Savoirs et citoyenneté critique à l’ère de la globalisation capitaliste

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Si un autre monde est possible et souhaitable, alors l’école démocratique, celle que nous appelons de nos voeux, devrait se donner pour mission de transmettre aux jeunes les connaissances et les compétences qui permettent de comprendre et de participer à la transformation de ce monde. Mais sous le règne du capitalisme, l’école remplit des fonctions bien différentes: reproduire les conditions idéologiques, sociales, économiques de la société en place. À l’heure de la globalisation, ces fonctions renforcent leur emprise sur le système d’enseignement, tendent à le hiérarchiser et à l’instrumentaliser au service de la compétition économique.
Dans ces conditions, la lutte a-t-elle un sens, est-elle possible? Oui, car l’école démocratique et l’école capitaliste ne sont pas des vues idéalisées, qui s’excluent totalement l’une l’autre. Elles sont les deux pôles d’une contradiction fondamentale, propre à l’école actuelle, et qui fait de chaque combat sur les contenus, les méthodes, les structures et les moyens de l’enseignement, la transposition de la lutte des classes dans le champ éducatif

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Lors de ce Forum, il a beaucoup été question des menaces de privatisation et, plus globalement, de marchandisation de l’enseignement. C’est là une problématique qui mobilise à juste titre les inquiétudes et l’engagement militant d’enseignants, d’étudiants, de parents, de chercheurs du monde entier : préserverons-nous et développerons-nous l’école publique ou bien laisserons-nous l’enseignement devenir le nouveau terrain de chasse d’investisseurs et d’industriels en mal de marchés durablement rentables ?
Derrière ce débat crucial, se dessine pourtant un enjeu plus fondamental et, pour tout dire, plus important : celui de l’accès aux savoirs. Que faut-il apprendre à l’aube du XXIème siècle et qui doit apprendre ? Cette double question relève de la résolution de deux grandes contradictions. Premièrement, celle qui confronte les savoirs porteurs de citoyenneté critique à d’autres savoirs, en particulier ceux qui assurent l’employabilité sur le marché du travail. Deuxièmement, la contradiction entre la volonté de démocratiser l’école, de développer une éducation égale pour tous et la réalité d’un système éducatif stratifié, hiérarchisé, où toute sélection prend les formes d’une sélection sociale. En dernière analyse, cette double question nous renvoie à une unique problématique fondamentale : à quoi sert l’école ?
D’emblée, divisions la question en deux : à quoi souhaitons-nous que serve l’école ? et : à quoi sert-elle effectivement ?

L’école démocratique

Quelles devraient-être nos attentes à l’égard du système d’enseignement ? Par « nos attentes » j’entends celles des dizaines de milliers de jeunes, de travailleurs, de travailleuses réunis ici, à Florence, afin de stigmatiser et de combattre l’injustice sociale, les inégalités Nord-Sud, le gaspillage des ressources de la planète, les menaces de guerre et le racisme.
On le comprend immédiatement : la réponse doit s’élever bien au-dessus des platitudes habituelles sur le « développement de la personne » ou la « préparation à l’insertion professionnelle ». Dans notre société, le travail et les richesses sont l’objet d’une compétition sans merci. Certes, ceux qui bénéficient du meilleur enseignement ont, statistiquement, les meilleures chances d’accéder à l’emploi et aux parcelles de bonheur qu’ils peuvent espérer en retirer. Pour autant, l’amélioration des chances de tous ou de quelques uns, ne peut constituer une politique puisqu’elle ne change rien à la quantité d’emplois ou de richesses disponibles. L’enseignement détermine, dans une certaine mesure, qui sera riche et qui sera pauvre ; mais il ne peut en aucun cas changer, directement, la part relative des riches et des pauvres.

