Stratégie néolibérale, éducation et connaissance : où en est la recherche ?

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Le texte qui suit cherche à faire apparaître les lignes de force des analyses et enquêtes qui ont été jusqu’ici produites sur les politiques néolibérales dans le domaine éducatif. Il insiste sur le caractère multiple voire disparate des travaux, des approches et des objets. Il tient que ces travaux se partagent encore entre deux modèles d’interprétation « classiques » : le modèle « marxiste » et le modèle « wébérien ». Ce qui veut dire que, sur le plan théorique, « le paradigme de l’école néo-libérale » n’est pas encore entièrement construit. Notre travail collectif veut y contribuer, tâche évidemment inséparable des enquêtes empiriques indispensables sur lesquelles nous nous appuierons.

Ce texte de bilan se veut aussi un rappel de nos positions en matière de recherche syndicale. Si nous sommes plus que jamais conscients de l’énorme retard de l’analyse sur les évolutions en cours, il n’y aura de « rattrapage » possible qu’à la condition de produire collectivement un cadre d’analyse suffisamment large et solide permettant aux acteurs de la lutte sociale de disposer des outils de compréhension les plus pertinents pour l’action. La mobilisation collective dépend plus que jamais de l’intelligence de la situation générale.

Introduction

Il s’agit ici de soumettre à la discussion un premier bilan critique des travaux existants sur le sujet de notre programme. Ce bilan est indispensable si nous voulons aller plus loin, systématiser nos travaux, les étendre à l’étude des politiques néolibérales appliquées au champ de la connaissance scientifique et de la culture.

Qu’en est-il du programme que nous lançons aujourd’hui et autour duquel nous souhaiterions constituer une véritable communauté de travail ? Ce « programme » existe déjà, mais de façon informelle, réunissant depuis presque une dizaine d’années des chercheurs d’horizons différents. Si on le prend par son côté le plus ambitieux, il s’est agi de rendre compte du changement de « modèle d’éducation scolaire », de « régime de scolarisation », de « forme d’école », peu importent ici les termes choisis, en tenant le néolibéralisme pour une dimension décisive, non pas unique, mais décisive de l’explication à apporter aux changements observés .

Ce programme de recherche est resté centré sur l’école et l’éducation. Ce programme a été bien résumé par le titre du livre d’Yves Careil, De l’école publique à l’école libérale, paru en 1998. Il a certes abordé la question de la recherche, de la connaissance scientifique, de la culture en général, mais de façon collatérale et sans doute insuffisamment. Ce programme informel donne à la dimension politique des mutations en cours un rôle clé, supposant que l’école relève du politique, qu’elle renvoie fondamentalement aux phénomènes de pouvoir, d’assujettissement, d’émancipation. Le paradoxe étant évidemment que les politiques néolibérales sont des « politiques de dépolitisation », qui tendent en l’occurrence à « dépolitiser l’école », à casser le lien de l’école avec la logique institutionnelle des démocraties libérales telles que nous les connaissions, pour les soumettre à des logiques sociales et économiques supposées spontanées, irréversibles, échappant à toute prise d’une volonté citoyenne .

Cette démarche de recherche sur les politiques néolibérales n’est pas seulement française, et elle n’est pas venue seule. Elle a une dimension mondiale, et l’on peut même dire que les chercheurs français sont venues tard au regard de ce qui s’est déjà fait dans nombre d’autres pays, en particulier anglophones. Il y a comme on sait un certain isolationnisme de la réflexion en France, en ce domaine comme dans d’autres. Cette recherche a évidemment accompagné, même si elle n’en a pas suivi les rythmes, la contestation sociale, les refus des politiques néolibérales sur le plan économique, les premiers pas de l’altermondialisme. C’est ce qui explique qu’elle ait été largement menée par des chercheurs engagés syndicalement et/ou politiquement. C’est aussi ce qui a fait parfois la difficulté de son accueil dans des milieux académiques plus ou moins hostiles aux formes de la contestation sociale depuis 1995, plus ou moins réticents à accorder une place aussi importante à la dimension politique dans la recherche, et souvent peu disposés à recevoir avec bienveillance des travaux trop peu inscrits dans des cadres disciplinaires établis.

