Continuité pédagogique : que cache la communication sur les inégalités ?

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Cher Marshall McLuhan[1],

Nous sommes en 2020 et un virus mortel est en train de meurtrir la population mondiale. Grâce aux technologies numériques, nous sommes nombreux à expérimenter le travail à domicile. Pour les plus chanceux. Les autres continuent à faire tourner la Sainte-Économie. La prise de risque, tu t’en doutes, respecte la hiérarchie des classes. Le village mondial, dont tu avais la prémonition, est d’une indécence peu prédictible.

Faisant vœu de compétitivité, nos écoles se sont elles-aussi engagées dans l’apprentissage à distance. Une question est alors surgie du néant : le numérique va-t-il accroître les inégalités scolaires ? Il faut savoir que la Fédération Wallonie-Bruxelles et la Flandre possèdent des systèmes éducatifs parmi les plus inégalitaires d’Europe occidentale (Nico Hirtt, 2020) ! Pourtant, malgré les apparences, il s’agit là d’une fausse question. On ne peut attribuer ni à l’outil numérique, ni aux mesures de distanciation, les disparités qui ont cours depuis tant d’années et qui ont conduit 49 % de nos élèves dans des écoles ghettos (Nico Hirtt, 2017). Tu avais coutume de dire : “Le message, c’est le médium”, aussi dois-tu bien rigoler dans ta tombe ? Face au Covid 19, plutôt que de mener une offensive contre l’ignorance, on ressasse l’importance de garder le contact, de fidéliser sa clientèle, d’être équipé. On s’inquiète plus de la quantité d’ordinateurs disponibles que de la qualité des apprentissages. Et le leadership pédagogique promis par le Pacte pour un Enseignement d’Excellence (Groupe central, 2017) fait cruellement défaut. L’urgence bannit l’essentiel : construire un rapport positif au savoir pour s’émanciper collectivement. Il est vrai qu’un pouvoir régulateur, comme l’est devenu la Communauté française, n’a pas vocation à organiser un projet ambitieux. Il est vrai qu’une approche par compétence, comme celle que préconisent nos programmes axés sur la capacité d’action et l’adaptabilité, n’a pas vocation à transmettre des connaissances de haut niveau (Nico Hirtt, 2009). Dans de telles conditions, la question de l’outil numérique semble bien dérisoire… Elle révèle cependant les priorités de notre système éducatif.

En fait, la soudaine anxiété à propos des inégalités masque une crainte moins avouable : la crise pourrait fragiliser l’adéquation entre l’école et l’entreprise. Or, disposer d’une main d’œuvre flexible sera capital dans le monde d’après. Cela implique de familiariser les élèves à l’utilisation des nouvelles technologies au mépris, souvent, du contenu véhiculé. Le médium évacue le message. Quand la NVA veut offrir 10 000 laptops aux élèves flamands, ce sont les recommandations du VOKA que ce parti entend satisfaire et non celles de l’Aped ! On le voit, l’émancipation par le savoir n’est pas encore la priorité de nos gouvernements, et ne saurait l’être tant que l’école sera subordonnée aux besoins du patronat.

Pourtant, comment construire la démocratie sans garantir à tous nos enfants des connaissances de haut niveau ? Comment leur transmettre la maîtrise de ce qui nous entoure, des maladies qui nous tuent, des systèmes qui nous maltraitent ? L’immédiateté qu’on nous propose est un piège. C’est d’une réflexion de fond dont nous avons besoin ! Le moment est venu de questionner le coût des réseaux, d’interroger la décentralisation, de bousculer la marchandisation.Sans négliger l’importance du choc que nous venons de subir, sous peine de laisser à d’autres l’opportunité d’en tirer avantage. Milton Friedman, un de tes contemporains, voyait l’ouragan Katrina comme une opportunité de réformer radicalement le système éducatif, de lui injecter une dose décisive de néolibéralisme (Milton Friedman, 2005). Ne le laissons pas, lui aussi, rigoler dans sa tombe et enterrer, près de sa carcasse, la force de nos convictions.

En espérant que, là-haut, tes aphorismes ne perturbent pas trop le verbe divin…

Salutations !

Pierre-Yves Henrotay

 

  1. Marshall McLuhan est né en 1911 et est mort en 1980 à Toronto. Il s’agit d’un des chercheurs les plus importants dans le domaine de la communication. Ses analyses mettront en évidence la capacité des médias à transformer les sociétés humaines. En subordonnant le fond à la forme, ils modifient notre rapport au monde. Ses écrits furent souvent controversés à cause, notamment, de ses figures de style peu académiques.