Ce que nous attendons de l’enseignement ne peut être dicté par ces considérations individualistes. Ce qu’il nous faut, c’est une approche collective, basée sur les questions réellement urgentes qui se posent aujourd’hui à l’humanité.
Partons donc du problème de l’extrême pauvreté, qui prive des milliards d’êtres humains de l’accès au logement, à l’alimentation, à l’eau potable, à la culture. Envisageons notre enseignement, celui de nos enfants, du point de vue des 1,5 milliards de personnes qui doivent tenter de survivre avec moins d’un euro par jour. Prenons comme point de départ de nos réflexions, l’échange inégal qui, plus encore que la dette du tiers-monde, est la source des inégalités entre le Nord et le Sud. Saviez-vous, par exemple, que le coltan, ce minerai essentiel à la fabrication des centaines de milliers de transistors qui composent les microprocesseurs de nos puissants ordinateurs, est extrait, notamment au Congo et au Rwanda, par des travailleurs qui gagnent moins d’un demi euro par heure ? Réfléchissons au rôle de l’école en ayant en tête l’épuisement des ressources naturelles, la destruction de la biosphère, les menaces de changements climatiques graves. Bref, pensons l’enseignement en fonction d’une unique question-clé : comment accélérer la fin d’un système économique qui conduit l’humanité à la misère et à la guerre ?

« Un autre monde est possible » ? Certes, il est même urgemment nécessaire, mais il ne tombera pas du ciel. Il faudra d’abord le penser, et – cela aussi Florence l’a montré – nous sommes encore loin du compte. Il faudra développer les stratégies de changement, mener de longues et difficiles luttes sociales et politiques, et puis surtout, il faudra bien un jour le bâtir ce monde nouveau ! Cela nécessite de l’organisation, de la mobilisation, de la détermination. Cela nécessite aussi, surtout, la mise en œuvre de savoirs. Et si nous prétendons que les décisions, les luttes et finalement le fonctionnement du monde nouveau seront démocratiques, alors il faut aussi que ces savoirs soient universellement partagés.

La révolte ne suffit pas. C’est pourquoi nous avons besoin d’une école qui puisse apporter au plus grand nombre et en particulier à ceux qui seront les exploités, les exclus, les prolétaires de demain, un vaste bagage de connaissances générales en histoire, en sciences, en économie, en culture technologique, en philosophie, en mathématique. Parce que sans cela on ne peut plus comprendre le monde complexe où nous vivons et que sans comprendre le monde, on ne peut pas le transformer.
Considérons par exemple le problème de la guerre, de la menace d’agression contre l’Irak. On ne peut saisir les tenants et les aboutissants de ce conflit sans une compréhension fine d’au moins deux choses : le capitalisme et l’énergie. Le capitalisme ne peut être appréhendé pleinement que par l’étude du marxisme, ce qui ne se fait évidemment pas à l’école. Mais cette étude est grandement facilitée si l’on a, au départ, des connaissances en histoire, en philosophie, en économie. Laissez-moi jeter, dans la mare de notre consensus, ce pavé qui suscitera sans doute pas mal de remous : je pense que même les cours de sciences humaines que l’on trouve aujourd’hui dans les écoles d’enseignement général, oui, ces cours repus d’idéologie bourgeoise, de mensonges sur le mouvement ouvrier, de concepts économiques à sens unique, valent sûrement mieux que l’ignorance lorsqu’il s’agit de comprendre le capitalisme.
Quant à l’énergie, c’est l’enjeu même de la guerre qui se prépare. Pour comprendre les objectifs de Georges Bush, il faut savoir ce qu’est l’énergie, la place essentielle qu’elle occupe dans les rapports techniques de production. Il faut comprendre pourquoi on ne peut pas produire de l’énergie mais seulement la transformer. Il faut savoir quelles en sont les sources existantes et potentielles, où on les trouve, qui les contrôle et comment ce contrôle fut établi au fil de l’histoire. Bref, il faut étudier la physique et la chimie (et donc les mathématiques), les technologies, la géographie et l’histoire.
Il faut comprendre le monde, mais le comprendre afin de la changer. L’action qui change le monde et qui en construit un autre implique non seulement des connaissances, mais également des compétences multiples. Il ne suffit pas de savoir lire et écrire, il faut pouvoir accéder à des textes d’analyse complexes et être en mesure d’en rédiger. Il importe de pouvoir communiquer en diverses langues et en utilisant toutes les ressources médiatiques, artistiques, informatiques, technologiques. Nous avons vu ici, à Florence, combien la tour de Babel des langues européennes constitue un obstacle à l’échange des idées et à l’unification des actions.

