Baromètre du respect dans l’enseignement : une masterclass de manipulation politique réactionnaire

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Par Renaud Maes[1]

La ministre de l’éducation de la Fédération Wallonie-Bruxelles, Valérie Glatigny (MR), a récemment présenté les résultats de son « baromètre du respect ». Reproduits très fidèlement dans plusieurs quotidiens[2], répercutés abondamment sur les réseaux sociaux, ces résultats ont interpellé… Et pour cause ! Ils touchent en effet à l’une des questions les plus « socialement vives » lorsqu’on évoque l’éducation, à savoir l’autorité des enseignant·es.

Un article initialement publié dans L’École démocratique, n°102, juin 2025 (pp. 7-12).

Si Valérie Glatigny a décidé de se saisir de cette question éminemment polémique, c’est avec un parti-pris explicite, celui de la déclaration de politique communautaire. Elle déclare ainsi : « Notre DPC met en avant la nécessité d’instaurer une politique structurelle visant à améliorer le climat scolaire. Et cela passe notamment par un retour à l’autorité et au respect des enseignants dans leur classe. Pour y parvenir, il était impératif de se baser sur des données, des indicateurs objectivés en termes de respect des enseignants en tant que fonction sociétale. Force a été de constater que ce travail n’a jamais été fait au cours des précédentes législatures. C’est dans ce contexte qu’il m’a semblé important de lancer le Baromètre du respect, avec pour objectif d’orienter correctement les actions futures et de bâtir un environnement de travail plus respectueux. »[3]

On remarque deux éléments : d’une part la Ministre inscrit d’emblée sa démarche dans un « retour à l’autorité et au respect », caractéristique de la rhétorique politique réactionnaire sur l’école ; d’autre part, elle insiste bien sur la dimension « objectivée » de la démarche, sur la recherche de données probantes. Le baromètre a donc une vocation de « mesurer » une certaine réalité, d’en déterminer l’ampleur, afin d’adopter des mesures « en prise » avec cette réalité objectivée. Notons également que des données existent bien, à l’opposé de ce que déclare la ministre : une enquête multidimensionnelle et systémique consacrée au bien-être dans le cadre scolaire a déjà été menée en 2022-2023 en Fédération Wallonie-Bruxelles. L’enquête menée sous la houlette de l’ULiège et de l’UCLouvain, a récolté, dans le cadre des travaux du Pacte pour un enseignement d’excellence, les avis d’un échantillon statistique de 4000 élèves, 1800 membres des équipes éducatives et 1000 parents.

L’objet du présent article est donc d’analyser dans quelle mesure le nouveau baromètre serait réellement un outil d’objectivation et de tenter d’en déduire quelques hypothèses sur la pertinence des conclusions politiques qui en sont tirées. Nous commencerons par analyser le processus de production des données du baromètre, puis analyserons l’interprétation des réponses, et conclurons sur les pistes d’action politique qui en découlent.

La production de données biaisées

Le « baromètre du respect » est en réalité un questionnaire qui a été transmis en octobre 2024 par l’administration de l’enseignement à l’ensemble des 110 000 enseignant·es qui opèrent à divers niveaux et divers types de l’enseignement obligatoire. Le taux de réponse est de l’ordre de 9%, plutôt un bon score pour une étude statistique. Si l’échantillon des répondant·es était purement aléatoire et le questionnaire bien conçu, les résultats pourraient être facilement généralisés à la population des enseignant·es, avec une marge d’erreur maximale assez faible (inférieure à 1% au niveau de confiance de 95%).

« La conception du questionnaire est problématique et ne passerait pas la barre d’un cours de première année de bachelier en méthodes de recherches. »

Toutefois, nous devons d’emblée remarquer un problème dans le design méthodologique : intituler une enquête « baromètre du respect » donne le ton. La notion de respect, dans un contexte scolaire, est en effet associée à certaines conceptions pédagogiques spécifiques, « plutôt rigoristes ». Si l’on ajoute à cela la proximité temporelle de l’enquête avec la campagne électorale, où la question du « respect de l’autorité » s’est avérée centrale dans le discours du MR, il y a un risque évident que celles et ceux qui ont répondu soient préférentiellement celles et ceux qui considèrent qu’il y a un vrai enjeu autour du « respect » et de « l’autorité ». En d’autres termes, les enseignant·es qui se sentent le « moins respecté·es », celleux pour lesquel·les c’est un « enjeu » crucial, ont potentiellement répondu plus massivement que les autres, ce qui fausse inexorablement les résultats. Ce biais probable, que l’on appelle parfois « biais d’auto-sélection », implique que l’on doive d’emblée considérer les résultats avec énormément de nuances.

