Tous n’embrasseront pas une carrière dans le dynamique secteur de la “nouvelle économie”…

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« Quand on voit ceci, on n’a pas l’impression que le militantisme est en crise ». Voilà les mots de Ricardo Petrella en découvrant, samedi 17 octobre, les 400 participants qui se pressaient aux ateliers et aux promenades organisés par l’Aped dans le cadre de ses «Six Heures pour l’école démocratique».

Inutile de tenter de le cacher. Nous sommes extrêmement fiers de cet immense succès. Il démontre que l’audience de notre association ne cesse de grandir. Ce dont témoigne d’ailleurs également l’évolution du taux de connexions à notre site internet.

Nous reviendrons, dans les prochaines semaines, sur cet événement important, en publiant les comptes rendus de certains ateliers. Voici toujours le texte du discours prononcé par Nico Hirtt à la séance plénière :


Bonjour,

Au nom de toute l’équipe de l’Aped, je vous souhaite la bienvenue à cette quatrième édition des «six heures pour l’école démocratique».

Que vous soyez enseignant, futur enseignant — ils sont particulièrement nombreux cette année —, que vous soyez parent ou simple citoyen soucieux de la qualité de l’enseignement, si vous êtes ici, c’est que vous partagez tous le même souci : vous assurer que les jeunes générations aillent le plus loin possible dans l’accès aux connaissances, dans la maîtrise des savoir-faire, dans le partage des valeurs et des comportements qui feront d’eux des citoyens critiques, capables de comprendre le monde dans toutes ses dimensions; ce monde, de plus en plus complexe et chargé de défis chaque jour plus urgents et plus importants.

Chaque enseignant imagine que sa tâche est d’amener ses élèves le plus loin possible. Chaque parent souhaite que son enfant aille le plus loin possible. C’est une évidence. Et nous supposons que chaque responsable politique, chaque dirigeant économique souhaite pareillement que tous les jeunes aillent le plus loin possible dans leur découverte du monde.

Eh bien détrompez vous. Ce n’est en tout cas pas l’avis des maîtres à penser de l’économie mondiale que sont les porte-parole de l’OCDE. Pour eux, je cite, «tous n’embrasseront pas une carrière dans le dynamique secteur de la “nouvelle économie”. En fait, la plupart ne le feront pas, de sorte que les programmes scolaires ne peuvent être conçus comme si tous devaient aller loin».Vous avez bien entendu : ces gens-là nous disent que nous ne devons PAS avoir des programmes scolaires qui feraient en sorte que tous aillent le plus loin possible. Il ne faut pas que les programmes scolaires offrent à TOUS, ce qu’ils souhaitent pourtant ardemment pour leurs propres enfants : leur permettre d’aller le plus loin possible.

Cette citation de l’OCDE, il conviendrait de l’encadrer et de l’afficher dans toutes les classes du royaume et de l’Union européenne. Il faudrait la noter sur des banderoles qui pendraient aux façades des écoles. Il faudrait l’inscrire au frontispice des banques, des bourses, des multinationales et de tous les temples de l’argent. Car cette citation explique énormément de choses.

Elle nous explique d’abord que la «société de la connaissance» dont on nous rebat les oreilles depuis vingt ans n’est qu’un mythe. En Europe et aux USA, les emplois non qualifiés ne sont pas en déclin mais en augmentation constante depuis le milieu des années 90.

Cette phrase nous explique ensuite pourquoi, dans ces conditions, nos sociétés ont tendance à abandonner le vieux rêve d’un enseignement démocratique. Nos bons bourgeois se sont réveillés avec une question existentielle grave : «si nous faisons de tous les jeunes des intellectuels, alors qui balayera nos rues ? qui conduira nos taxis et nos tramways ? qui ramassera nos ordures ? qui fera la vaisselle dans nos restaurants ? qui cuira les frites dans les fast-food ? qui tondra nos pelouses ? qui remplira nos distributeurs de sodas ?».

En lisant cette citation de l’OCDE on comprend mieux comment nos responsables politiques peuvent se résoudre — la mort dans l’âme, cela va de soi — à procéder à de nouvelles mesures d’austérité dans l’enseignement. observez l’évolution des dépenses d’enseignement en Belgique, qui ont chuté de 7,2% du PIB en 1979 à un peu plus de 5% aujourd’hui, et admirez combien la Belgique a ainsi tout misé sur l’école dans l’ère de la société cognitive…

On comprend aussi pourquoi une mesure aussi évidente que la lutte contre les ghettos sociaux dans l’enseignement ait, dans notre pays, buté sur une telle résistance.

Enfin, cette citation nous montre avec une clarté aveuglante que pour ces gens-là l’école n’est qu’un instrument au service de l’économie. Les leçons de trente années de crises à répétition n’ont pas pénétré leurs cerveaux : ils continuent de ne réfléchir qu’en termes de compétitivité et de profit. Le marché du travail réclame une polarisation des niveaux de formation ? Qu’on dualise l’école ! Le marché du travail réclame de la flexibilité et de l’adaptabilité en lieu et place de la connaissance et de la culture ? Eh bien que l’on abandonne les savoirs au profit de la compétence !

Et c’est ainsi que l’on en arrive aux résultats effrayants de l’enquête réalisée l’an dernier par l’Aped.

En fin de secondaire, neuf élèves sur dix ignorent les causes du réchauffement climatique.
Plus de 60% confondent l’effet de serre avec le trou dans la couche d’ozone.

En moyenne, les élèves pensent que notre « empreinte écologie » (belge) peut encore doubler avant d’atteindre la limite des ressources naturelles et minérales disponibles par habitant sur terre.

En moyenne, les élèves sous-estiment d’un facteur 10 l’écart de richesse entre la Belgique et la Chine et d’un facteur 60 l’écart entre la Belgique et le Congo.

Seuls 13% des élèves ont une idée à peu près réaliste des écarts de revenus dans notre pays. Les autres tendent à sous-estimer très fortement les inégalités.

Un élève sur quatre ignore que le Congo a été une colonie belge; dans l’enseignement professionnel plus d’un élève sur deux est dans ce cas.

Un élève sur cinq dans l’enseignement général et près d’un élève sur deux dans le professionnel ignore que les noirs d’Amérique sont les descendants d’esclaves.

Quatre élèves sur dix situent la naissance de l’islam avant le catholicisme.

Et dans un pays où huit jeunes sur dix ont suivi des cours de religion catholique, il se trouve un élève sur deux pour croire que la religion juive est postérieure au catholicisme.

La citation de l’OCDE nous montre ce que veulent faire de l’école ceux qui ne la pensent qu’en outil au service de l’économie. Mais il y a un élément dont ces théoriciens du capitalisme n’ont pas pu et ne pourront jamais tenir compte : notre capacité de résistance. On ne pourra jamais nous enlever, vous enlever, ce formidable pouvoir : celui d’armer vos élèves de l’intelligence, de la compréhension, des compétences qui leur permettront de jeter un regard critique sur la société. Les faire réfléchir au-delà du ron-ron de la télé. Jeter en eux cette graine de révolte lucide qui germera lorsqu’ils affronteront l’injustice ou l’oppression.

Oh je sais combien cette mission — ce sacerdoce devrais-je dire en ces temps de sainteté — est parfois pénible et désespérante. Mais votre présence si nombreuse aujourd’hui est la preuve que votre capacité et votre volonté de résistance sont plus forts que jamais.

Merci pour cela et bonne continuation dans les ateliers de cet après-midi.