L’école démocratique que nous appelons de nos voeux est celle qui apporte ces savoirs-là au plus grand nombre. Or, sous le régime de l’école actuelle, ces savoirs de haut niveau sont inégalement partagés. Dans l’hypothèse la plus optimiste, on peut supposer que moins d’un tiers des jeunes européens, ceux qui poursuivent un enseignement secondaire général jusqu’à l’âge de 18 ans, ont accès à ces larges connaissances et compétences. Les pessimistes nous assureront que même dans cet enseignement-là il y a belle lurette que la dégradation du niveau a fermé la porte à des savoirs consistants. Le plus probable c’est qu’entre les lycées d’élite, où se concentrent les fils et les filles de la bourgeoisie, et ceux des banlieues, où les publics sont dits difficiles, se reproduit toujours la même injustice : celle de l’appropriation, par la classe des riches, des savoirs porteurs de compréhension et de transformation du monde.

L’école capitaliste

Cette réflexion nous conduit au deuxième aspect de la problématique du sens de l’école : quelles sont les fonctions de cette école dans la société capitaliste ?
Deux remarques préliminaires s’imposent. Premièrement, et même si cette distinction est rarement explicite dans les structures de l’enseignement, nous parlons ici de l’école du peuple (ou pour le peuple, si l’on préfère) et non de l’école réservée aux enfants de la bourgeoisie. Nous parlons de l’école primaire et du tronc commun du secondaire là où il existe, nous parlons de l’enseignement secondaire technique et professionel, nous parlons des lycées généraux à fréquentation « populaire », nous parlons éventuellement même de l’université, mais seulement en tant qu’elle recrute les fils et les filles des classes les moins favorisées.
Deuxièmement, il ne faut pas confondre les fonctions de l’Ecole et les discours dominants sur l’Ecole. Ces derniers nous parlent d’éducation civique, d’égalité des chances, d’employabilité pour tous. Ces discours ne sont évidemment pas sans lien avec les fonctions, mais ils ont un caractère largement idéologique : ils constituent un ensemble de thèses destinées à justifier et/ou à camoufler une réalité qui se développe selon des déterminants propres, indépendants de ce discours. En d’autres mots, nous parlons ici des fonctions objectives de l’Ecole. Le mot « fonction » doit alors être compris dans un sens quasi-biologique. Nos jambes ont pour fonction de nous permettre de marcher, même si personne n’a jamais eu le dessein de nous en doter dans ce but-là. Les jambes, comme réponse à une fonction essentielle à la survie du corps (se déplacer pour quérir de la nourriture ou pour fuir un prédateur, pour se rendre au travail ou pour manifester à Florence), sont le fruit d’une évolution nécessaire, non du corps, mais de l’espèce. Pareillement, l’école répond à des fonctions essentielles de la société capitaliste et apparaît historiquement comme développement nécessaire, non pas d’une société capitaliste donnée, mais d’un système global dont l’existence s’étend sur plusieurs siècles.

Pour l’essentiel, la fonction de la scolarisation des enfants du peuple dans la société capitaliste est de reproduire les conditions sociales, idéologiques et économique qui permettent à cette société de fonctionner. La reproduction au sens strict, comme l’entendait Bourdieu, n’est donc qu’un aspect partiel de cette fonction globale.

