« Allah n’a rien à faire dans ma classe »: lecture critique d’un best-seller

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Paru en septembre 2024, quand la ministre Glatigny (MR) dégainait son très controversé « baromètre du respect »[1], l’essai de Laurence DHondt et Jean-Pierre Martin, « Allah n’a rien à faire dans ma classe. Enquête sur la solitude des profs face à la montée de l’islamisme » a connu un succès certain. Si nous ne ferons pas aux auteurs le procès d’avoir agi sur commande, force est de constater que les deux démarches se rejoignaient. Les protagonistes se sont d’ailleurs retrouvés bras dessus bras dessous en décembre 2024 lors d’une conférence-débat organisée par le Centre Jean Gol[2]. Nous nous livrerons ici à une lecture critique de l’ouvrage.

Un article initialement publié dans L’École démocratique, n°103, septembre 2025 (pp. 14-19).

On prête à un programmeur italien, Alberto Brandolini, d’avoir formulé pour la première fois, dans un post Twitter datant du 11 janvier 2013, un « principe d’asymétrie des baratins » suivant lequel « la quantité d’énergie nécessaire pour réfuter des sottises est bien supérieure à celle nécessaire pour les produire ». Autrement dit : s’il ne faut que quelques minutes pour colporter une idée fausse, il faudra un temps bien plus long pour établir la fausseté de cette même idée.

Si l’on perçoit immédiatement l’intérêt qu’il y a, du point de vue de l’hygiène mentale, à entreprendre l’examen critique des idées que nous jugeons séduisantes afin d’établir leur éventuel écart avec la réalité, un tel « principe », s’il s’avérait exact, pourrait nous décourager d’analyser les idées qui nous paraissent repoussantes au premier abord. En effet, pourquoi investirions-nous autant d’énergie à examiner des idées qui ne nous « engagent » pas – nous paraissant intuitivement éloignées de la réalité et / ou porteuses de conséquences néfastes ?

La réponse à cette question tient en un mot : en raison de leur dangerosité.

C’est pourquoi nous proposons d’ajouter, en complément à ce « principe », la proposition suivante : « le consentement à l’effort de réfutation des sottises est proportionnel au danger que nous estimons attaché à la diffusion de ces mêmes sottises ». Venons-en donc à notre objet, le livre de D’Hondt et Martin, qui mérite toute notre attention en vertu du principe de Brandolini ainsi reformulé…

Première composante de dangerosité (formelle) : la puissance rhétorique obstrue la pensée critique par saturation émotionnelle

Dès sa première lecture, au mois de novembre 2024, ce livre nous apparaissait comme une compilation de témoignages disparates – dont beaucoup relevaient de l’anecdotique – imbriqués dans des tentatives de (pseudo-)dévoilement extrêmement anxiogènes pour qui prendrait le propos de ses deux auteurs au sérieux. Et ce propos, quel est-il ?

De plus en plus d’écoles deviendraient des nids d’islamistes au sein desquels les enseignants courageux (soit ceux qui osent briser l’omerta ambiante en s’opposant à cette montée de l’islam radical) ne peuvent que frôler les murs, faute de considération de la part des pouvoirs publics et des forces sociales de gauche. Cette situation serait la conséquence d’une entreprise ourdie par des sociétés secrètes (les Frères musulmans et les salafistes) agissant de façon dissimulée pour détourner nos écoles de leurs nobles missions de transmission des savoirs et d’émancipation intellectuelle et morale au profit de la promotion d’un islam politique ultra-réactionnaire contraire à nos (sic !) valeurs. Cette montée irrépressible du radicalisme religieux musulman serait en passe de devenir critique – ce djihad qui s’opère à bas bruit nous conduit à une situation que nous ne parviendrons plus à maîtriser si nous ne nous en saisissons pas très rapidement.

De quoi donner des sueurs froides, n’est-ce pas ? Imaginez donc que ce discours soit décliné ad nauseam sur près de 200 pages, entrecoupé de témoignages d’enseignants censés accréditer cette description effroyable et de paroles d’« experts » également convaincus de la réalité et de l’imminence de ce danger (politologue ès djihad, anthropologue spécialisée en « frérisme », professeur de droit public, formateur dans l’enseignement supérieur, etc.). Êtes-vous bien sûr de ne pas ressentir le moindre frisson ?