Cette thématique de « l’école libérale » ou de « l’école néolibérale » a eu un certain mal à faire sa place, en France en tout cas. Elle a dû déplacer un certain nombre de clivages et de débats qui dominaient jusque-là avant de pouvoir acquérir une certaine légitimité. C’est ainsi qu’elle a dû faire bouger les termes de la sociologie de la « démocratisation » de l’école à l’âge de sa massification. Elle a également dû faire bouger le vieux débat entre « pédagogues » et « républicains », ou en tout cas le contourner. Elle n’a pas « dépassé » ou « annulé » ces clivages, bien entendu, car trop de raisons et trop d’investissements de toute nature militent pour que survivent sans changement les discours anciens, mais elle a commencé à les replacer, et donc à les relativiser, dans le nouveau contexte politique et social, qui n’est plus exactement celui des débats caractéristiques du grand cycle de massification des années 50 aux années 80. Il est symptomatique qu’aussi bien du côté des « pédagogues » que des « républicains », on commence, par des voies différentes, à prendre en compte le fait néolibéral.
En quoi le terrain change-t-il ? La réflexion classique en sciences sociales, comme celle qui avait lieu parmi les associations syndicales et pédagogiques, était centrée sur l’écart entre une école qui s’affirmait libératrice sur le plan des principes mais qui était réellement reproductrice des inégalités professionnelles et sociales. La problématique progressiste était en somme de passer de l’école publique inégalitaire à l’école publique démocratique, c’est-à-dire de réaliser les buts idéaux qui étaient officiellement ceux de l’institution républicaine. Recherche et réforme démocratique étaient ainsi étroitement associées, au moins tacitement, dans l’élan progressiste qui a caractérisé le XXème siècle.

Les paramètres changent quand l’école publique réellement inégalitaire que l’on contestait semble muter en une forme d’école encore inconnue, et d’abord dans le discours officiel que les autorités compétentes tiennent à son propos. Ce discours « modernisateur », véritable stratégie discursive, déstabilise les références anciennes, récupère les critiques, prône la rupture, promeut le changement des principes, des modes d’organisation et des règles de fonctionnement. Il ne s’agit plus, pour les « réformateurs » de défendre la vieille école républicaine traditionnelle, mais de la «moderniser ». Mais pour aller où ? Pour faire quoi ?

C’est là qu’intervient l’hypothèse d’un changement de régime de scolarisation ou de forme d’école. On pourrait la reformuler ainsi : même si la mutation s’opère dans le brouillage le plus complet, selon des formes hybrides, parfois contradictoires, entraînant le désarroi et la perte de repères chez les militants aussi bien que chez de nombreux chercheurs, la « réforme de l’école » qui procède officiellement de la « modernité » est désormais dominée par une nouvelle rationalité politique : le néolibéralisme.

Cela ne signifie pas que les anciens problèmes, clivages, contradictions sont abolis, cela ne signifie pas non plus que tout change immédiatement, au même rythme, dans un temps linéaire et homogène, dans tous les pays et dans tous les segments de l’institution, cela signifie que le terrain a changé. Cela signifie que pour penser la transformation des systèmes scolaires et des institutions en général, le sens dans lequel il change, il faut comprendre cette nouvelle rationalité néolibérale pour bien comprendre et pour bien agir.

