la mobilité de tous : le coût élevé des études.

La compétition pour privatiser tout ce qui est rentable dans l’enseignement supérieur
1999, à Seattle, lors du sommet de l’OMC[[OMC, Organisation Mondiale du Commerce]], les Etats-Unis ont proposé de libéraliser complètement le ‘marché’ de l’enseignement. Les patrons américains s’étaient préparés à ce sommet en se rencontrant au Département du Commerce à Washington lors d’une conférence appelée : Service 2000. En vue de libéraliser complètement (et donc de privatiser) le marché de l’enseignement, les conférenciers insistent sur le fait que ce marché « a besoin du même degré de transparence, de transférabilité et d’interchangeabilité, de reconnaissance mutuelle et de liberté, d’absence de réglementation, de contraintes et de barrières, que celui réclamé par les Etats-Unis pour les autres industries de service. »[[Results of Services 2000, A Conference and Dialogue on Global Policy Developments and US Business, Friday October 16, 1998 at the US Department of Commerce]] Cette citation est intéressante car elle montre les ingrédients de la privatisation ou plutôt les mots qu’on utilise pour la faire passer : il faut de la ‘transparence’, de la ‘transférabilité’, une ‘reconnaissance mutuelle’ et un degré de contrainte qui n’est pas plus élevé que dans un autre business. Expliquons ce que tout cela veut dire.
Pour pouvoir vendre un produit partout dans le monde, il faut qu’il puisse être comparable, qu’on puisse savoir ce qu’il va rapporter, les avantages qu’il va donner : il faut que la situation soit ‘transparente’. Par exemple, si les constructeurs d’ordinateurs caractérisaient les qualités de manière différente dans chaque pays, ce serait embêtant pour les multinationales car un ordinateur européen serait invendable au Japon car les gens ne comprendraient pas quelles sont ses qualités. Ensuite, il faut aussi que, si le produit est made in USA, il soit encore utilisable en Belgique. Par exemple, le diplôme reçu pour un cours suivi aux Etats-Unis doit être reconnu en Belgique. Un ordinateur made in USA, s’il utilisait un système de disquette, de CD-ROM, etc. différent en Belgique, serait invendable. En résumé, il faut que le produit soit ‘transférable’ et ‘interchangeable’. Après, il faut une ‘reconnaissance mutuelle’ du produit via la mise sur pied de critères de qualité internationaux. Il faut que le diplôme et le cours sur le marché puissent être évalués de manière qualitative partout dans le monde. Finalement, il faut limiter les contraintes, il faut être souple pour permettre la vente ‘libre’ du produit.

La ‘qualité’ … pour la minorité
Tous les discours sur la compétition nous disent que celle-ci développera la qualité des universités européennes, qu’elle leur permettra d’être de niveau mondial. Tous les documents officiels parlent de la nécessité de développer des critères de qualité via des organismes indépendants, etc. Tout ceci semble sonner juste et positif : Qui serait contre un enseignement supérieur de bonne qualité? Pourtant, en grattant un peu, il est aisé de voir où nos ministres nous conduisent.
L’organisation d’un système européen déterminant la qualité d’une institution, en vue de plus de compétitivité, aura pour conséquence de renforcer le développement inégal des universités à travers la compétition. Les universités bien classées dans l’échelle de qualité pourront attirer encore plus de moyens de l’Etat. D’ailleurs, de plus en plus, l’idée de financer en partie les universités en fonction de la ‘qualité’ fait son chemin au niveau européen. Les universités et hautes écoles en haut de l’échelle de qualité attireront également le plus de moyens externes : les entreprises passeront des gros contrats de recherche avec les universités qui leur offrent les meilleurs services et qui ont la meilleure réputation. Le crédit d’une université de prestige est un atout important pour vendre un produit. Ensuite, ces universités de top niveau attireront les meilleurs chercheurs et les étudiants les plus fortunés dont les parents seront prêts à payer des fortunes pour mettre leurs enfants dans ce qu’il y a de ‘meilleur’. Tous les systèmes de ‘qualité’ qui reçoivent tant de soutien actuellement serviront avant tout à accentuer la compétition et à créer des universités de top niveau. Ce qu’on ne dit pas, c’est que le nombre de ces universités sera très limité. Elles ne seront accessibles qu’à un nombre tout aussi limité d’étudiants.
Aux Etats-Unis, le pays de la compétition dans l’enseignement, il y a 9 grandes universités privées de top niveau plus quelques autres universités publiques de première classe. A côté de cela, il y a toute une série d’autres universités et écoles supérieures, toutes de niveau et de réputation différents avec, bien entendu, des moyens (d’encadrement, etc.) différents. Cette structure de l’enseignement, qui a été introduite aux Etats-Unis au début des années 70, a permis d’accentuer la hiérarchie parmi tous ceux qui ont fait des études supérieures en produisant des diplômés du supérieur de première, deuxième, troisième classe, etc.

Car la question qu’on ne pose généralement pas est : « Que fait-on des (nombreux) étudiant(e)s diplômé(e)s des universités de ‘mauvaise’ qualité? Que vaut leur diplôme? » Willy Legros, le recteur de l’ULg (l’Université de Liège), nous aide à répondre à cette question : « L’Union européenne, dans son souci d’harmonisation, pose et posera de plus en plus d’exigences sur la qualité des diplômes universitaires. Dans ce concert international, seules les institutions qui auront pu s’aligner sur les critères européens pourront conserver leur label universitaire. »[[Willy Legros, Recteur de l’ULg, Conférence de presse, 21 juin 2001.]] Les étudiants diplômés d’institutions qui ne satisferont pas aux ‘critères européens’ possèderont des diplômes de deuxième ou troisième classe. Ils seront des diplômés d’institutions qui auront perdu leur ‘label universitaire’. La compétition et les universités européennes de top niveau cantonneront la grande majorité des étudiants dans des universités et des écoles supérieures de deuxième, troisième voire quatrième classe qui accorderont des diplômes de deuxième, troisième, etc. classe.