C’est bien parce qu’il provoque une telle saturation de la pensée par l’émotion que cet ouvrage nous a paru aussi dangereux. Comment peut-on y voir clair quand tout est fait pour susciter l’angoisse et l’effroi, surtout lorsque ces émotions se couplent à un sentiment de prise directe avec la réalité au travers des témoignages retranscrits ? Voici donc la première composante de cette dangerosité, purement rhétorique.

Deuxième composante de dangerosité (de fond) : le cadrage conspiratoire induit une logique de suspicion généralisée ainsi quun lien distendu avec la réalité

Mais admettons… Il ne suffit pas d’indiquer la mobilisation outrancière de l’émotionnel pour invalider un discours. Un « Au feu ! » vise certainement à ce que nous prenions le plus rapidement possible nos jambes à notre cou. Encore faut-il qu’il y ait un incendie.

Dans l’ouvrage, les faits reprochés (aux musulmans, les autres religions n’étant qu’exceptionnellement mentionnées) sont : les demandes d’accommodements jugées nécessaires à l’exercice du culte (comme l’octroi de « jours blancs » lors de l’Aïd pour les établissements comptant une majorité d’élèves de confession musulmane), les contestations du contenu des cours (concernant l’enseignement de la Shoah ou la théorie de l’évolution, par exemple), les discours de haine (particulièrement l’antisémitisme), les discriminations apparemment motivées par l’adhésion à un discours religieux, les diverses manifestations de la « radicalité » islamique (dont l’éventail semble s’étendre jusqu’à la sympathie affichée pour la cause palestinienne), etc.

Ceci nous amène assez naturellement à nous poser cette question : certes, certains de ces faits sont préoccupants, mais nos écoles sont-elles effectivement dans l’incapacité d’y faire face aujourd’hui ? En tout cas cette incapacité est postulée par l’ouvrage, qui souligne la solitude des enseignants et leur désarroi face à la (prétendue) montée de cette menace islamiste. Aussi, les deux auteurs ne piperont mot des ressources déjà existantes, aujourd’hui, pour faire face à ces situations : aucune recommandation liée aux « bonnes pratiques éducatives » en ces matières, aucune mention des services rendus par les équipes mobiles en cas de suspicion de « radicalisme », rien sur les supports offerts par de nombreuses associations[3] ou institutions afin d’aborder des sujets potentiellement clivants en classe en évitant les polarisations excessives, etc. Non, ici nos écoles sont décrites comme des lieux dans lesquels des enseignants soucieux de transmettre nos (sic !) valeurs (occidentales, républicaines, européennes?) feraient face, désarmés et isolés, à des élèves musulmans radicalisés…

Qu’on ne se méprenne pas sur notre propos : évidement, des phénomènes de radicalisation existent. Mais rappelons qu’ils relèvent bien de l’exception et non de la norme. Par ailleurs, les « radicalisés » ne sont pas tous musulmans, loin s’en faut : souvenons-nous qu’une part importante d’entre eux sont issus de l’extrême-droite – il s’agit là d’un phénomène croissant depuis plusieurs années en Belgique comme dans le reste de l’Europe.

Rappeler de telles évidences n’aurait sans doute pas été inutile pour qui prétend se soucier de l’avenir de nos écoles du fait de la montée de la radicalisation, ne serait-ce que pour en offrir une description informée et nuancée, qui soit davantage conforme à la réalité… Le débat rationnel, ici, est d’emblée mis en déroute par un registre conspiratoire : ce qui est dit et montré est immédiatement suspecté de duplicité et l’absence d’éléments de preuve est généralement interprétée comme le signe d’une dissimulation volontaire.