Le premier aspect de cette reproduction est la socialisation. Pour vivre dans la société marchande, y consommer et y reproduire sa force de travail, l’homme doit disposer d’un certain nombre de connaissances et de compétences minimales. Certaines sont habituellement acquises dans la famille : on y apprend à se laver, à s’habiller, à faire son lit, à cuisiner et à se nourrir, à prendre le train ou le métro. D’autres connaissances, dont l’importance grandit avec la technicité et la complexité croissante des rapports sociaux, nécessitent des structures plus formelles : la lecture, l’écriture, le calcul, la maîtrise de systèmes d’unité physiques et monétaires, le dialogue avec une interface informatique. Il ne s’agit pas seulement de savoirs, mais aussi de règles morales et comportementales : manger proprement, s’habiller décemment, faire son lit (le faire vraiment !), s’exprimer poliment, obéir, respecter la propriété d’autrui et l’environnement. La liste n’est évidemment pas exhaustive.
La fonction de socialisation est, historiquement, la première des fonctions de la scolarisation du peuple. Dès la fin du 18è siècle, sous les coups de butoir de l’urbanisation et de l’industrialisation, les deux grands lieux traditionnels de socialisation s’étiolent : l’apprentissage chez un maître et la grande famille rurale. Parallèlement, les nouveaux rapports sociaux deviennent plus complexes, la misère croissante des villes jette des masses d’enfants dans le vice et la délinquance. Et Hugo de conclure, avec toute la bourgeoisie clairvoyante : « ouvrir une école, c’est fermer une prison ».

Mais à partir de la deuxième moitié du 19ème siècle, un danger croissant et beaucoup plus grave que le banditisme ou l’impolitesse des gamins des rues menace la société bourgeoise. « Un spectre hante l’Europe », celui de la classe ouvrière, désormais organisée et bientôt armée de la doctrine marxiste. La Commune de Paris est un coup de tonnerre pour les classes possédantes. Le problème est d’autant plus sérieux que l’orage gronde aussi aux frontières. Le partage des colonies et le contrôle des marchés industriels rendent inévitable l’affrontement des alliances de grandes puissances. Il va falloir de la chair à canon et l’on sait désormais combien les fusils se retournent aisément. L’école se chargera donc de les dresser, de les discipliner, de leur inculquer l’amour de la patrie et la haine du communisme. De l’Yser à l’Alsace, des Balkans à la Baltique, les charniers de la Première Guerre mondiale portent devant l’histoire le témoignage de l’efficacité redoutable de l’Ecole primaire du peuple comme appareil idéologique d’Etat. L’école est ainsi devenue une appareil d’Etat destiné à reproduire ce que Jules Ferry appelait « les valeurs qui importent à sa conservation ».

Au lendemain de la Grande Guerre, les progrès des technologies et de l’industrie commencent à exiger, en proportion limitée mais croissante, une main d’œuvre plus qualifiée. Un retour aux formes anciennes de l’apprentissage n’est plus possible : les savoirs évoluent désormais trop rapidement et les structures de l’entreprise taylorisée ne s’y prêtent guère. Des écoles techniques et professionnelles voient donc le jour un peu partout. On y recrute la « crème » des fils et des filles de la classe ouvrière, afin d’en faire les ouvriers spécialisés, les techniciens, les employés et les fonctionnaires que réclame la société. C’est l’ère de la « promotion sociale » par l’école. L’école devient un instrument essentiel dans la (re)production de forces de travail. Mais également dans leur sélection et leur hiérarchisation.