Venons-en maintenant aux questions posées et commençons par trois règles de « base » de la conception de questionnaires : la règle d’intelligibilité – est-ce que les questions sont compréhensibles pour les répondant·es ? –, la règle de signification – est-ce que les questions font appel à des concepts suffisamment précis voire univoques ? –, et la règle d’unicité de l’objet – est-ce que la question porte bien sur un seul objet et pas un amalgame d’objets de nature différente ?

La règle d’intelligibilité n’est que peu respectée. À titre d’exemple, les questions 13 à 16 faisaient référence aux « parents ou la personne investie de l’autorité ». On suppose que c’est de l’autorité parentale dont il est question, mais il faut relire plusieurs fois la question pour saisir qu’effectivement c’est ce dont il s’agit. Forcément, cela implique une plus faible qualité des réponses.

La règle de signification est enfreinte à de très nombreuses reprises. Ainsi, la question 11 était formulée comme suit : « Lors de la gestion d’incidents avec des élèves/étudiants/apprenants (ex. manquement au respect ou comportement inapproprié), avez-vous les moyens nécessaires pour faire respecter votre autorité en classe ? » Plusieurs notions dans cette question sont très floues : « incidents », « manquement au respect », « comportement inapproprié », « faire respecter votre autorité ». Pire encore, la « clarification » supposée (« manquement au respect ou comportement inapproprié ») renforce le flou de la question, vu qu’en toute logique on pourrait supposer qu’un « manquement au respect » est a priori un « comportement inapproprié ». Le fait de lier les deux par un « ou » rend la question plus confuse.

La question 24, traitant d’une problématique particulièrement sujette à polémique, montre une double rupture, puisqu’elle enfreint la règle de signification et la règle d’unicité de l’objet : « Lorsque je traite des sujets controversés, je modifie parfois mon discours pour éviter d’être mal compris(e) ou critiqué(e). » La notion de « sujet controversé » est ici très problématique, en ce qu’elle peut être comprise de manière extrêmement différente par les répondant·es. Le second problème est l’association entre « être mal compris(e) » et « critiqué(e) » : les réponses vont agglomérer les deux dimensions. Or modifier le discours pour éviter un malentendu semble plutôt une précaution utile et nécessaire, là où modifier le discours pour éviter une critique peut parfois être problématique en termes de rapport pédagogique.

Mais les infractions nombreuses à ces trois règles ne sont pas ce qu’il y a de plus interpellant dans ce questionnaire. On y trouve en effet deux autres défauts « critiques », qui impliquent l’impossibilité d’une interprétation des réponses recueillies : le parti-pris de réalisation et l’absence de distinction fiction-expérience.

Le parti-pris de réalisation est une erreur de conception « classique des classiques » : il s’agit de penser a priori qu’un événement doit nécessairement toujours survenir. Ainsi, la question 11, « Lors de la gestion d’incidents avec des élèves/étudiants/apprenants (ex. manquement au respect ou comportement inapproprié), avez-vous les moyens nécessaires pour faire respecter votre autorité en classe ? », supposait que les incidents arrivent forcément. Et les modalités de réponses (Tout à fait d’accord, Plutôt d’accord, Plutôt pas d’accord, Pas du tout d’accord) ne laissaient aucune place à une situation « sans incident ». De même, la question 20, « Lorsqu’un problème survient avec un élève/étudiant/apprenant, ma direction me consulte et prend en compte ma version des faits » implique que les problèmes surviennent forcément avec les élèves. Et à nouveau, les modalités forçaient à prendre position, sans laisser la possibilité d’indiquer que cela n’est jamais arrivé.

Le parti-pris de réalisation de ces deux questions est d’autant plus problématique que la ministre prétendait « objectiver » les choses : on voit ici que l’a priori est bien que des tensions existent, le questionnaire ne pouvant donc que confirmer cette hypothèse toute politique.