Quand il ne s’agit pas, tout simplement, de tordre ou de prêter mensongèrement des propos à des institutions publiques afin d’accréditer l’idée d’une menace grave et imminente. Exemple : « Une étude réalisée en Flandre par le réseau de l’enseignement officiel a appuyé la pertinence de notre projet. Selon cette étude publiée en novembre 2023, le nombre de signalements, de propos et de comportements radicaux des élèves est passé de trois ou quatre par an en 2019 à trois ou quatre par jour en 2023 » (p. 12). Aucune note de bas de page ni notice bibliographique ne permet d’identifier clairement cette source – une habitude chez nos auteurs. Par ailleurs, malgré nos nombreuses recherches, nous n’avons trouvé aucune trace d’une telle « étude ». Néanmoins, il est vraisemblable que l’« étude » en question corresponde en réalité aux déclarations de Karin Heremans, l’une des contributrices figurant dans la section « remerciements » de l’ouvrage (page 189) et qui témoigne dans le chapitre 11 (pp. 177-183) de son expérience en tant que directrice de l’Athénée Royal dAnvers ayant interdit le port de tenues à caractère confessionnel dans son établissement dès 2009 ainsi que des recommandations que lui inspire sa mission entamée depuis 2015 au sein du RAN (le Radicalisation Awareness Network mandaté par la Commission Européenne pour documenter et prévenir les phénomènes de radicalisation). En effet, il est troublant de constater que les chiffres avancés par les auteurs sont exactement les mêmes que ceux rapportés par Mme Heremans dans un article publié le 10 novembre 2023 par la VRT, intitulé «Les écoles flamandes assistent à une polarisation grandissante parmi les élèves»[4] : « Le nombre de signalements de propos ou de comportements radicaux a fortement augmenté ces derniers temps, commente Karin Heremans, responsable auprès du réseau denseignement officiel GO!. En 2018 et 2019, on ne recevait que trois ou quatre signalements par an pour notre réseau. Aujourd’hui, on en a trois ou quatre par jour’ ».

Évidemment, une telle multiplication des signalements est à ce point spectaculaire qu’elle ne manque pas d’interroger : cette hausse traduit-elle une recrudescence affolante de l’islamisme dans les écoles flamandes, comme nos deux auteurs le laissent entendre ? Ou bien doit-on s’interroger également sur la part de signalements abusifs afin de déceler le niveau de crispation identitaire d’une partie du personnel éducatif néerlandophone ?

S’agissant des musulmans de Belgique, une grande enquête statistique a été menée sous la direction des chercheuses Corinne Torrekens et Ilke Adam, politologues belges spécialistes de l’intégration des communautés musulmanes en Europe (et singulièrement en Belgique), enquête commandée par la Fondation Roi Baudouin et publiée en 2015. La section relative aux « valeurs concernant la sphère publique » relate un niveau d’adhésion aux diverses composantes des démocraties libérales très proche de celui des « belgo-belges », qu’il s’agisse de la séparation entre les religions et l’État, de l’importance reconnue aux assemblées délibératives dans le processus démocratique (par opposition à un exécutif fort), de la liberté de la presse, de la séparation des pouvoirs, etc. Certes, on y observe également un conservatisme moral et sexuel plus marqué chez une partie des répondants que dans le reste de la population « belgo-belge », mais celui-ci est assez typique des différentes communautés religieuses, hors islam. Des éléments qui indiquent la marginalité des positions extrémistes opposées aux principes démocratiques parmi les membres des communautés musulmanes belgo-turque et belgo-marocaine majoritaires en Belgique.

 

Malheureusement, en raison du cadrage imposé par nos auteurs, il ne nous viendra pas à l’esprit d’imaginer que la hausse de ces signalements (dont nous ignorons toujours, à ce stade, s’il est le fruit d’une estimation au doigt mouillé de la part de Mme Heremans ou bien s’il figure effectivement dans une « étude » réalisée par le réseau GO! ) puisse concerner des actes et des propos jugés « radicaux » qui n’auraient aucun lien avec l’islam. C’est là la conséquence d’une troncature. Voyez plutôt ces autres éléments présents dans l’article de la VRT : « Il est également question de propos ultra-conservateurs, homophobes ou extrêmement misogynes dans lesquels la religion ne joue aucun rôle, ou un rôle minime… ». Éluder de tels propos lorsque l’on se réfère à cette entrevue, pour accréditer l’idée d’une montée irrépressible de l’islamisme dans nos classes, c’est a minima induire le lecteur en erreur par négligence. Pour les islamistes, « l’école est une cible », nous disent les auteurs. Et pour établir ce fait, ils n’hésitent pas à recourir aux illustrations les plus choquantes: « En Afghanistan, 2,5 millions de jeunes filles sont bannies de l’école. Revenu au pouvoir en 2021, le régime fondamentaliste des talibans a interdit aux élèves de sexe féminin de suivre des cours au-delà de la sixième année primaire ». Evidemment, l’exemple suscite une indignation et une colère bien légitimes. Mais, une fois passé votre courroux, vous en viendrez peut-être à vous poser cette question : quel rapport avec nos écoles, en Belgique ?

