L’enseignant: acteur de l’exclusion sociale ou scénariste d’un monde plus juste?

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La Belgique est un pays riche… Dix-huitième puissance économique au monde en 2007, selon la Banque mondiale , le PIB par habitant y était de 37000 $ en 2008, ce qui nous classe dans le top 30 mondial. Cependant, derrière ces chiffres se cachent d’énormes disparités de revenus et une triste réalité sociale: 15 % de la population belge vit en-deçà du seuil de pauvreté! Concrètement, cela veut dire que près d’un septième de la population belge vit avec moins de 870 € par mois dans le cas d’un isolé, et moins de 1800 € mensuels dans le cas d’une famille de 4 personnes ( 2 adultes, 2enfants).

Si on se focalise sur le territoire où la Communauté française exerce ses compétences ( c’est-à-dire là où elle développe notamment son offre d’enseignement), les chiffres sont encore plus marquants: en région wallonne, près de 19 % de la population vit sous ce seuil de pauvreté, et en région bruxelloise, 28%. Autrement dit, une personne sur cinq en Wallonie et plus d’une sur quatre à Bruxelles sont en situation précaire et ne peuvent assumer leurs besoins de base ou ceux de leur famille.

Ces populations défavorisées ( osons le mot moins politiquement correct mais plus juste de « pauvres »…) cumulent bien évidemment les handicaps sociétaux: chômage et insécurité d’emploi, habitat inadapté et insalubre, quartier en déliquescence, santé précaire et accès limité aux soins ( dans les quartiers pauvres de Glasgow, en Ecosse, l’espérance de vie à la naissance est de… 54 ans, inférieure à celle de l’Inde!), peu ou pas d’accès à la culture…
On peut ajouter à ce sombre tableau, et ce n’est pas le moindre des problèmes, un mal-être psychologique profond où le manque d’estime de soi et l’absence d’espoir en un avenir meilleur enferment la personne dans un déni profond de son être et de son égo, augmentant les risques de dépression et de comportements autodestructeurs (alcoolisme, drogues et addictions médicamenteuses).

L’école et son rapport à la pauvreté

Comment l’ Ecole (et ses enseignants) intègre-t-elle cette réalité? Peut-on croire que l’ Institution scolaire, macrocosme acteur important du devenir de la société, n’est pas influencée (oserait-on dire contaminée?) et qu’elle offre à tous ses publics, quel que soit leur terreau social, des chances égales de réussite? Est-elle un des moteurs du fameux ascenseur social censé éviter la répétition du schéma de la pauvreté et contribue-t-elle au combat contre la paupérisation et la stigmatisation des citoyens les plus faibles? En d’autres mots, ses schèmes, structures et modes de fonctionnement, et ceux de ses acteurs, sont-ils conditionnés ou conditionnent-ils?

La réponse ne fait pas de doute. Le système scolaire belge, et ce dans les deux communautés linguistiques, est le plus inégalitaire des pays d’Europe occidentale. La Communauté française est même la championne du système scolaire le plus injuste socialement, et ce quel que soit l’indicateur statistique utilisé ( voir les résultats des tests PISA et leur analyse, notamment dans le livre de Nico Hirt « Je veux une bonne école pour mon enfant » aux éditions Aden). Chez nous, les résultats d’un élève en communauté française ainsi que la sanction finale de ses études ( le niveau de son diplôme) sont directement liés à son appartenance à un groupe social préétabli. Si on voulait utiliser un terme fort, on pourrait quasiment parler d’un système scolaire pratiquant une politique d’apartheid social! Nulle part ailleurs, l’écart entre le niveau moyen et celui des plus faibles n’est aussi grave, et nulle part ailleurs en Europe, la « bonne » réussite scolaire n’est autant induite par l’appartenance à un « bon » groupe social. Non seulement l’Ecole de la Communauté française continue à créer (?) des citoyens de seconde zone qui, une fois dans la vie active, seront incapables d’exercer leur droit à la citoyenneté critique, mais en plus elle réserve celui-ci à une certaine élite qui aura eu la chance d’avoir été formée dans ses « meilleures » écoles. Pour ne plus douter de l’influence du niveau social sur le tri et la sélection des élèves, il suffit de lire le graphique qui suit et qui reprend la répartition de ceux-ci selon la filière d’enseignement qu’ils fréquentent à l’age de 15 ans. Ces élèves sont répartis en dix groupes, des 10% issus des groupes sociaux les plus « pauvres » aux 10% issus des groupes sociaux les plus « riches ». On subdivise alors chaque groupe selon les 3 grandes filières d’enseignement existant dans notre communauté

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( général, technique, et professionnel). N’oublions pas que ces trois filières sont très hiérarchisées: en effet, il est malheureusement habituel d’orienter les élèves non pas en fonction de leur projet personnel, de leurs dispositions dans telle ou telle fonction, ou même tout simplement de leur « capacité manuelle », mais bien en fonction de leur aptitude à correspondre à un certain niveau scolaire dépendant de la classe et de l’établissement où ils sont inscrits ( c’est à dire de manière dégressive et éliminatoire et non par choix positif).
Qu’observe-t-on? 45% des élèves issus du décile le plus « pauvre » se retrouvent dans l’enseignement professionnel, et seulement 10% sont toujours dans l’enseignement général ( à 15 ans!). Pour le décile le plus « riche », 85%, au même âge, sont toujours dans l’enseignement général, et seuls 2% sont dans l’enseignement professionnel! Plus grave, 20 % des enfants de 15 ans issus des familles les plus pauvres sont répertoriés comme « autres » ( autrement dit, soit ils ont déjà quitté l’école, soit ils suivent une forme d’enseignement en alternance, soit on ne sait pas où il sont…). 0% des enfants du dernier décile sont dans ce cas! On ne peut donc nier que l’enseignement de la Communauté française et ses filières agissent comme vecteurs de la ségrégation sociale et renforcent les inégalités.