I) Quelques lignes de force

Sans prétendre à l’inventaire complet, je voudrais dégager quelques grandes directions qui ont été explorées. Nous ne partons pas de rien. Nous disposons d’un ensemble de travaux qui ont été menés par un grand nombre de chercheurs, stock auquel nous avons ajouté nos propres études et réflexions. Ce bref inventaire mettra en évidence aussi la fragmentation et les lacunes des recherches.
Par souci de simplification, on peut dégager un certain nombre de pôles des travaux et des réflexions qui ont eu cours et qui ont encore cours. On peut distinguer cinq pôles.

1- Les politiques néolibérales à l’échelle mondiale
2- La constitution d’un « marché mondial de l’éducation »
3- Une nouvelle régulation des systèmes d’enseignement
4- Un pilotage managérial des « organisations »
5- Une conception utilitariste du savoir

1- Les politiques néolibérales à l’échelle mondiale et leurs applications nationales ou régionales

Une réforme mondiale de l’éducation est en cours. Ou plus exactement une orientation globale de la réforme est en train de s’imposer, visant à constituer ce que nous avons appelé « un nouvel ordre mondial de l’éducation ». Malgré les variantes nationales liées à des systèmes différents, l’axe normatif est commun : on retrouve partout les mêmes composantes utilitariste et individualiste, articulée de diverses manières à la logique du marché et au modèle de l’entreprise. Les visées politiques nationales d’intégration à un espace commun démocratique sont devenues secondes par rapport à une logique générale d’intégration économique sur le marché mondial.
C’est ce point de vue que nous avons développé dans tous nos travaux, c’est ce qui unifie nos perspectives. Nous y avons rattaché un certain nombre d’observations de phénomènes qui relèvent de plusieurs registres : économiques, sociologiques, idéologiques, organisationnels.

2-La constitution d’un « marché mondial de l’éducation »

A cette réforme mondiale de l’éducation qui définit un ensemble d’objectifs et d’indicateurs normatifs axés sur la performance, est associée la constitution progressive d’un « marché mondial de l’éducation », concernant spécialement certains segments de l’enseignement supérieur, étroitement lié aux modifications de la division internationale du travail, à une certaine internationalisation des élites et à « l’économie de la connaissance ». Ce ne sont plus directement les grands organismes ou les États qui sont moteurs mais des entreprises universitaires ou para-univesitaires. L’effet sur les systèmes universitaires et de recherche commence à être assez sensible. On assiste à la fois à des phénomènes de concurrence accrue entre établissements et entre pays, à la transformation de certaines institutions universitaires en entreprises multinationales, à la modification des « valeurs » académiques et des relations au savoir.
Ce marché mondial de l’éducation a un double aspect : il est connecté d’un côté à la formation d’une élite économico-politique trans- ou internationale, « nouvelle classe dirigeante mondiale » liée à la libération des flux commerciaux et financiers ; il est lié d’un autre côté à la lutte pour la captation des cerveaux et à l’appropriation privée des connaissances en vue d’un contrôle des rentes issues de l’innovation.

3- Une nouvelle régulation des systèmes d’enseignement fondée sur la concurrence des établissements et le libre choix des « acteurs »

A l’échelle nationale, une logique générale de concurrence supposée engendrer une plus grande efficacité se met en place.
Cette logique passe par le développement de la privatisation effective de certains pans de l’enseignement, avant ou après la fin des études secondaires.
Plus généralement, les établissements d’enseignement dans leur ensemble sont soumis à des phénomènes d’élection et d’évitement qui ne sont pas seulement dus à la répartition résidentielle des différentes classes sociales mais aussi à l’exercice (plus ou moins stratégique) par les « acteurs » de leur « libre choix », ce qui conduit à des polarisations sociales et ethniques qui ont fait parler « d’apartheid scolaire ». Ces phénomènes de polarisation sociale ont des conséquences pédagogiques et sociales qui commencent à être de mieux en mieux connues.