Bref, le cadrage conspiratoire adopté par nos auteurs ne se pique pas de logique. L’essentiel, dans cette (pseudo) enquête, c’est qu’apparaisse nettement le danger lié à cette (prétendue) recrudescence de l’islamisme…

Les membres et sympathisants de l’Aped seront sans doute étonnés de découvrir qu’une page de l’ouvrage Allah n’a rien à faire dans ma classe fait une mention favorable de nos travaux : « En Belgique francophone, les décrets inscription qui régulent depuis 2007 l’accès des élèves à la première année du secondaire n’ont pas atteint leurs objectifs, c’est-à-dire favoriser la mixité des enfants issus de milieux, d’origines, de convictions différentes. Selon une étude publiée en mars 2024 par le mouvement de réflexion Aped (Appel pour une école démocratique), 53 % des élèves francophones fréquentent une « école ghetto », c’est-à-dire une école sans mixité culturelle, 28 % une école à l’indice socio-économique très faible et 25 % une « école de riches » ». Qu’ils soient rassurés, l’emprunt à nos travaux s’arrêtera à ces quelques statistiques : l’essentiel n’est certainement pas, pour nos auteurs, de voir dans cette ségrégation scolaire issue de notre système d’inscription organisé en « quasi-marché » l’une des causes structurelles majeures de la reproduction des inégalités socio-scolaires de notre enseignement. Qu’on ne s’y trompe pas, cet emprunt ne vaut que pour décrire l’une des spécificités de notre système en ce qu’il favoriserait la montée de l’islamisme dans nos écoles. « Les mouvements islamistes s’enracinent dans l’environnement de ces « écoles ghettos ». Ils peuvent plus facilement y exercer un contrôle social. De quel « contrôle social » est-il question ici, exactement ? Suppose-t-on que les « écoles ghettos » ne posent problèmes que dans la mesure où elles concentrent des populations non seulement précarisées mais également – et surtout ! – musulmanes, car une « victimisation » pourrait alors en être faite (à profit) par les Frères musulmans gravitant dans les associations para- scolaires intervenant au sein de ces établissements ? Là encore, une telle accusation mériterait démonstration, selon nous. Mais nous le savons à présent : nos auteurs préfèrent de beaucoup les déclarations anxiogènes au patient et difficile travail d’administration de la preuve. Le lecteur un tant soit peu exigeant restera donc sur sa faim…

Troisième composante de dangerosité (de champ) : l’école prise comme champ de bataille idéologique ou le risque que cette institution assurant lintégration se transforme en outil de domination

Si la lecture d’Allah na rien à faire dans ma classe nous a heurté au point que nous y consacrions un tel temps et une telle énergie, ce n’est pas uniquement en raison de la nécessité politique que nous ressentions d’y opposer quelques contre-feux.

