Le fondamentalisme américain

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De la Russie au Venezuela, de l’Ukraine au Liban, n’importe quelle élection, n’importe quelle décision gouvernementale importante suscite des indignations, des menaces, des interventions diplomatiques ou militaires américaines et, plus généralement, occidentales. On peut suggérer que le véritable équivalent occidental du « fondamentalisme » religieux n’est pas tant le christianisme, même dans sa version protestante radicale, mais plutôt cette volonté de contrôler et de dominer le monde. Cette ingérence tous azimuts se légitime au nom de la démocratie et des droits de l’homme, discours qui remplace les idéologies antérieures, christianisme ou « mission civilisatrice », ayant servi de justification au colonialisme.

On peut néanmoins se poser deux questions : cette ambition est-elle légitime et est-elle réaliste?

Pour que l’ingérence soit légitime, il faudrait que les buts nobles qu’elle s’assigne (propager la démocratie etc.) soient poursuivis de façon sincère. On ne peut pas prétendre secourir les gens lorsqu’on recherche en réalité son propre intérêt, économique ou stratégique.

La situation en Irak illustre parfaitement cette tension entre buts proclamés et buts réels: de récents sondages montrent qu’une grosse majorité d’Irakiens (de 70 à 80% selon les questions posées), y compris de Chiites, souhaitent un calendrier pour le départ des troupes américaines, calendrier qui ne doit pas être lié à l’amélioration de la sécurité. Ils pensent néanmoins que, même si le gouvernement irakien « souverain » le leur demande, les troupes américaines ne partiront pas. Il n’est donc pas étonnant que près de la moitié des personnes interrogées (dont 41% des Chiites) approuvent les attaques armées de la résistance contre ces troupes. Mais qui peut imaginer une seconde que les États-Unis vont quitter volontairement et entièrement l’Irak en laissant derrière eux un gouvernement religieux, proche de l’Iran, hostile à Israël, et qui gère son pétrole comme bon lui semble ?

Ensuite, pour que l’ingérence soit légitime il faudrait qu’elle soit acceptée ou, au moins, potentiellement acceptable par les pays dans les affaires intérieures desquelles on s’ingère, faute de quoi elle entraînera des conflits sans fin. Nous nous indignons ici face aux manifestations qui, suite aux caricatures danoises, nous demandent de limiter notre liberté d’expression. Soit ; mais croit-on sérieusement que nos ingérences, bien plus nombreuses et plus radicales, sont acceptées dans le tiers-monde ? Rappelons-nous, par exemple, que, lors de son sommet de février 2003, le mouvement des pays non alignés (qui regroupe la majorité de l’humanité) a réitéré « son rejet du soi-disant « droit » d’intervention humanitaire, qui n’a aucune base dans la Charte des Nations unies ou dans le droit international.»

De plus, le cas de l’Iran illustre pourquoi l’ingérence occidentale est inacceptable : elle viole radicalement le principe d’égalité entre les êtres humains, indépendamment du fait que les hasards de la naissance les ont placés dans des pays puissants ou non. La plupart des commentateurs qui s‘inquiètent du « défi nucléaire iranien » semblent oublier que la plus grande violation du traité de non-prolifération consiste dans le refus des puissances possédant déjà l’arme nucléaire de s’en débarrasser, comme le traité le leur demande-exigence sans laquelle ce traité serait d’ailleurs particulièrement inique. De plus, il est difficile d’imaginer qu’un gouvernement iranien, même s’il était laïc et démocratique, ne cherche pas à acquérir une force de dissuasion nucléaire pour faire face à l’occupation de deux de ses voisins par les États-Unis, à la menace proclamée par ceux-ci d’utiliser l’arme nucléaire contre des pays dépourvus de cette arme, ainsi qu’à la force nucléaire israélienne.

