Autorité (soumission à l’)

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Max Weber (1864-1920) (1), l’un des pères fondateurs de la sociologie moderne, est notamment celui qui introduisit une subtile distinction entre pouvoir et autorité. Celle-ci est une modalité particulière de celui-là, et suppose pour exister la mise en œuvre d’une opération subjective de base : la reconnaissance. Ou, pour dire les choses plus prosaïquement : nous n’avons jamais que l’autorité que les autres veulent bien nous reconnaître.

Selon Weber, cette autorité reconnue, et par conséquent légitime, a trois sources possibles : la tradition, le charisme, la rationalité instrumentale.

Cette autorité constitue une « violence légitime », pour autant qu’elle soit exercée par l’Etat en vue du bien commun. Par ailleurs, elle sous-tend la régulation de toute société et sa finalité consiste à en assurer le bon fonctionnement.

Il arrive cependant que la reconnaissance de l’autorité bouscule ce cadre et s’inscrive dans un contexte qui s’écarte radicalement des sages considérations de Weber.

Pour l’illustrer, reportons-nous à une expérience qui s’initia au début des années soixante.
A cette époque, Stanley Milgram, un psychologue américain, enseigne la psychologie sociale à l’université de Yale. Entre 1960 et 1963, il va mener une recherche expérimentale sur le phénomène d’obéissance aveugle à l’autorité. L’image de l’horreur nazie étant encore proche (Adolf Eichmann est capturé en 1960 et son procès s’ouvre au cours de l’année 1961 où il articule sa défense sur le thème « J’ai obéi aux ordres. »), Milgram va chercher à évaluer, à l’aide d’un dispositif scientifique, le degré de soumission des individus devant une autorité que ceux-ci jugent légitime. Il tentera par là d’analyser le processus de soumission principalement lorsque l’autorité commande des actions qui posent des problèmes de conscience (dans l’expérience en question, il s’agit d’envoyer des décharges électriques de plus en plus élevées à un individu en situation d’ « apprentissage » (mémoriser des associations de mots), lorsque celui-ci répond de manière incorrecte à des questions qui lui sont posées).

Bilan : 62% des personnes qui se sont prêtées à l’expérience, ont été jusqu’à délivrer des chocs électriques qui auraient pu s’avérer mortels, c’est-à-dire au-delà des 460 Volts (en fait, les chocs électriques n’étaient pas réellement administrés et celui qui était censé les recevoir était un comédien, mais ceux qui les infligeaient l’ignoraient). Ayant délégué leur responsabilité à l’autorité, les « tortionnaires » continuaient sur leur lancée tant que ladite autorité ne leur prescrivait pas d’arrêter.

Dans cette expérience, l’autorité était la Science. En cette année 2010, un producteur français (Christophe Nick) a transposé l’expérience de Milgram au monde de la télévision (2), et a invité des personnes à participer au pilote d’un jeu télévisuel nommé « Le jeu avec la mort ». Dans cette émission, on reproduit un dispositif similaire à celui de Milgram, mais situé pour le coup au cœur d’une émission de tv; les participants qui ont accepté la démarche ne « gagnent » rien en retour (pas d’argent, pas de cadeaux..). Résultats : les personnes qui ont été jusqu’à infliger des chocs électriques extrêmes, pouvant entraîner la mort, constituent 81% de l’échantillon. A noter : cette fois, l’autorité n’est plus la Science, mais la Télévision elle-même.

Il n’y a pas lieu de diaboliser quoi que ce soit (la tv ou les médias en général), mais il convient de constater une fois encore l’impact phénoménal de ce type de média sur la subjectivité.

Rappelons que la subjectivité n’est pas une entité isolée, mais une construction sociale qui s’opère sous la motion d’agencements collectifs d’énoncés. Ces agencements peuvent s’avérer aliénants et destructeurs à partir du moment où les individus entretiennent une relation de dépendance et/ou de soumission avec eux. Cette relation aliénante semble d’autant mieux fonctionner que l’on s’en tient à une mobilisation des pulsions qui court-circuite la réflexion et la distance critique (comme c’est entièrement le cas de la trash television, des télé-réalités, ou de la plupart des jeux et divertissements cathodiques).
Comme le déclarait un des hauts dirigeants de la première chaîne privée française : « Je suis là pour vendre du temps à des cerveaux disponibles », rappelant ainsi sans ambages que le modèle économique de la tv est la publicité : autre nom du capitalisme mondialisé. Et comme la publicité a pour vocation de modifier les comportements, il n’est guère étonnant qu’elle ait une autorité ahurissante sur les esprits.
Si, comme l’illustre « le jeu de la mort », la télévision peut aller jusqu’à transformer une majorité d’individus en bourreaux, elle peut à fortiori induire sans difficulté des comportements de consommateurs dociles. Même lorsqu’elle fait du journalisme professionnel et « prend du recul », la télévision demeure très hétéronome vis-à-vis des lois du marché et de l’audimat, comme nombre d’études l’ont montré (3).
Il y a plus de vingt ans déjà, Félix Guattari (1930-1992) soulignait cette emprise du capitalisme mondialisé sur les subjectivités via les dispositifs médiatiques : « Le capitalisme post-industriel (..) tend de plus en plus à décentrer ses foyers de pouvoir des structures de production de biens et de services vers les structures productrices de signes, de syntaxe et de subjectivité, par le biais, tout particulièrement, du contrôle qu’il exerce sur les médias, la publicité, les sondages, etc ». (4) Observation plus que jamais d’actualité.

(1) Weber M, Le savant et le politique, éd.10/18, 2002

(2) http://www.rtbf.be/info/societe/medias/le-jeu-de-la-mort-un-docu-fiction-edifiant-191724

(3) Notamment : Bourdieu P, Sur la télévision, éd. Liber, coll. Raisons d’agir, 1996

(4) Guattari F, Les trois écologies, éd. Galilée, coll. L’espace critique, 1989