Une partie de ce qui nous motiva dans ce travail tient également à notre situation et confine, d’une certaine façon, à l’intime : c’est l’irruption soudaine et irrépressible, dans notre esprit, des visages de certains de nos élèves et de nos collègues, lors de la lecture de cet ouvrage, ainsi que les sentiments qui s’y mêlèrent. En effet, nous avons la chance de travailler depuis plusieurs années au sein d’un établissement du réseau officiel en région bruxelloise en tant que maître spécial chargé des cours d’éducation à la philosophie et à la citoyenneté dans le primaire et le secondaire. D’après ce que nous en savons, l’indice socio-économique de notre établissement est compris, suivant les années, entre 4 et 6 sur 20. Bref, nos élèves sont généralement issus de milieux modestes, mais ils sont heureusement peu nombreux à vivre de façon misérable. Le travail n’y est pas toujours facile, notamment en raison du nombre d’élèves par classe; des diverses formalités administratives dont nous devons nous acquitter sans toujours en percevoir le sens; de la présence de nombreux élèves nécessitant la mise en place d’aménagements raisonnables; de la vétusté de certains locaux, etc. Et des quelques problèmes de discipline que nous rencontrons parfois, à l’évidence, comme partout ailleurs.

C’est donc une « école ghetto », comparable à de nombreuses autres qui sont citées dans l’ouvrage de Jean-Pierre Martin et de Laurence D’hondt. Ici aussi, l’homogénéité sociale est importante – notre combat au sein de l’Aped vise précisément à lutter contre cet état de fait qui mine la possibilité, pour notre système scolaire, de produire les conditions d’une scolarisation assurant véritablement une égale participation de tous nos élèves, une fois quittés les bancs de l’école, à la vie démocratique de notre société. Nos écoles restent trop souvent, malheureusement, des lieux de reproduction des inégalités sociales présentes. Avec cet élément aggravant à nos yeux : elle les renforcent même, symboliquement, en souscrivant trop souvent à l’idéologie méritocratique.

« Quand on veut, on peut » – si l’on n’a pas pu (obtenir un emploi aux conditions de travail et de rémunération décentes, par exemple), alors c’est qu’on a manqué de volonté, qu’on a manqué de persistance dans l’effort, etc. Un parcours scolaire accidenté est souvent interprété de la sorte. Et on fait fi, par là, des inégalités de dotation qui voient les enfants issus d’un milieu aisé bénéficier de toutes les facilités quand la plupart des autres, à qui manque le capital financier et / ou culturel (de la culture légitimée par l’institution scolaire, s’entend, et de son rapport aux savoirs), piétineront en se demandant « pourquoi ? ». Et pourtant, ils sont tous méritants ! Car, même quand ils la haïssent, la chahutent ou la redoutent, les élèves conçoivent que la fonction première de l’école, même lorsqu’elle faillit à sa mission, c’est de les mettre en capacité de s’inscrire avec bonheur dans la société lorsqu’ils sortiront de ses bancs. Et donc ils s’accrochent, du mieux qu’ils peuvent et avec les moyens du bord (inégalement répartis).

Pourquoi ce détour ? En réalité, nous sommes revenu à notre point de départ : en commettant pareil ouvrage, les auteurs d’Allah na rien à faire dans ma classe, loin de protéger nos écoles d’une menace (qu’ils fantasment assez largement par ailleurs) portent en réalité un tort immense à la visée démocratique de cette institution. En effet, le discours islamophobe et conspiratoire contenu dans ce livre salit nos élèves en faisant d’eux des menaces potentielles offertes à la vindicte populaire pour figurer parmi la liste très extensible des « islamistes » (en devenir, cette fois-ci ?). La boue.

Cette logique de suspicion ne s’attaque pas seulement aux élèves. Il y a nos collègues, nos éducateurs et éducatrices, les membres de notre personnel administratif et ouvrier, etc. Beaucoup sont de confession musulmane. Chacun et chacune vit sa foi à sa manière, sans prosélytisme, à mille lieux des descriptions anxiogènes fournies dans cet ouvrage qui les dépeint en fréristes ou en salafistes à demi voilés (j’assume le jeu de mot). Mais, en réalité, seraient-ils tout de même des frères cachés ? Des sœurs attendant secrètement leur heure avant de se lancer dans le jihad ? Etc. Encore la boue.

Et j’entends déjà l’objection : « Mais peut-être que de tels cas existent malgré tout dans d’autres établissements ? ». En effet. Mais alors, s’il devait y avoir « enquête » sur ces cas, on serait en droit d’espérer un bien meilleur travail que celui fourni par ces deux « journalistes ». Et nous croyons aussi que l’expression du fait religieux peut se faire sans risquer nécessairement de porter atteinte à la liberté de conscience des autres.