Une autre question qu’aucun texte officiel ne pose est : « Quels facteurs déterminent la qualité d’une université? » La gratuité de son accès ? Son caractère critique par rapport à notre système libéral dans ses cours de sciences politiques et économiques? Sa recherche en lien avec les besoins de la population? Ou bien le nombre de contrats de recherche passés avec des entreprises privés, le contenu de ses cours tournés vers les besoins du marché ?

Finalement, l’empressement des multinationales pour le développement de critères de qualité est à replacer dans le contexte de la privatisation de l’enseignement : un cours privé, pour se vendre, a besoin d’un label de qualité. Sinon, la méfiance du consommateur persistera. Un cours certifié ‘haute qualité’ pourra se vendre cher sur le ‘marché’ de l’enseignement et éviter des concurrences ‘déloyales’ pour les multinationales de l’enseignement de cours bon marché mais de ‘mauvaise’ qualité…

Sommes-nous contre la qualité?
Faut-il conclure de ce qui précède que nous devons être contre la qualité ? Non, bien au contraire. Mais il faut d’abord donner un contenu aux mots que l’on utilise. Pour y arriver, nous devons répondre aux deux questions posées dans les paragraphes précédents : la qualité pour qui ? Et qui détermine les critères de qualité et sur base de quoi ?

La qualité pour tous
Tout le monde doit avoir accès à un enseignement d’égale qualité. Cela veut dire, en premier lieu, un enseignement gratuit pour tous. Ensuite, tout système visant à évaluer la qualité des établissements doit avoir pour but de renforcer les maillons faibles. Tous les étudiants doivent avoir accès gratuitement à des bibliothèques, des syllabus et des services informatiques de bon niveau. Les cantines et les kots devraient être financièrement accessibles. Tous les étudiants devraient recevoir leurs cours dans des petits auditoires avec des professeurs disponibles. En bref, la qualité doit être envisagée non pas comme un outil de différentiation et de hiérarchisation mais bien comme un outil pour garantir à tous le même accès à l’enseignement.

La qualité définie à partir des besoins de la population
La qualité doit être déterminée par les besoins de la population. Cela veut dire qu’une université de qualité est avant tout une université qui se met au service de la population : une université qui va à l’encontre de la sélection sociale, une université dont l’objectif n’est pas de former des rats de bibliothèque mais des citoyens instruits qui mettent leur savoir au service du peuple ! Par exemple, Che Guevara insistait pour que les jeunes intellectuels effectuent aussi du travail volontaire pendant leurs études (aide à la récolte,…). L’enseignement de l’histoire à Cuba tourne autour des luttes que le peuple cubain a menées pour sa libération. Ceci contraste avec les récits de rois et ‘hommes illustres’ qui sont encore trop souvent enseignés dans nos cours d’histoire. Une université ou une école supérieure de qualité doit aussi être celle qui s’investit réellement dans une recherche utile à la grande majorité : amélioration des conditions de travail des ouvriers, recherche pour des vaccins permettant de sauver des millions de gens dans les pays du tiers monde, etc. Ces critères de qualité ne peuvent s’envisager que dans une société qui n’est pas régie par le diktat des multinationales mais bien une société régie par le ‘diktat’ des gens, c’est-à-dire leurs besoins.

2 COMMENTS

  1. > Bologne : à quelle sauce serons-nous mangés ?
    Je crois comprendre que les accords de Bologne sont fort critiqués…

    Je tiens à mettre mon petit commentaire sur ces critiques…

    Que pensez-vous d’un étudiant qui a fait 3 ans d’université dans un pays de l’union et qui se retrouve à galérer pour pouvoir intégrer l’université d’un autre pays?

    Quasiment un an pour obtenir l’équivalence de son diplôme…

    Un diplôme de 3 années d’études supérieures universitaires, ramené à une équivalence de 2 années car l’université belge fonctionne encore avec les anciennes « licences » en 2 ans et qui donc n’intègre pas d’étudiant en cours, en 4° année…

    Devant la mobilité des travailleurs, dans le cadre d’un enfant suivant ses parents ou d’un conjoint encore étudiant suivant son compagnon pour son travail, je trouve particulièrement injuste de mettre ainsi des batons dans les roues des étudiants, qui doivent perdre quasiment à coup sur une année d’étude dans de telles situation!

    • > Bologne : à quelle sauce serons-nous mangés ?
      Que pensez-vous de 5000 étudiants qui ont fait leurs études en Belgique, qui reçoivent un diplôme d’une sous-université sous financée parce que c’est la seule où ils ont eut les moyens de s’inscrire et qui ne trouvent pas d’emploi parce que leur diplôme n’ont aucune valeur ?

      Je trouve que la perte d’une année d’étude est bien peu de chose par rapport à cela.

      Par ailleurs, Bologne est loin de régler tous les problèmes de reconnaissance de diplôme. Et il faudra aller bien plus vite bien plus loin pour empêcher ce genre de cas isolé bien malheureux, qui selon moi ne disparaîtront pas parce que votre enfant aura peut être étudié dans une université moins bien classée dans ce pays de l’UE, et son diplôme ne sera pas alors reconnu de niveau universitaire.

      Bref, Bologne ne répond pas totalement au problème d’équivalence actuel, va en créer d’autres, et à en parallèle des autres conséquences désastreuse.

      Yann Lebout, Etudiant administrateur de l’ULB.

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