Ce mouvement s’accélère après la Deuxième Guerre Mondiale. Dans un contexte de forte et durable croissance économique, le capitalisme souffre d’un déficit constant en main d’œuvre qualifiée. La demande est telle que les enfants des classes populaires se ruent en masse dans l’enseignement secondaire, forts de la conviction, vérifiée par leurs parents vingt ans plus tôt, qu’une scolarité secondaire réussie offre de réelles opportunités d’ascension sociale. Poussé par cette double demande d’en bas (parents et jeunes) et d’en haut (employeurs), l’Etat prolonge la scolarité obligatoire, il développe et finance de plus en plus largement l’enseignement secondaire et supérieur. Réservée jadis aux élites et à une faible portion de la classe ouvrière, la fonction de reproduction économique remplie par l’enseignement, s’étend désormais à tous.
En certains endroits, le mouvement est résolu et conséquent. Il se traduit alors par la création d’écoles uniques, « rénovées », de « comprehensive schools », de troncs communs de plus ou moins longue durée. Ailleurs, la frilosité ou la force des couches les plus réactionnaires des classes dirigeantes font que l’on préserve une division précoce en filières. Mais partout, la sélection s’opère désormais à l’intérieur même de l’enseignement secondaire : la sélection qui était positive, basée sur le mérite, devient négative, fondée sur l’échec. Et, par un miracle pédagogique remarquable, cette sélection reste une sélection sociale : tous les enfants, de toutes origines, ont beau entrer dans une école formellement égale, ce sont toujours, statistiquement, les mêmes qui en sortent bardés des savoirs permettant de comprendre le monde, et de (ne pas) le changer. L’école devient ainsi, au même titre que le mariage et l’héritage, un élément crucial de la « reproduction » au sens bourdieusien, c’est-à-dire la reproduction intergénérationnelle des inégalités de classes sociales. Elle devient aussi, sur le plan idéologique, le moyen de justifier ces inégalités.

Comme on le voit, les fonctions de reproduction dévolues à l’Ecole capitaliste ne sont pas figées. Leur contenu et leurs rapports mutuels évoluent avec le développement des forces productives. Ces fonctions ne sont pas davantage monolithiques. Elles sont traversées de contradictions et entrent parfois en conflit avec d’autres besoins de la société capitaliste. L’enfant que l’on envoie trop longtemps à l’école ne prive-t-il pas l’industrie d’une main d’œuvre docile et fort utile pour certaines tâches ? L’ouvrier instruit ne devient-il pas trop exigeant ? Ne risque-t-il pas de retourner son instruction contre son patron, voire contre le système ? Les dépenses croissantes d’éducation ne pèsent-elles pas trop lourdement sur les budgets de l’Etat, donc sur la fiscalité ? Le financement public d’un enseignement de masse ne spolie-t-il pas le capital de l’accès à un marché potentiellement rentable ?

L’école à l’ère de la globalisation

Et aujourd’hui ? Qu’en est-il des fonctions de l’école à l’ère de la globalisation et de la « société de la connaissance » ? Quelles évolutions du système éducatif résultent de ce nouvel environnement économique et comment se rapportent-elles à notre point de départ, à notre attente d’une école dispensatrice de savoirs permettant de « comprendre le monde pour le changer » ?

Voyons d’abord quel est ce contexte. Nous pouvons en résumer les aspects essentiels – du moins pour comprendre l’évolution de l’enseignement – en trois points : exacerbation des luttes concurrentielles, dualisation sociale, instabilité et imprévisibilité croissantes.

L’exacerbation des luttes concurrentielles, qui se traduit par la multiplication des faillites, restructurations, délocalisations, par le mouvement chaotique des marchés financiers et par la course en avant dans la mondialisation et la globalisation, pousse les Etats à soutenir au maximum les efforts des entreprises nationales ou régionales en vue d’améliorer leur position compétitive. S’agissant de l’enseignement, cela signifie deux choses. Premièrement, sa mise en adéquation avec les besoins de l’industrie et des services marchands, son instrumentalisation au bénéfice de la compétition économique. Deuxièmement, en raison de la diminution des ponctions fiscales (effectuées là encore au nom de la compétitivité des entreprise et de la rentabilité du capital), on assiste à une réduction ou à la limitation de la croissance des dépenses d’enseignement. Ces deux développements ne manquent évidemment pas d’être profondément contradictoires. Comment peut-on disposer d’un enseignement qui soutienne au mieux la compétition économique et, en même temps, faire en sorte que cet enseignement soit moins coûteux ? Telle est, aujourd’hui, la forme principale des contradictions de l’Ecole capitaliste. Sa résolution passe par la prise en compte des deux autres caractéristiques essentielles de l’environnement économique et social : son imprévisibilité et sa dualisation.