Mais il y a fort à parier qu’une telle croyance soit mise à rude épreuve si, d’aventure, la rhétorique nauséabonde de nos deux auteurs en venait à conquérir les cœurs et les esprits d’une majorité de nos concitoyens. Assurément, elle aura déjà trouvé l’oreille attentive et bienveillante de notre Ministre de l’enseignement, qui couvrit d’éloges les auteurs pour leur « enquête » lors de la soirée de conférence-débat organisée au Centre Jean Gol mais également lors de la journée de rencontres-débats organisée par Les Universalistes au sein de l’ULB, intitulée « l’École face aux menaces identitaires, communautaristes et religieuses ».

Oui, il est à craindre que pareil ouvrage complique grandement l’« inscription heureuse » de ces « méritants » – élèves comme enseignants. Par les logiques de suspicion qu’il ne manquera pas de générer chez une partie des lecteurs – en ce compris chez certains enseignants. Par les tensions qui ne manqueront pas d’advenir alors au sein des établissements, détériorant par-là leur climat scolaire – détérioration que l’on sait être, par ailleurs, un facteur de risque en termes de radicalisation. Par la considération que lui a déjà réservée notre gouvernement, très pressé qu’il fut d’organiser des auditions dédiées à ce thème de la « montée de la radicalisation » dans nos écoles, en motivant son initiative par les conclusions de cette (pseudo) « enquête journalistique », ce qui est affligeant.

Par pitié, ne laissons pas le débat public sur l’école être gagné par cette boue islamophobe et conspirationniste ! Il nous revient d’opposer à ce discours celui d’une école qui soit à la hauteur de sa mission intégratrice, y compris vis-à-vis des groupes religieux minoritaires.

Notons cette remarque intéressante du référent radicalisme pour les Équipes mobiles de la DGEO (Direction Générale de l’Enseignement Obligatoire) daté du 18 mars 2021, formulée dans le cadre d’une interview réalisée par François Rinschbergh, un sociologue de l’UCL mandaté en 2021 par la FWB pour dresser le bilan des différents dispositifs de prévention et de lutte contre la radicalisation et l’extrémisme violent en Belgique francophone : « les écoles sont de plus en plus relativement épargnées par ce problème particulier [de la radicalisation. »

Quatrième composante de dangerosité (de contexte) : l’écho médiatique et linstrumentalisation politique par gros temps…

À présent que nous avons indiqué les éléments formels et de fond qui nous amènent à considérer l’ouvrage Allah na rien à faire dans ma classe comme un livre dangereux, nous souhaiterions élargir un peu notre focale en dressant un portrait pointilliste du contexte général dans lequel s’inscrit la parution de cet ouvrage, en montrant la montée du niveau de l’islamophobie dans nos sociétés ; ensuite, indiquer quelle semble être l’instrumentalisation politique de cet ouvrage menée par notre gouvernement actuel, ceci afin de faire l’examen critique des principales annonces de notre Ministre concernant la politique de lutte contre la montée des radicalismes et des extrémismes violents qu’elle entend mener.

L’ouvrage Allah na rien à faire dans ma classe n’apparaît pas dans un contexte vierge de tout racisme – loin s’en faut !

Les preuves d’une recrudescence des discours et comportements haineux sont assez nombreuses et variées : outre le flot quasi-ininterrompu de déclarations choquantes, volontairement proférées par des « élites » radicalisées afin de se démarquer de leurs concurrents, par leur caractère « clivant » et « sulfureux », en espérant récolter ensuite les lauriers de cette haine par une hausse de leur audimat ou de leur cote de popularité, on peut recenser, du côté de la société civile, les dépôts de plaintes et autres signalements pour infractions, les sondages d’opinion et enquêtes de victimation…

Une enquête réalisée en 2019 par l’institut de sondage Ifop à la demande de la Fondation Jean Jaurès et de la DILCRAH (Délégation Interministérielle à la Lutte Contre le Racisme, lAntisémitisme et la Haine anti-LGBT)[5] porte spécifiquement sur les discriminations islamophobes. Elle a été réalisée sur un échantillon représentatif de 1.007 personnes de 15 ans et plus, résidant en France métropolitaine et se déclarant de confession musulmane.