L’absence de distinction entre fiction et expérience est liée quant à elle à l’utilisation de « scénarios » dans plusieurs questions. Le problème, c’est qu’à plusieurs reprises, le formulaire ne laissait pas la place pour indiquer « cela ne m’est jamais arrivé » : des répondant·es ont donc répondu en étant forcé « d’imaginer » ce qui se passerait dans le scénario, alors que d’autres ont répondu en fonction de ce qu’iels ont réellement vécu. L’interprétation des réponses en devient tout simplement… impossible. Un exemple intéressant est la question 22 : « Lors d’une réunion d’équipe, vous proposez une nouvelle pratique pédagogique qui diffère des pratiques habituelles. Comment vos collègues réagissent-ils face à votre suggestion ? » La réponse à cette question basée sur un scénario ne distinguant pas fiction et expérience était obligatoire. Par ailleurs, les modalités de réponse possibles, qui forçaient à prendre position, étaient rédigées comme suit : « Très respectueux et ouverts, Plutôt respectueux, Peu respectueux, Pas du tout respectueux ». La première modalité se distingue complètement des autres : on associe « respectueux » à « ouverts »… or on peut imaginer que les collègues soient très respectueux tout en étant absolument opposés à une « nouvelle pratique pédagogique ». On voit ici un biais de conception évident : on associe le fait d’adhérer à la proposition au fait d’être respectueux, et pour une seule modalité de réponse qui plus est.

La liste des défauts est encore longue, mais on l’aura compris : la conception du questionnaire est problématique et ne passerait pas, il faut le souligner, la barre d’un cours de première année de bachelier en méthodes de recherches, quelle que soit la discipline considérée. L’interprétation des données s’avère donc forcément une gageure, dont nous allons voir comment elle a été gérée.

La lecture biaisée des données biaisées

La Ministre offre dans sa communication sur le web et les réseaux sociaux sa lecture des réponses sous un format particulièrement synthétique : « 78.6 % des enseignants se sentent « toujours » ou « souvent » respectés dans leurs interactions quotidiennes avec les élèves, 95 % des enseignants ont déjà été confrontés à un manque de respect de leurs apprenants et 39.4 % plus de dix fois en cinq ans, 48.6 % des enseignants se sentent « toujours » ou « souvent » respectés par la famille, 67.1 % estiment que leur métier est peu valorisé par la société et, enfin, 62 % des enseignants déclarent s’être autocensurés au cours des cinq dernières années, à savoir qu’ils ont hésité à enseigner des faits scientifiques ou historiques qui font partie intégrante des référentiels. »

Notons d’emblée l’énorme erreur de lecture de statistiques qui consiste à répercuter les résultats d’une enquête en globalisant directement à la population, sans indication de marge d’erreur ou de niveau de confiance. Avec le risque élevé de biais d’échantillonnage de l’enquête, il est ici vraiment douteux de globaliser les résultats.

Par ailleurs, on voit ici que la ministre a opéré un choix d’indicateurs qui suggère une forme de nuance sur la question du respect des élèves… tout en soulignant des chiffres très élevés, qui accréditent quand même son hypothèse, à savoir qu’un vrai problème de respect existe. Mais elle oublie toutefois de préciser que vu l’absence même de définition univoque de « manque de respect », la donnée récoltée via le questionnaire est profondément liée à la perception différenciée que l’on peut en avoir : un « simple » bavardage pendant que l’enseignant·e parle peut, par exemple, être perçu ou non comme un manque de respect en fonction de sa sensibilité. Le risque important de biais d’autosélection déjà évoqué précédemment implique ici une vraie prudence dans la lecture des données. Surtout, on n’a pas du tout évalué si les répondant·es considèrent que le « manque de respect » auquel iels ont été éventuellement exposé·es était grave, on n’a aucune donnée sur « la nature » de ce « manque de respect » ! Imaginons qu’un enseignant confronté à un élève qui est venu en short en classe durant trois semaines au printemps, alors que le règlement de l’école interdit les shorts, considère logiquement avoir été confronté à un manque de respect : le voilà donc confronté à 15 manques de respect en moins d’un mois… Notons que le premier indicateur, cité par la ministre elle-même, qui concerne le quotidien, est sans doute plus concret et donc un peu plus fiable : or il donne à voir une situation finalement plutôt positive.

