Réponse aux rédacteurs de la «Lettre ouverte aux détracteurs du Pacte d’excellence»

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Suite à la parution de la « lettre ouverte aux détracteurs du Pacte d’excellence » [1] rédigée par CGé, la Ligue des Familles et le délégué aux droits de l’enfant, les réactions en tous genres ont été vives. Cette lettre ouverte est pour l’Aped l’occasion de reclarifier ses positions quant au Pacte pour un enseignement d’excellence.

Précisons tout d’abord que l’Aped n’a pas pris part au processus du pacte afin, entre autres, de garder toute indépendance. Cependant, c’est avec beaucoup d’attention que nous suivons son élaboration, ce qui nous permet de l’analyser avec recul et de mettre en avant tantôt les points positifs et nos espoirs, tantôt nos critiques et nos craintes[2].

Or nos espoirs étaient grands car le pacte semblait répondre à l’« Appel au débat en vue d’une refondation de l’école »[3] lancé par la Plateforme contre l’échec scolaire le 31 janvier 2014, plateforme dont fait partie l’Aped. Ainsi, lors de la première phase du pacte, de nombreux acteurs de l’école ont été entendus et le rapport du groupe de travail[4] comprenait certaines de nos revendications : une analyse de la situation de l’enseignement en Fédération Wallonie-Bruxelles, un débat sur l’approche par compétences, une remise en question tant de la hiérarchisation de notre enseignement en filières de relégation que des profondes inégalités et de la situation de quasi-marché scolaire. De plus, nous avons pu retrouver quelques idées chères à l’Aped : le tronc commun polytechnique, l’internalisation du soutien scolaire ou encore l’abaissement de l’obligation scolaire à 5 ans.

Cependant, à la lecture de la « synthèse de la première phase du Pacte »[5] qui intégrait le rapport commandé à la société McKinsey[6], nous avons noté que deux visions de la société et de l’école s’affrontaient : une vision « progressiste » et une vision « économiste ». Malheureusement, dès l’avis n°2, nous avons constaté que la deuxième vision l’emportait, laissant de côté de nombreuses opportunités de rendre notre système scolaire véritablement démocratique.

Reprenant et commentant quelques passages[7] de la « Lettre ouverte aux détracteurs du Pacte », cet article veut mettre en évidence nos critiques du Pacte et nos craintes pour l’avenir de l’école et de tous ses acteurs.

« Certaines l’estiment trop libéral, arguant que Mc Kinsey y a joué un rôle, y a instigué des pratiques managériales et inféode l’école aux entreprises. Les mêmes lui reprochant dans le même temps son contraire, soit de vouloir casser l’enseignement technique et qualifiant. »

McKinsey a effectivement joué un rôle très important dans le processus du pacte, rôle qui fut dénoncé par de nombreux mouvements progressistes dont CGé[8]. Il a été également prouvé que McKinsey a largement inspiré Mme Milquet et semble lui avoir dicté les grandes lignes du Pacte[9].

De plus, contrairement à ce qu’avance Marie-Martine Schyns, McKinsey est toujours très présent. En effet, ce sont ses consultants qui forment certains conseillers pédagogiques tant dans le processus du travail collaboratif que dans les plans de pilotage. Ces derniers débouchant sur des contrats d’objectifs ne sont rien d’autre que l’intrusion de manœuvres managériales dans le domaine de l’enseignement, un des derniers bastions du service public.

Par ailleurs, le fait de dénoncer un « cassage » de l’enseignement technique et qualifiant n’est pas contradictoire avec le point précédent. Il faut toutefois préciser ce que l’on entend par « vouloir casser l’enseignement technique et qualifiant ».

Nous estimons que cette fusion du technique et du professionnel ne peut et ne doit pas être l’occasion de brader la formation générale. Or, nos craintes semblent légitimes lorsque nous lisons sous la plume d’Olivier Remels, président du groupe de travail en charge du qualifiant[10] et administrateur de la Fondation pour l’enseignement[11], que la revalorisation du qualifiant passera par une généralisation progressive des CPU[12], des stages et de l’alternance.