L’un des principaux enseignements de cette enquête est le suivant : 42 % des personnes interrogées ont déclaré avoir été victimes de discrimination en France en raison de leur religion au moins une fois au cours de leur vie. Pour une majorité de ces musulmans discriminés en raison de leur religion (soit 32 % de l’échantillon total ou 76 % du sous-ensemble des « victimes de discriminations »), ces discriminations auraient eu lieu au cours des cinq années précédent l’enquête, ce qui nous conforte dans l’idée d’une augmentation du niveau d’islamophobie ces dernières années, au moins pour la France.

Les situations les plus fréquemment évoquées sont, par ordre d’importance décroissant : dans le cadre de la recherche d’emploi (17 %) ; dans le cadre de la recherche d’un logement (14 %) ; dans le cadre des relations avec les enseignants en contexte scolaire (14 %) ; dans le cadre d’un contrôle d’identité par les forces de l’ordre (13 %) ; etc.

Malheureusement, de telles enquêtes portant spécifiquement sur les actes et propos islamophobes sont peu nombreuses.

Néanmoins, en mettant en parallèle ces données avec celles issues des services de police et de gendarmerie (dépôts de plainte) ainsi que celles issues des sondages d’opinion type Baromètre du racisme de la CNCDH, nous sommes frappés par la grande congruence des données : tout semble indiquer une hausse des infractions racistes depuis au moins une décennie – et, singulièrement, des infractions à caractère islamophobe -, cette hausse étant particulièrement marquée depuis 2023 (les niveaux d’antisémitisme et d’islamophobie étant malheureusement tributaires d’une actualité géopolitique particulièrement dramatique…). Tout se passe donc comme si les auteurs de racisme, parmi lesquels les islamophobes, se trouvaient paradoxalement renforcés et radicalisés dans leurs positions, hésitant de moins en moins à passer à l’acte.

Bref, voici donc l’ensemble des éléments qu’il nous faut avoir à l’esprit lorsque nous lisons un ouvrage tel qu’Allah na rien à faire dans ma classe : les membres de la communauté musulmane font actuellement face à de nombreuses et croissantes discriminations en raison de leur appartenance religieuse. Fantasmés, déclassés, ostracisés, injuriés, menacés, violentés, etc. Ils et elles sont très nombreux et nombreuses à subir un violent rejet de la part de nombreux concitoyens[6].

Aussi, quand s’ajoute à ce torrent de haine un succès d’édition[7] faisant de l’« islamisme » – concept flou chez nos auteurs, aux amples et angoissantes ramifications – une menace mortelle et imminente et pour nos écoles et, plus généralement, pour notre société – que peut-on en attendre de bon ?

Hélas, pour notre Ministre de l’enseignement, Madame Valérie Glatigny, Allah na rien à faire dans ma classe, est un élément d’objectivation. Elle l’affirme le 25 novembre 2024 en Commission de l’Éducation[8]. A-t-elle lu sérieusement cet ouvrage ? A-t-elle eu, par exemple, la curiosité d’interroger la méthode de collecte des témoignages adoptée par ses deux auteurs ? – où elle se serait aperçue d’un biais d’échantillonnage évident, les témoins ayant tous été contactés par l’entremise d’un collectif d’enseignants de la Haute École Francisco Ferrer mobilisé contre le port du voile dans les écoles[9]. Pour autant que l’on sache, notre Ministre a toujours couvert d’éloges cette « enquête journalistique » – qui n’a en réalité d’« enquête » que le nom. La Ministre ajoute que son Baromètre du respect, lancé quelques semaines avant la sortie du livre, apportera là aussi des éléments d’objectivation. Fort heureusement, le travail d’analyse critique de ce Baromètre du respect a été fait, et de bien belle manière, par Renaud Maes[10] et celui-ci est formel : « la conception du questionnaire est problématique et ne passerait pas, il faut le souligner, la barre d’un cours de première année de bachelier en méthodes de recherches, quelle que soit la discipline considérée. L’interprétation des données s’avère donc forcément une gageure. »

Il en va de même pour l’ouvrage qui nous occupe.