En ce qui concerne le rapport à la famille, la ministre prend moins de précautions, elle choisit un indicateur inquiétant : moins de la moitié des enseignant·es se sentent donc respecté·es… Or quand on examine les différents éléments évalués dans l’enquête, on se rend compte que des résultats vont en fait absolument dans l’autre sens. Il en est ainsi de deux mesures d’adhésion à des affirmations. À la question 13, « les parents (…) respectent mon rôle et mon autorité pédagogique », les répondant·es sont 70% à avoir indiqué « plutôt d’accord » ou « tout à fait d’accord » sur une échelle à 4 niveaux allant de « pas du tout d’accord » à « tout à fait d’accord ». À la question 15, « Quand un parent (…) s’adresse à vous concernant la progression de son enfant, avez-vous le sentiment que votre professionnalisme et votre analyse sont respectés ? », iels sont 63.3% à répondre « souvent » ou « toujours » sur une échelle à 5 degrés allant de « jamais » à « toujours ». Bref, ici, le « cherry picking » [4] d’indicateurs est tout à fait évident, allant dans le sens d’une confirmation d’un parti-pris idéologique évident.

Mais le chiffre-choc le plus évident, c’est les 62% d’enseignant·es qui s’autocensurent. Évidemment, il s’agit « du » chiffre qui fait le plus l’objet de commentaires. Citons à ce sujet un extrait de l’article de Charlotte Hutin (2025) dans Le Soir traitant du baromètre : « L’enquête révèle également que 62 % des enseignants disent s’être déjà autocensurés, sans préciser dans quelles situations, ni ce qu’ils entendent par autocensure. Aucune définition n’était donnée dans le questionnaire. La ministre de l’Éducation considère qu’il s’agit de « s’empêcher d’enseigner un savoir qui est repris dans les référentiels ». En effet, la question posée dans le « baromètre » était la suivante : « 32. Au cours des 5 dernières années, combien de fois avez-vous été confronté(e) à de l’autocensure ? ». Il faut relire attentivement cette question. Primo, comme le pointe subtilement Charlotte Hutin, il n’est pas du tout fait mention dans la question d’hésitation à enseigner des « faits scientifiques ou historiques qui font partie intégrante des référentiels ». Bien d’autres enjeux peuvent en effet se poser : par exemple, le fait de s’abstenir de critiquer la politique ministérielle constitue une autocensure. Secundo, il n’est absolument pas évident que la personne parle de son autocensure : la question est en effet tellement mal formulée (non-respect de la règle d’intelligibilité), qu’un·e répondant·e pourrait penser à l’auto-censure d’un·e collègue voire même d’un·e élève !

La question d’une forme de « stratégie de l’épouvantail », visant à déboussoler l’opinion, se pose clairement, a fortiori vu les clichés islamophobes que la ministre reproduit jusque dans ses réponses aux parlementaires.

De même, dans sa communication, la ministre souligne que 79.8% des enseignant·es modifient leur discours lorsqu’iels « traitent de sujets controversés ». Comme nous l’avons déjà vu plus haut, cette conclusion est liée à la question 24 (celle traitant notamment des malentendus possibles), qui enfreignait la règle d’intelligibilité et d’unicité de l’objet. On voit ici le piège se refermer : dans le traitement politique qui est fait de cette question, la ministre amalgame sans vergogne les réponses pour aller dans le sens qui l’intéresse, à savoir défendre l’existence d’un problème.

Des conclusions politiques pré-écrites

Lorsqu’on interpelle la ministre sur le caractère non-scientifique de l’étude sur les réseaux sociaux, sa ligne de réponse est de dire « ce n’est pas une étude scientifique » : « comme son nom l’indique, un baromètre vise à recueillir des ressentis », tout en ajoutant « les résultats obtenus et analysés par mon administration, compte tenu du taux de participation élevé pour une collecte de ce type, permettent toutefois d’obtenir un échantillon représentatif… ». Bref, les résultats sont non-scientifiques mais statistiquement représentatifs donc valides…

Mais donc, pourquoi a-t-elle tant besoin de cette validité que, malheureusement, son outil biaisé n’offre pas du tout ? Cela fait des mois que Valérie Glatigny multiplie les sorties sur une série de « phénomènes inquiétants », qu’elle évoque d’ailleurs dans son communiqué sur le baromètre : « une institutrice bruxelloise qui se fait frapper par un élève en primaire, explosion du nombre de recours externes (+ de 20 % en 2023 dans l’enseignement secondaire) introduits par des parents contre des décisions prises par des enseignants, professeurs d’histoire qui n’osent plus aborder des thématiques comme la Shoah, remise en question de certains cours de sciences, remise en cause de l’autorité d’enseignantes par des élèves qui réfutent l’égalité hommes-femmes, etc. »