4- Un pilotage managérial des « organisations »

Les formes de direction et de gestion, ce que l’on appelle le « pilotage » des « organisations » universitaires, scientifiques, scolaires se modifient selon des principes et des procédures de management dont le modèle est l’entreprise, et dont le critère est « l’efficacité » directement mesurable par des outils d’évaluation supposés inattaquables. Ces nouvelles formes de « pilotage » stimulent les logiques concurrentielles et les stratégies des « acteurs » (familles, étudiants, enseignants, entreprises, etc) tout en étant de plus en plus sous le contrôle des instances politiques. L’esprit général de ces réformes d’organisation est de diminuer l’autonomie de travail des enseignants et des chercheurs en développant des dépendances nouvelles vis-à-vis des usagers, clients, financeurs,etc.

5- Une conception utilitariste du savoir

Les objectifs immédiats et prévalents de l’enseignement et de la recherche sont de nature économique et marchande. La connaissance ne vaut que par son utilité économique, la formation n’a de valeur et de légitimité que par l’emploi qu’elle permet d’occuper. Cela vaut pour les contenus autant que pour les méthodes pédagogiques. Les conceptions économiques néo-classiques de la connaissance et de l’éducation sous-tendent les analyses et les orientations de la réforme : capital humain, compétence, employabilité.
L’éducation est regardée comme un bien privé, somme de compétences individuelles, source de rendement essentiellement individuel. Ce qui légitime le recours au financement privé. La recherche est soumise à un même système d’analyse : la production de savoir est évaluée en fonction de son rendement économique.

Ces lignes de force des recherches ont été développées dans un grand nombre de travaux.
Elles restent encore à articuler les unes aux autres. La recherche est encore fragmentaire et dispersée, spécialement entre économistes, sociologues, philosophes politiques et historiens de l’éducation. L’un des apports des travaux que nous avons réalisés jusqu’ici est peut-être d’avoir commencé à dépasser les points de vue partiels et les cloisonnements disciplinaires. Et lorsque nous avons travaillé sur des objets spécifiques de les avoir reliés à une perspective d’ensemble. Je n’en citerai que deux ou trois. L’Europe ; la réforme de l’université ; l’emploi et la formation ; l’enseignement de l’économie.
Nous devrons réfléchir à d’autres objets ou à des approfondissements. C’est évidemment à travers l’étude de certains « analyseurs » que nous pourrons progresser dans notre compréhension générale, mais à condition de ne pas oublier la problématique centrale.
Mais cette problématique est-elle suffisamment étayée, structurante, élaborée ? C’est ce que nous allons discuter maintenant.

II) Deux grands modèles de lecture

Deux modèles ou grilles d’analyse se disputent la lecture des évolutions. Appelons-les par commodité l’interprétation « marxiste » et l’interprétation « wébérienne ». Si les guillemets indiquent que la distance aux pensées de référence est plus ou moins lâche selon les cas, la désignation renvoie à des accentuations assez typiques de l’explication :l’une peut être rattachée à une théorie du capital, l’autre à une théorie de la rationalisation.
Pour ce qui est de l’interprétation de type « marxiste », les problématiques altermondialistes et « antilibérales » courantes en donnent l’exemple. Leur thème principal, leur foyer, est la critique de la politique de libéralisation des échanges à l’échelle mondiale et le passage des services publics, dont l’éducation, dans le champ du commerce des services menée par l’OMC. Elles se concentrent sur la critique de la « marchandisation de l’éducation » et de la « privatisation de l’école », slogans qui « parlent » à tous, mais ne constituent pas nécessairement les outils théoriques les mieux adaptés à la compréhension des tendances en cours. Ce sont même peut-être, à un certain moment, des obstacles à la compréhension de ce qui se passe.
Ces slogans obéissent à un schéma explicatif qui relève de la vulgate « marxiste » : le capital ne supporte aucune limite et veut accéder à ce marché fabuleux de l’éducation pour y réaliser des profits substantiels. Le moteur de l’histoire dans le domaine qui nous concerne serait essentiellement cet appétit des multinationales désireuses d’absorber les institutions d’éducation, de les transformer en entreprises privées ou, au moins, de leur vendre des marchandises et services rémunérateurs. Pour conforter ce mode explicatif, on peut mettre en série toutes sortes d’observations : la pression des lobbies d’entreprises, la pénétration des marchands dans l’école, la commercialisation croissante de services éducatifs parascolaires ou post-secondaires.
Ces tendances (« marchandisation » et « privatisation ») sont réelles. Mais forment-elles le tout des mutations en cours ? Ce qui échappe ici, c’est précisément que l’école (mais c’est la même chose pour la recherche, ou la justice, ou la police ) n’a précisément pas besoin de devenir une entreprise à capitaux privés, de vendre des produits marchands, d’obéir aux pressions des multinationales pour devenir une sorte d’entreprise, pour être régie par des valeurs, des procédures, des modes organisationnels qui ressemblent de plus en plus à ce qui a lieu dans l’univers des entreprises privées ou publiques.