 

Notes

  1. Nous y avons consacré un dossier dans l’Ecole démocratique n°102 de juin 2025.
  2. Le 16 décembre 2024, le Centre Jean Gol – think tank du MR, parti libéral actuellement au pouvoir – réunissait près de 500 personnes pour assister à la « Conférence-Débat Allah na rien à faire dans ma classe” : la détresse des enseignants et des directions d’école face à la montée de lislamisme ». Les auteurs Laurence D’Hondt et Jean-Pierre Martin y intervenaient aux côtés du président du MR, Georges-Louis Bouchez et de la ministre Valérie Glatigny.
  3. Citons pêle-mêle : l’Unesco, le CNAPD, le MRAX, Unia, le Réseau Canopé, les Grignoux, Prisme, Question Santé, Dakira, DiverCité, Géoconfluences, etc. Ce monde-là est en réalité foisonnant…
  4. https://www.vrt.be/vrtnws/fr/2023/11/10/les-ecoles-flamandes-assistent-a-une-polarisation-grandissante-p/ Notons que cette citation figure également, quasiment mot-à-mot, en page 178 de l’ouvrage lorsque débute l’interview de Madame Karin Heremans, ce qui nous conforte dans notre sentiment : il s’agit en page 12, non pas d’un extrait d’un quelconque rapport de recension commandé par GO ! mais bien d’une simple déclaration de Mme Heremans.
  5. « Étude Ifop pour la DILCRAH et la Fondation Jean-Jaurès réalisée par téléphone du 26 août au 18 septembre 2019 auprès de 1.007 personnes, représentatif de la population de religion musulmane âgée de 15 ans et plus résidant en métropole », consultable en ligne à l’adresse suivante : https://www.jean-jaures.org/wp-content/uploads/drupal_fjj/redac/commun/productions/ 2019/1106/116663_presentation_ifop_dilcrah_2019.11.06.pdf
  6. Si nous nous sommes concentrés exclusivement sur le cas de la France pour documenter la montée de cette islamophobie, en raison de l’abondance des sources et des influences françaises très présentes dans l’ouvrage Allah n’a rien à faire dans ma classe, le lecteur curieux de l’état de l’islamophobie en Belgique pourra néanmoins trouver de quoi satisfaire sa curiosité en parcourant les sites de l’ Unia, du MRAX et du CIIB. Voir https://www.unia.be/fr/equality-data-hub ; https://mrax.be/nos-publications/#next & https://islamophobia.be/wp- content/uploads/2023/02/RAPPORT_CHIFFRES_CIIB_2021.pdf
  7. https://www.21news.be/le-livre-dont-la-conference-a- ete-annulee-a-la-fnac-numero-1-des-ventes-sur-amazon/
  8. Compte-rendu intégral de la Commission de l’Éducation, de l’Enseignement de promotion sociale, de la Promotion de Bruxelles et de la Recherche scientifique du Parlement de la communauté française, p. 5, ce document est consultable en ligne à l’adresse suivante : https://archive.pfwb.be/1000000020da0b6
  9. La journaliste Charlotte Hutin, dans un article publié le 5 novembre 2024 dans les colonnes du journal Le Soir et qui était consacré à l’ouvrage Allah n’a rien à faire dans ma classe, avait eu la bonne idée d’interroger les deux auteurs de ce livre sur leur méthode de collecte des témoignages d’enseignants. Or, cette dernière nous paraît tout à fait questionnable… En effet, nous apprenions alors, de la bouche de Jean-Pierre Martin, que cette collecte s’était faite « grâce à un comité d’enseignants de la Haute École Francisco Ferrer (qui s’était engagé en faveur de la neutralité et contre le port de signes convictionnels dans l’enseignement supérieur du réseau officiel, NDLR) qui nous a permis de joindre d’autres professeurs souhaitant exprimer leur désarroi. » Cf. Charlotte Hutin, « Les écoles font-elles face à une montée des revendications identitaires et religieuses ? », Le Soir, 5 novembre 2024
  10. Voir notre « Ecole démocratique » n°102, juin 2025