En parallèle, elle a plus d’une fois indiqué son inquiétude face aux risques de « radicalisation » et la montée de « l’extrémisme » dans les classes. Le 12 décembre, elle faisait une sortie médiatique remarquée, annonçant déjà un premier résultat du « baromètre du respect », comme le relate le site de la RTBF (Falcinelli & Triest, 2024) : « 7 répondants sur 10 disent qu’ils se sont déjà autocensurés » ajoute la ministre de l’Éducation, évoquant une question du baromètre qui, selon ses explications, porte « spécifiquement sur les intimidations envers les enseignants qui peuvent aller jusqu’à une forme d’autocensure, c’est-à-dire quand un professeur par exemple ne veut plus ou n’ose plus enseigner le conflit israélo-palestinien ou l’histoire de la Belgique parce qu’il a peur de subir des intimidations d’élèves ou de parents. » On a vu ce qu’il en est : rien ne permet de conclure cela des résultats du « baromètre ». Dans le cadre de cette sortie du 12 décembre, la même ministre a également dénoncé « une augmentation des appels au numéro d’écoute pour les enseignants » suite à des faits liés d’après elle à une « radicalisation », chiffres pourtant contredits dès le 13 décembre par son propre cabinet, évoquant une « simple confusion ».

La ministre a aussi participé activement à la promotion de l’ouvrage Allah n’a rien à faire dans ma classe des journalistes Laurence D’Hondt et Jean-Pierre Martin, « enquête-choc sur la montée de l’islamisme dans les écoles » comme le présente l’éditeur : ce livre « se veut un cri d’alarme ». Fondé sur des témoignages recueillis sans protocole méthodologique clair, le livre ne sort jamais de l’anecdote, ne contextualise que très peu les propos des témoins et, pourtant, se conclut par des généralisations et des recommandations qui vont bien au-delà du matériau empirique. Le 25 décembre, une conférence organisée par le centre Jean Gol où intervenaient notamment les deux journalistes et la ministre, était introduite par une vidéo qui, après une référence liminaire à l’assassinat de Samuel Paty et Dominique Bernard, suggérait notamment que « dans nos écoles, les signes de montée de l’islamisme radical se multiplient », avant de pointer l’Athénée Royal du Sippelberg (Serge Creuz) à Molenbeek, en proie à une « radicalisation » d’élèves et d’enseignants, possiblement sous l’influence des Frères musulmans.

Le 18 février, la députée Véronique Durenne (MR, donc du parti de la ministre) interrogeait Valérie Glatigny en commission de l’éducation du Parlement de la fédération Wallonie-Bruxelles sur « la proximité de certaines écoles avec la mouvance des Frères musulmans »[5]. La question part de la décision, en France, de fermer deux écoles privées musulmanes, pour questionner le risque d’un « repli » vers la Belgique de « professeurs sanctionnés » d’une part et, d’autre part, les outils mis en place pour analyser la « proximité de membres du personnel avec des groupes radicalisés ». La réponse de la ministre mérite un examen. Elle indique notamment : « il est avéré que des cas de radicalisation se produisent dans nos écoles et peuvent mener à de la violence. Nous ne pouvons pas non plus exclure une proximité avec des organisations terroristes et le risque d’antisémitisme latent (…) ». Parmi les pistes de réponse envisagées, la ministre mentionne « un avant-projet de décret sur l’interdiction du port de signes convictionnels pour les membres du personnel de l’enseignement officiel ». Le raccourci islamophobe entre la question du port du voile, la « proximité avec des organisations terroristes » et l’antisémitisme est ici parfaitement explicite.

Quand on regarde les pistes politiques que la ministre entend tirer de son « baromètre », sans surprise, elles vont principalement dans le sens de renforcer le pouvoir de sanction des enseignant·es d’une part, mais elle veut aussi « relancer les missions d’inspection pour s’assurer du respect du principe de neutralité » et poursuivre le « plan de lutte contre les extrémismes », notamment par une table ronde avec les acteurs de l’enseignement, mais aussi l’Ocam et la police. L’ensemble des mesures proposées, si elles cadrent parfaitement avec le programme du MR, ne sont en réalité pas justifiables par les résultats du baromètre, même en supposant qu’il mesure « effectivement » quelque chose.