De nombreuses études ont montré que la demande de main d’œuvre tend à se polariser avec, d’une part, une forte croissance en volume des emplois à très haut niveau de qualification (ingénierie, informatique, biotechnologies…) mais d’autre part, une croissance aussi forte sinon plus forte, des emplois ne nécessitant qu’un faible niveau de formation spécialisée. Ces derniers sont surtout des emplois précaires et à bas salaire. L’adaptation des systèmes éducatifs à un tel marché du travail signifie sa stratification, sa hiérarchisation. Peu importent les formes : on peut augmenter la sélection de manière formelle, en opérant un retour vers des filières hiérarchisées ou en renforçant leur spécificité et les procédures de sélection qui y aboutissent ; mais on peut aussi bien réaliser cette division de l’enseignement par des mesures de dérégulation qui favorisent le développement inégal dans un cadre formellement égalitaire. L’évolution réelle des systèmes est bien plus sensible à leurs déterminants objectifs qu’aux choix politiques.

Enfin l’instabilité et l’imprévisibilité de l’environnement économique conduisent à favoriser des modes de régulation souples, basés sur la flexibilité des acteurs et des systèmes, au détriment des réglementations centralisées ou des planifications. On ne sait pas quels savoirs seront nécessaires demain dans la vie professionnelle ? Qu’à cela ne tienne : contentons-nous d’apporter à tous les compétences pluridisciplinaires communes ainsi que la capacité d’acquérir tout au long de la vie de nouveaux savoirs en fonction des besoins de l’employabilité et de la compétitivité.

Dans ces conditions, l’enseignement tend à évoluer dans le sens d’une dérégulation croissante, à la fois de ses structures, de ses modes de gestion et de ses contenus. Cette dérégulation crée les conditions favorables au développement inégal, elle permet de différencier l’offre d’enseignement, elle perme de réduire les coûts en déléguant la gestion de l’austérité à l’échelon local, elle permet (par la flexibilité accrue) et force (par le jeu de la concurrence) l’adaptation du système aux attente fluctuantes de l’environnement économique. Enfin, cette dérégulation rend l’enseignement plus ouvert à une conquête par les marchés : les 2000 milliards de dépenses mondiales d’éducation présentent un attrait d’autant plus considérable aux yeux des investisseurs que le « définancement » de l’enseignement public et la compétition pour l’emploi, avivée par l’évolution duale du marché du travail, créent les conditions favorables au développement de l’offre d’enseignement privé.

Perspectives

Il n’est pas besoin de longues analyses pour comprendre combien l’évolution actuelle des systèmes d’enseignement est contraire aux aspirations que nous formulions plus haut. Nous voulions l’accès de tous à de vastes connaissances porteuses de compréhension du monde et d’efficacité dans l’action militante ? On se dirige au contraire vers une sélection renforcée et, pour la majorité des jeunes, vers l’abaissement de l’instruction au rang des compétences minimales exigées par leur insertion dans des emplois précaires et peu qualifiés.
Pour autant, la situation est-elle désespérée ? Si l’école qui apprend à changer le monde est impossible tant que ce monde n’a pas changé, nous sommes effectivement dans l’impasse. Alors quoi ? On se croise les bras et on attend ?
Il n’y aura pas de société démocratique sans école démocratique, et il n’y aura pas d’école démocratique sans société démocratique. Tout comme il n’y a pas d’œuf sans poule, pas de poule sans œuf. Et pourtant il fut un temps où n’existaient ni poules ni œufs. Ce qui manque à ces équations, c’est la prise en compte de la complexité et des contradictions des systèmes œuf-poule ou école-capitalisme, la prise en compte des dynamiques que ces contradictions peuvent engendrer.
Le capitalisme ne peut pas socialiser, endoctriner, former, sans également instruire. En constituant une nombreuse classe ouvrière disciplinée, le capital forge son propre fossoyeur, disait Marx. Mais il fait mieux que cela. En apprenant au fossoyeur à reproduire sa force de travail dans la société moderne, l’école lui apprend aussi à lire, à écrire ; en lui inculquant l’amour de la patrie ou le respect de la démocratie bourgeoise, elle lui fait découvrir l’histoire, brisant ainsi l’idée que les relations économiques et sociales seraient immanentes et éternelles ; en lui transmettant les connaissances et les compétences qui en feront un travailleur productif, elle lui apprend les sciences qui forgent une vision du monde rationnelle et matérialiste ; en le formant aux technologies modernes de la communication, afin de le rendre productif et bon consommateur, elle lui permet aussi d’utiliser ces technologies pour préparer Seattle ou Florence. C’est cela qui fait que des marges de manoeuvre sont possibles et que notre combat pour l’école démocratique a du sens.