L’enseignant et son rapport à l’intolérable

L’ « enseignant », concept phénoménologique, apparaissant dans les études sociologiques, économiques, dans les programmes et autres documents administratifs, n’existe pas. Il est multiple, multivoque et multiforme. Sortant de l’université, spécialiste « es matière » ayant réussi l’agrégation, ou diplômé d’une école supérieure pédagogique, il entre en classe armé de tout son savoir, de ses connaissances didactiques, de ses expériences effectuées dans telle ou telle école où il a été encadré et guidé comme stagiaire, et, surtout, fort de sa propre expérience personnelle, fruit de ses deux premières décennies vécues en milieu scolaire. Son bagage et son appréhension de l’école résulteront avant tout de son parcours éducatif et de son vécu sociologique, proches d’un égotisme terreau de ce qu’on appelle en sociologie l’ interactionisme symbolique ( théorie sociologique qui soutient que les humains réagissent dans leur milieu et conduisent leurs actes en fonction du sens interprétatif que les faits et les choses ont pour eux, ce sens étant issu des interactions personnelles avec autrui et le réel, donc directement lié à son propre terrain social).

Comment s’étonner alors que la plupart des enseignants, dont la grosse majorité provient de la classe moyenne et de la petite bourgeoisie (et donc partageant les codes sociaux, culturels et politiques de celles-ci) répètent le schéma et le mode de fonctionnement de cette machine scolaire, même s’ il s’avère que celle-ci est grippée? D’autant plus qu’ils en sont, de par leur cursus suivi et leurs diplômes obtenus, les produits symboles de la réussite possible, baignant dans un milieu scolaire très peu ouvert et d’une inertie forte où se construit une vision du monde sclérosée mais rassurante parce que partagée par l’entourage social.

Accepter l’inacceptable ?

En entrant dans le microcosme de l’école, le nouvel enseignant sera très vite confronté à cette réalité. Et en fonction de l’école où il va exercer, il va rapidement être en contact avec la dure loi de l’exclusion. Qu’il travaille dans une école ouverte qui accueille les élèves en difficulté, ou bien dans une école de la dernière chance ( ce que d’aucuns osent appeler « école poubelle »!). ou qu’il exerce dans un de ces grands collèges formateurs d’élite, très vite l’enseignant sera face à la problématique du choix de son implication personnelle: va-t-il être un des rouages, si minime soit-il, de cette vaste entreprise de reconduction sociale? Sur le terrain, le professeur qui est conscient du rôle émancipateur de l’ Ecole ne pourra que constater la dichotomie d’un système qui prône la démocratie, l’ accès au savoir et à la connaissance pour tous, et l’école de la réussite, mais qui dans la réalité ferme les yeux sur des pratiques antisociales (refus d’inscrire les élèves les plus faibles et exclusion de ceux-ci lors du cursus scolaire sous prétexte de meilleure orientation, détournement d’heures réservées à la remédiation censées aider les plus faibles pour maintenir des formes d’option là ou c’est interdit, utilisation de ces mêmes heures pour dépasser le programme et donc accentuer l’écart entre les plus faibles et les autres, frais scolaires élevés et inaccessibles, activités « scolaires », excursions et autres voyages onéreux,…).

Deux options s’offrent alors à l’enseignant: soit il accepte le fait établi, jouant dans une mauvaise pièce un mauvais rôle, conscient (ou , peut-être pire, inconscient) d’être un rouage sans âme, à l’opposé de l’Homme impliqué moteur du devenir sociétal. Il deviendra alors uniquement transmetteur de savoir(s) (actuellement, on parlera de compétences…), enfermé dans ses praxis aux buts incertains, inféodé aux programmes, aux préparations de cours bien faites et aux leçons bien dites. Soumis, stressé, inquiet, voire parfois terrorisé face aux Directions, inspections et autres conseillers pédagogiques, ses préoccupations majeures deviendront ses cours (que vais-je donner et devoir préparer?), ses classes ( non, pas eux!) et son horaire. Singleton perdu dans la grande machine administrativo-pédagogique, notre transmetteur de savoir oublie alors que l’enseignement est d’abord un acte relationnel centré sur l’élève et son devenir.

Ou alors, il prend l’autre voie. Dans l’impossibilité, actuelle, d’une école idéale, il devient acteur du changement et se bat dans sa fonction d’enseignant, dans son école quelle qu’elle soit! Il s’engage dans un militantisme critique, privilégie le rôle intégrateur de l’école à celui de sélection, par des paroles, des actes, des actions et des prises de positions qui auront certainement demandé une décolonisation de l’imaginaire ( nécessaire également ici, merci Monsieur Latouche…) et remet en question un environnement sociétal immuable (oui, les choses peuvent changer!). Et ceci malgré le risque que ses prises de position ne créent chez ses collègues au mieux qu’ un sourire crispé condescendant, au pire une opposition féroce des tenants archaïques de la pédagogie binaire: si l’élève travaille, il réussit, s’il ne réussit pas, c’est qu’il ne travaille pas!

Le professeur pourra alors devenir ce que le psychanalyste Boris Cyrulnik appelle un « tuteur de résilience », un Etre Humain conscient de ce que ses actes peuvent non seulement donner sens à sa vie, mais également donner sens à la vie des autres. Il sera alors acteur de sa vie, mais également scénariste et metteur en scène d’un monde plus juste.