Plus encore, même si le Groupe Central, dans l’avis n°3, « insiste sur le fait que l’enseignement qualifiant doit rester de l’enseignement et qu’il doit, dès lors, être distingué de la formation professionnelle en ce qu’il doit répondre aux exigences du décret « missions »[13], nous ne pouvons qu’être alertés quand nous lisons, quatre pages plus loin, que les référentiels des cours généraux devront être adaptés pour une meilleure adéquation entre la formation qualifiante et la formation générale[14].

L’Aped a déjà dénoncé cette approche orientante qui, selon nous, risque d’appauvrir considérablement la formation générale. Les élèves du qualifiant restent des élèves, des citoyens en formation et, à ce titre, ils ont aussi droit à une formation générale exigeante, à une formation critique et citoyenne de qualité leur permettant de prendre leur place dans la société.

La formation qualifiante doit bien évidemment être en lien avec le métier, mais ne peut être envisagée dans une vision purement adéquationniste. Ce « cassage » de l’enseignement technique et qualifiant n’est dès lors plus antinomique puisque c’est ce que réclame les grandes entreprises par la voix, entre autres, de McKinsey et de la Fondation pour l’enseignement[15].

« D’autres pensent que le Pacte est « trop peu libéral » parce qu’il voudrait réduire les inégalités et freiner la possibilité d’avoir des écoles qui trient et relèguent les enfants des familles les plus éloignées de l’institution scolaire. »

Réduire les inégalités et freiner le tri des élèves est un combat essentiel pour l’Aped et nous rejoignons les rédacteurs de cette lettre ouverte sur ce point. Cependant, malgré les bonnes intentions émises lors de la phase 1 du pacte, une vision économiste de notre enseignement semble l’emporter, comme expliqué précédemment. En effet, le pacte ne remet aucunement en question les facteurs qui, à nos yeux, sont responsables de l’inégalité de notre système éducatif. Ainsi, aucune mesure n’est envisagée pour s’attaquer au quasi-marché scolaire : maintien des réseaux, décret inscription peu efficace en secondaire et inexistant tant en maternelle qu’en primaire, …

En outre, l’instauration d’un tronc véritablement commun, idée qui nous est très chère, ne peut être dissociée d’une réelle mixité sociale et académique dans les écoles. Sans celle-ci, ce tronc commun jusqu’à 15 ans n’existera que sur le papier et il n’y aura aucune raison qu’il fonctionne mieux que celui déjà mis en place. Nous refusons de suivre l’exemple de la Suède (et, dans une moindre mesure, de la Finlande), pays qui connaît un recul marqué en matière d’équité scolaire depuis qu’il a introduit des mécanismes de marché scolaire (chèque-éducation, libre choix, …).

Autre inquiétude pour ces enfants des familles les plus éloignées de l’institution scolaire : que leur arrivera-t-il en cas d’échec à l’évaluation certificative à l’issue du tronc commun ? Ne nous dites pas que nous avons le temps, que nous envisagerons cela dans 10 ans avec les premières « cohortes » d’élèves car c’est dès à présent que se construit leur réussite. Or, ce n’est pas uniquement avec une nouvelle gouvernance que nous pourrons aider ces élèves défavorisés, mais avec un véritable refinancement de notre enseignement permettant, entre autres, de former de petites classes en début de scolarité.

« D’autres affirment que les Plans de pilotage et les contrats d’objectifs passés avec les écoles vont les asservir et entraîneront le licenciement d’enseignants au motif qu’ils n’auraient pas atteint les objectifs fixés. »

Il ne nous semble pas ridicule d’affirmer que ces plans de pilotage et les contrats d’objectifs qui en découlent vont « asservir » les écoles. En effet, nous ne partageons pas votre vision optimiste des choses.