Comme s’il voulait justifier les craintes iraniennes, le Pentagone déclare, dans son récent rapport quadriennal, se préparer à mener une « longue guerre », agissant souvent de façon clandestine, grâce aux « opérations spéciales », dans des dizaines de pays et renforçant sa force de frappe aérienne pour faire face à la « menace chinoise ». Comme le fait remarquer l’économiste américain Edward Herman, « L’administration Bush s’est retirée du protocole de Kyoto, s’est opposée au plan international pour une énergie propre, s’est retirée de la Conférence internationale sur le racisme, a refusé de se joindre à la promesse faite par 123 nations d’interdire l’usage et la production de mines et de bombes anti-personnel, s’est opposée à l’accord de l’ONU pour limiter le flot international des petites armes illicites, a refusé d’accepter la Convention de 1972 sur les armes biologiques et toxiques, a refusé de se joindre à la Cour pénale internationale, s’est retirée du Traité de 1972 sur les missiles antiballistiques, a rejeté le Traité sur l’interdiction totale des essais nucléaires, entre autres choses. Elle développe des armes nucléaires plus raffinées pour pouvoir en faire un usage plus facile, développe des stations d’armements basées dans l’espace et a annoncé son droit de faire une guerre préventive quand elle le voulait. ». Et le reste du monde est supposé se sentir rassuré.

Finalement, pour que l’ingérence soit réaliste, il faudrait un rapport de force suffisamment favorable pour l’imposer. On avait menacé les Palestiniens : si vous votez pour le Hamas, vous serez punis. Maintenant que les Palestiniens ont montré qu’ils préféraient mourir debout que vivre à genoux, que vont faire les Occidentaux ? Et si la minuscule Palestine résiste, à quoi peut-on s’attendre de la part du reste du monde ?

Il ne faut pas perdre de vue ce qui a été le bouleversement majeur du vingtième siècle : contrairement à ce qui s’était passé au cours des siècles précédents, les principales guerres menées par des pays « civilisés » contre ceux qui étaient supposés ne pas l’être se sont soldées par la défaite des premiers, qu’ils s’agisse de l’attaque allemande contre l’URSS, des guerres coloniales des puissances européennes ou de la guerre du Vietnam. L’aspiration à l’indépendance, qui est née dans les luttes anti-coloniales, continuera à animer la résistance à l’hégémonie américaine, dans les forums sociaux comme dans les laboratoires iraniens, dans les rues de Caracas comme dans celles de Bagdad.

La question n’est plus de savoir si les États-Unis vont imposer leur hégémonie au reste du monde. Depuis 1945, leur puissance régresse, pas seulement économiquement, mais, en fait, aussi sur le plan diplomatique et militaire. Comparons la facilité avec laquelle ils ont renversé Mossadegh ou Arbenz dans les années 1950, et les difficultés qu’ils ont eues pour renverser Saddam Hussein (deux guerres et treize ans d’embargo), pour ne pas parler du régime iranien actuel ou de Chávez.

Le véritable problème est de savoir comment les Américains vont accepter la perte inévitable de leur hégémonie : par un atterrissage en douceur, ou par une explosion de violence dans laquelle l’usage d’armes atomiques n’est pas à exclure. Et, en ce qui concerne les Européens, ils ont le choix entre s’allier ou non au reste du monde contre un Empire moralement indéfendable et virtuellement en faillite.

Cet article est paru, sans les notes, dans La Libre Belgique, 1 mars 2006

Voir : http://www.worldpublicopinion.org/pipa/articles/home_page/165.php?nid=&id=&pnt=165&lb=hmpg1.
Document final de la XIIIème Conférence des chefs d’État ou de gouvernement du mouvement des pays non alignés, Kuala Lumpur, 24-25 février 2003, article 354. (Disponible sur http://www.bernama.com/events/newnam2003/readspeech.shtml?declare/dc2502_final).
Disponible sur http://www.comw.org/qdr/.
Edward S. Herman, « Michael Ignatieff’s Pseudo-Hegelian Apologetics for Imperialism », Z Magazine, octobre 2005.