Emploi dual, école inégale

Facebooktwittermail

Depuis quinze ans, l’enseignement des pays industrialisés est redevenu plus inégal. La sélection sociale augmente, la dualisation des filières se renforce, l’écart entre les établissements d’élite et les écoles « poubelles » se creuse. Mais une telle évolution n’est-elle pas contraire aux intérêts de l’économie capitaliste ? Celle-ci ne risque-t-elle pas de se trouver à court de main d’oeuvre qualifiée ?

Cette question touche à l’un des mythes les plus tenaces de l’économie moderne. L’appellation de « société de la connaissance », sensée caractériser l’évolution de l’économie capitaliste depuis un peu plus d’une décennie, est en effet lourde de sous-entendus trompeurs. Cette expression tend à faire croire que les marchés du travail exigeraient désormais une élévation rapide et générale des niveaux de formation. Demain, semble-t-on vouloir nous faire croire, les emplois non ou peu qualifiés devront disparaître. Or, paradoxalement, l’apparition de cette expression « société de la connaissance » coïncide précisément avec une recrudescence de l’emploi non qualifié.

En France, le nombre de travailleurs occupant des emplois non qualifiés, avait chuté de 5 millions à 4,3 millions entre 1982 et 1994. Depuis lors, ce nombre a recommencé de grimper, dépassant à nouveau la barre des 5 millions d’emplois en 2001.

emploi2.jpg

Résultat : la part de l’emploi non qualifié a cessé de diminuer depuis le début des années 90 et a même connu une légère augmentation pour se stabiliser à 25% de l’emploi total. (1)

emploi1.jpg

Aux Etats-Unis, les études prospectives du Département fédéral de l’Emploi montrent que, parmi les trente emplois qui connaîtront la plus forte croissance au cours des dix années à venir, 69% seront du type « short term on the job training » (formation de courte durée sur le tas) ou « middle term on the job training ». (2)
Comment expliquer cela ? Le développement des technologies de l’information et de la communication a eu un double impact sur l’organisation du travail. D’une part, un impact direct, bien connu : la substitution de systèmes informatisés en lieu et place de travailleurs, pour des tâches d’exécution n’exigeant que peu de formation. Mais d’autre part, ces technologies ont permis le développement d’une organisation du travail plus flexible, basée sur la production à flux tendu. Ces modes d’organisation ont à leur tour rendu nécessaire – et la dérégulation croissante de la législation du travail a rendu possible – la délégation de nombreuses tâches de l’industrie vers des entreprises de service. En d’autres mots, alors même que l’industrie supprimait des emplois peu qualifiés, la prétendue « désindustrialisation » et le développement des activités de services ont généré un nouveau type de salariés précaires, mal payés, peu syndiqués : vendeurs, serveurs, agents de nettoyage ou de sécurité, etc.

Gérard Valenduc, chercheur à la Fondation Travail-Université, décrit en ces termes la nature réelle de la prétendue « économie de la connaissance » :
« Polarisation et exclusion sont les deux mots clés. Polarisation entre des modèles opposés d’organisation du travail : un regain du taylorisme dans les tâches standardisées et banalisées, une organisation souple et «apprenante» pour les tâches qualifiées, créatives et évolutives. Polarisation du marché du travail, entre des emplois sûrs et valorisés dans le noyau dur de l’économie, et une constellation d’emplois périphériques dans le travail temporaire, la sous-traitance, l’externalisation, les statuts précaires, le travail indépendant mais subordonné, etc.

Polarisation dans les formes de travail flexible : d’un côté, une journée de production de plus en plus étendue, même dans les services (la société «rock around the clock », où tout doit être accessible 24h sur 24), des rythmes de travail de plus en plus intensifs, une désynchronisation entre le temps de travail et les autres temps sociaux ; d’un autre côté, des îlots de flexibilité socialement positive, où le travail à distance permet de concilier activités professionnelles et activités personnelles ou sociales. Polarisation dans l’accès même à la connaissance et à la formation, car les formes de plus en plus variées de travail atypique ou précaire permettent rarement de réaliser cet «apprentissage tout au long de la vie» qui est présenté aujourd’hui comme une exigence pour tous les travailleurs ».

Cette évolution a bien évidemment des implications quant aux qualifications et compétences que l’enseignement est chargé de transmettre aux futurs travailleurs. Gérard Valenduc :
« D’une part, une économie basée sur la connaissance exige des qualifications de plus en plus étendues. Les compétences de base concernent non seulement l’usage des technologies, mais aussi et surtout l’aptitude à la communication et une série de compétences génériques telles que l’abstraction, la réactivité, la capacité de formuler des diagnostics. A côté de cela, les qualifications plus spécifiques aux différentes professions sont tiraillées entre deux modèles : la polyvalence ou la spécialisation, dont la coexistence n’est pas toujours pacifique. Mais d’autre part, un nombre croissant de tâches se trouvent de plus en plus banalisées. Leur contenu en connaissances s’étiole et finalement, les aptitudes requises des travailleurs sont avant tout comportementales : sourire au téléphone, gérer une conversation, s’adapter à des changements incessants, accepter des horaires flexibles ou des conditions d’emploi précaires, pour ne citer que quelques exemples » (3).

Voilà donc comment la dualisation de l’enseignement répond finalement très bien aux « exigences » de l’économie globalisée.

(1) Enquête emploi 1982-2001, INSEE
(2) « Occupational employment projections to 2012, » published in the February 2004 Monthly Labor Review .
(3) Infose, Lettre électronique de l’observatoire social européen, juillet 2000, n°6

————–

Les principaux emplois non qualifiés chez les employés (France)

– Agents de service des établissements d’enseignement (5216)
– Agents de service de la Fonction publique (sauf écoles, hôpitaux) (5217)
– Agents de service hospitaliers (5222)
– Agents de sécurité, de surveillance (5317)
– Opératrices de saisie en informatique (5415)
– Standardistes, téléphonistes (5417)
– Vendeurs en alimentation (5512)
– Employés de libre-service (5518)
– Caissiers de magasin (5519)
– Pompistes et gérants (salariés ou mandataires) de station service (5521)
– Serveurs et commis de restaurant ou de café (5611)
– Employés de l’hôtellerie (5614)
– Assistantes maternelles, gardiennes d’enfants, travailleuses familiales (5631)
– Employés de maison et femmes de ménage chez des particuliers (5632)
– Concierges, gardiens d’immeubles (5633)
– Employés des services divers (563)

Nico Hirtt est physicien de formation et a fait carrière comme professeur de mathématique et de physique. En 1995, il fut l'un des fondateurs de l'Aped, il a aussi été rédacteur en chef de la revue trimestrielle L'école démocratique. Il est actuellement chargé d'étude pour l'Aped. Il est l'auteur de nombreux articles et ouvrages sur l'école.