Même s’il est vrai que le travail d’introspection de chaque école peut être intéressant, la réalité du terrain parait tout autre. De nombreux témoignages d’enseignants embarqués dans les plans de pilotage nous parviennent et ne font que confirmer nos craintes. Le texte du « décret plans de pilotage »[16] prévoit effectivement que les équipes pédagogiques soient les acteurs de ces plans mais, après de très nombreuses heures de travail et de réunions en tous genres, les équipes se voient très souvent imposer des objectifs ou des stratégies tout autres que celles qu’elles avaient dégagés.

De plus, lors des premières phases de l’élaboration des plans de pilotage, il est demandé aux enseignants de ne travailler que sur les points sur lesquels ils ont prise, excluant dès lors tout problème lié aux structures éducatives quel qu’il soit. Le processus de co-construction des plans de pilotage semble bien biaisé dès le départ.

Par ailleurs, les objectifs fixés par le pouvoir régulateur peuvent paraître louables (diminution du redoublement et du décrochage, inclusion, …) mais comment les atteindre si les équipes pédagogiques n’en ont pas les moyens ? Les enseignants, contrairement à ce que certains peuvent penser, sont prêts à collaborer (ils le font déjà ou essaient de le faire), sont prêts à réfléchir à leurs pratiques, mais ils s’essoufflent et la pénurie croissante n’en est qu’un symptôme. Comment envisager une inclusion, une remédiation immédiate, un enseignement différencié sans de plus petites classes, sans aide à l’intérieur de ces mêmes classes ? Comment envisager sereinement d’atteindre des objectifs avec un public fragilisé tel qu’on peut le rencontrer dans l’enseignement qualifiant ou dans certaines écoles ?

Enfin, les contrats d’objectifs doivent être signés par les deux parties, mais, à la lecture du décret plans de pilotage, nous avons l’amère impression que les termes du contrat seront davantage imposés par les DCO (Délégués aux contrats d’objectifs) et les Directeurs de zone que par l’équipe éducative. L’échelle des sanctions pouvant aller jusqu’à la suppression des traitements et des dotations de fonctionnement en cas de non-respect du contrat ne nous laisse malheureusement pas beaucoup de doute sur la latitude du corps enseignant. Dès lors, il ne nous semble pas abusif de parler d’asservissement.

« Le Pacte n’est pas parfait mais il n’y a pas de réformes parfaites : le Pacte est et sera ce que les enseignants en feront. Et il y a encore beaucoup d’espace et de combats à mener au sein de l’application de ces mesures, pour qu’elles ne soient pas détournées, vidées de leur sens ou instrumentalisées. Le risque existe. Tout changement comporte des risques. Mais la seule façon de les contrer est d’investir positivement ces mesures et d’être vigilants sur ce qu’elles vont produire. »

Le pacte est loin d’être parfait, il est vrai et la volonté affichée dans la phase 1 de combattre les inégalités semble malheureusement bien oubliée, comme précisé précédemment.

Il y a effectivement beaucoup d’espace de combats à mener au sein de l’application de ces mesures et tout changement comporte des risques. Cependant nous sommes loin de partager votre optimisme. Comment peut-on en effet investir positivement un projet qui nous semble désormais globalement dangereux ? Songeons, par exemple, à la logique de reddition de comptes prônée par les contrats d’objectifs, logique qui a déjà montré ses limites dans certains pays anglo-saxons.

Cette nouvelle gouvernance mise en place n’a pour objectif que l’efficience de notre système éducatif. Il faut, dit-on, faire mieux avec les mêmes moyens. Or cette nouvelle gouvernance, qui relève du New Public Management, comporte de nombreux risques. Ainsi, aux USA et en Angleterre où elle est déjà d’application depuis plus de 30 ans, les enseignants, par crainte de ne pas atteindre les objectifs fixés, sont soumis à un stress constant et ont vu leur charge de travail augmenter considérablement.

Cette politique d’accountability[17] a aussi une incidence sur la perception que les enseignants peuvent avoir de leurs élèves. En effet, dans le meilleur des cas, les professeurs se concentrent sur certains élèves dits plus faibles (au détriment des autres) et, dans le pire des cas, des élèves perçus comme trop faibles peuvent être exclus de l’école car ils peuvent compromettre la réalisation des objectifs attendus.[18]

Autre effet pervers mis en avant : la baisse des standards évalués lors des épreuves certificatives, épreuves qui permettent l’évaluation du système pédagogique.