On perçoit que les conclusions politiques précèdent en réalité la construction de l’outil de mesure, qui sert donc à tenter de légitimer des mesures par des « chiffres-clés » et une apparence de « participation ». Mais ce n’est finalement pas le plus problématique : la sortie de ce baromètre se produit dans un contexte de réformes structurelles extrêmement violentes pour le système éducatif. Entre la réforme du qualifiant, passant notamment par l’exclusion de l’enseignement secondaire d’élèves actuellement en cours de parcours (interdictions d’accès aux 7e techniques de qualification), la disparition du statut, remplacé par un système de CDI (ou CDD ?), dont personne ne sait encore quelle forme il prendra et, surtout, comment il sera financé, la mise sur pause annoncée du « tronc commun », le report de la mise en place d’un dispositif de suivi des élèves en risque de décrochage en secondaire, alors que les chiffres du décrochage scolaire explosent, la réintroduction annoncée comme temporaire de la 1re différenciée, le renforcement du caractère sélectif des épreuves certificatives externes, la mise en œuvre d’une épreuve externe « Calculer-Lire-Écrire » très précocement dans le parcours éducatif des enfants, en 3e primaire, ou encore la remise en cause de la gratuité scolaire, la ministre déstructure l’institution scolaire en profondeur tout en laissant planer énormément d’incertitudes sur son avenir. À l’heure actuelle, l’adhésion de l’opinion publique à ce train de réformes n’est franchement pas garantie. Aussi, la question d’une forme de « stratégie de l’épouvantail » visant à déboussoler l’opinion se pose clairement, a fortiori vu les clichés islamophobes que la ministre reproduit jusque dans ses réponses aux parlementaires.

« Comment peut-on exiger d’un·e élève qu’iel se fonde sur des outils méthodologiquement valides si la Ministre en charge de l’enseignement elle-même invente les faits qui l’arrangent ? »

De l’ensemble de ces considérations, on peut conclure qu’il s’agit ici ni plus ni moins d’une véritable masterclass de manipulation politique réactionnaire. Toutes les composantes y sont : le discours glorifiant un passé mythique de l’école, annonçant le retour à l’autorité et désignant un « ennemi de l’intérieur », le train de réformes structurelles qui affaiblit les institutions et, en particulier, les protections des travailleurs, mais aussi l’invention de faits alternatifs et le mensonge le plus évident.

Même si l’on posait l’hypothèse d’une sincérité dans le discours ministériel, que Valérie Glatigny entendait par exemple vraiment défendre l’enseignement de théories scientifiques face à des « fausses croyances », sa lecture parfaitement fantaisiste et idéologique des résultats de ce « baromètre », à rebours d’une objectivation, serait un formidable tir contre son propre camp ! Comment peut-on exiger d’un·e élève qu’iel se fonde sur des outils méthodologiquement valides si la Ministre en charge de l’enseignement elle-même invente les faits qui l’arrangent ?

Renaud Maes

Références

Falcinelli, S. & Triest, S. (2024, 14 décembre). « Le prosélytisme religieux ou politique n’a pas sa place à l’école » : quels chiffres derrière ce phénomène pointé par la ministre de l’Éducation ? RTBF. https://www.rtbf.be/article/le-proselytisme-religieux-ou-politique-n-a-pas-sa-place-a-l-ecole-quels-chiffres-derriere-ce-phenomene-pointe-par-la-ministre-de-l-education-11477234

Hutin, C. (2025, 18 février). « Baromètre du respect » : les enseignants se sentent davantage respectés par leurs élèves que par les familles. Le Soir. https://www.lesoir.be/656300/article/2025-02-18/barometre-du-respect-les-enseignants-se-sentent-davantage-respectes-par-leurs

Notes

  1. Sociologue, chargé de cours (UMons, UCL)
  2. Voir, p. ex. Hutin (2025).
  3. La présentation des résultats du baromètre et le communiqué de presse des services de la ministre qui les commente sont disponibles sur cette page : https://glatigny.cfwb.be/home/communiques-de-presse/presses/restaurer-l%27autorite-et-le-respect-envers-les-enseignants.html
  4. (le fait de les choisir en fonction de ses a priori, NdR)
  5. https://archive.pfwb.be/1000000020db07a