Peut-être avons nous été trop vite. Peut-être eut-il fallu commencer par rappeler ceci : le besoin le plus fondamental du capitalisme en matière d’instruction du peuple, c’est d’en dispenser le moins possible. Plus le pauvre sera instruit, moins il acceptera sa situation. Et pourtant, le capitalisme a besoin de l’Ecole, pour les raisons évoquées plus haut. Telle est la contradiction fondamentale de l’école capitaliste.
Comme nous l’avons souligné plus haut, la forme actuelle de cette contradiction est l’opposition entre la nécessité d’un enseignement qui soutienne mieux la compétition économique et le besoin de réduire le coût du système. C’est là que se situent donc les grands terrains de luttes : combattre l’instrumentalisation de l’école au service de la compétition (et ses corollaires: flexibilité et dualisation), promouvoir au contraire l’accès à des savoirs de haut niveau, dans une école publique et commune pour tous, obtenir un meilleur financement de l’enseignement.

Une chose est d’analyser à quoi sert l’école, quelles sont ses fonctions. Autre chose est de dire ce que fait l’école réelle. Si l’école démocratique telle que nous la souhaitons est, dans sa forme pleine et achevée, irréalisable dans le cadre du système économique et social actuel (et pour cause puisque nous pensons précisément cette école comme une arme pour changer le système), il n’est pas moins vrai que l’école capitaliste, dans sa forme pleine et achevée, n’existe pas davantage, n’a jamais existée et n’existera jamais. A défaut de les penser dialectiquement, comme lieux et enjeux de contradictions, l’école démocratique et l’école capitaliste ne sont que des vues idéalisées, sans rapport avec une réalité actuelle ou à venir. Il ne s’agit pas de deux entités exclusives, mais de deux aspects contradictoires d’une même réalité. Et c’est précisément cela qui fait de l’école un enjeu de luttes cruciales. Dans les combats sur les contenus enseignés, sur les structures du système éducatif, sur le financement de l’enseignement, sur les pratiques pédagogiques, se joue le rapport de force entre ces deux pôles. Que nous cédions, même marginalement, sur l’un de ces points, et nous renforçons l’aliénation intellectuelle du peuple et le rôle de l’école comme appareil de reproduction du capitalisme. Que nous marquions au contraire quelques points et nous améliorons la capacité d’action des classes exploitées tout en mettant un peu plus à nu les contradictions du système. Ainsi, l’école démocratique n’est plus un objectif de lutte idéalisé, mais un processus réellement en cours, elle est la transposition de la lutte des classes dans le champ éducatif.

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Nico Hirtt est physicien de formation et a fait carrière comme professeur de mathématique et de physique. En 1995, il fut l'un des fondateurs de l'Aped, il a aussi été rédacteur en chef de la revue trimestrielle L'école démocratique. Il est actuellement chargé d'étude pour l'Aped. Il est l'auteur de nombreux articles et ouvrages sur l'école.