La vigilance que vous prônez nous semble un moyen bien pauvre de contrer toutes les dérives de cette politique de reddition de compte.

Le pacte sera, dites-vous, ce qu’en feront les enseignants. Cela nous semble évident, mais la question cruciale est, une fois de plus, de quels moyens les enseignants bénéficieront-ils ? Attendons-nous d’eux qu’ils fassent des miracles pédagogiques ? Pensez-vous vraiment que le seul fait de réfléchir à leurs pratiques pourra améliorer les performances de notre système éducatif ?

Tout comme vous, nous voulons un « changement, une transformation en profondeur de l’école, un nouveau projet fort, commun à toutes les écoles, un projet cohérent, qui redonne du sens à apprendre et à enseigner ». Cependant la voie prise par le Pacte d’enseignement d’excellence ne nous parait pas être la bonne.

Cette transformation en profondeur ne peut évincer la problématique du quasi-marché scolaire et des réseaux. Cette transformation ne pourra avoir lieu sans un refinancement de notre école rendant possible un encadrement de qualité, une remédiation immédiate tout au long de la scolarité.

Nous voulons un changement, un projet cohérent qui offrirait à chaque élève, quelle que soit son origine socio-économique, une formation de qualité lui permettant de prendre sa place dans la société en tant que citoyen critique.

  1. Fred Mawet, Secrétaire générale du mouvement CGé, Delphine Chabbert, Secrétaire politique de la Ligue des Famille; Bernard De Vos, Délégué général aux droits de l’enfant, lettre mise en ligne le 5 février 2019 sur le site du Soir, https://plus.lesoir.be/204903/article/2019-02-05/lettre-ouverte-aux-detracteurs-du-pacte-dexcellence
  2. Voir le dossier sur le pacte d’excellence sur notre site : https://www.skolo.org/dossiers/le-pacte-dexcellence/
  3. https://www.skolo.org/2014/01/30/appel-au-debat-en-vue-dune-refondation-de-lecole/
  4. http://www.pactedexcellence.be/wp-content/uploads/2017/04/rapportGT2-VF.pdf
  5. http://www.pactedexcellence.be/wp-content/uploads/2017/04/synthese-phase-1-avis-groupe-central.pdf
  6. http://www.pactedexcellence.be/wp-content/uploads/2017/04/Rapport-final-FWB.pdf
  7. Ces passages sont retranscrits en gras et en italique.
  8. MAWET Fred, Le problème avec McKinsey, mai-juin 2016, Traces n°226.
  9. Van Ruymbeke Laurence, « L’étrange omniprésence des consultants de McKinsey » dans Le Vif/L’express, 6 octobre 2016. https://www.levif.be/actualite/belgique/enseignement-l-etrange-omnipresence-des-consultants-de-mckinsey/article-normal-558875.html
  10. Groupe de travail I.3 lors de la phase 3 du Pacte pour un enseignement d’excellence.
  11. Une des priorités de la Fondation pour l’Enseignement est de rapprocher l’école de l’entreprise via des stages en entreprises tant pour les enseignants que pour les élèves et de promouvoir l’enseignement en alternance.
  12. Certification par Unités d’Apprentissage.
  13. Avis n°3, p.191.
  14. Ibid, p.195.
  15. Les liens entre McKinsey et la Fondation pour l’enseignement sont tout à fait avérés puisque Étienne Denoël, directeur émérite de McKinsey, fait partie des administrateurs de la Fondation.
  16. https://www.gallilex.cfwb.be/document/pdf/45594_001.pdf
  17. Ce terme peut être traduit par « l’obligation de rendre des compte ».
  18. GORRÉ Cécile, « Autonomie et responsabilisation : les deux mamelles d’une nouvelle gouvernance », février 2017, https://www.skolo.org/2017/02/20/autonomie-et-responsabilisation-les-deux-mamelles-dune-nouvelle-gouvernance/

 

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