Ce fait « entrepreneurial », « concurrentiel », « managérial » est sans doute mieux pris en compte par une autre grille d’interprétation, de référence « wébérienne » . On sait que la problématique de la « rationalisation » domine le champ sociologique depuis les années 60 et qu’elle s’accorde particulièrement bien avec les politiques de « modernisation » qui en sont comme les doublons pratiques. Une grande partie de la recherche est aujourd’hui commandée par l’idée selon laquelle nous aurions affaire à des programmes de rationalisation liés au monde industriel et technique, une application sectorielle de cette grande tendance à la rationalisation désenchantée, laquelle ne serait d’ailleurs pas seulement négative en termes humains, puisqu’elle aurait partie liée à la « démocratisation » de l’école. C’est peut-être aujourd’hui l’idéologie dominante dans le monde de l’expertise.
Il y a beaucoup à prendre dans ces analyses de la « rationalisation » et de la « régulation », lesquelles se saisissent d’un grand nombre de phénomènes que la première approche ne prend pas suffisamment en compte, mais elles présentent une sorte de biais inaugural qui consiste à ne pas voir que les voies de la « rationalisation » ou de la « régulation » sont multiples et que celles qui sont aujourd’hui privilégiées sont gouvernées par une rationalité politique très spécifique. L’illusion porte sur la neutralité technique des outils de gestion et des modes de régulation. Le raisonnement tenu veut que « l’efficacité n’a pas de couleur politique » ; que les outils managériaux sont neutres et bons en eux-mêmes. C’est au nom de cette interprétation qu’une partie des experts, des administrateurs et des chercheurs, qui se veulent « démocrates », soutiennent certains des aspects de la réforme néolibérale, en tant qu’ils combattraient le vieux modèle républicain bureaucratique, corporatiste, élitiste, etc . Evidemment, la question est de savoir si le néolibéralisme n’est pas en train d’infléchir les aspirations sociales et politiques à la démocratisation de la culture dans un sens particulier, comme on le voit avec les programmes de la Banque mondiale dans les pays sous-développés ou ceux de la Commission européenne. La « démocratisation » en question est en réalité suspendue à l’efficacité économique de l’éducation.

Il ne s’agit ici que de pôles de l’analyse, dont l’existence ne doit pas cacher la gamme des positions possibles. Cette division des modes d’explication est peut-être aujourd’hui un frein à la compréhension de la nature concrète des politiques menées, frein qui s’ajoute aux difficultés liées aux cloisonnements disciplinaires.

Si l’on regarde le parcours déjà effectué, ce qui caractérise les travaux menés dans le cadre de l’institut de la FSU est précisément l’essai de surmonter aussi bien les divisions disciplinaires que la polarisation finalement stérilisante des modes explicatifs. C’est précisément la référence à la stratégie néolibérale qui nous l’a permis.

III) Le sens du « néolibéralisme »

Nous avons besoin d’un cadre général d’analyse plus intégrateur, d’une théorie plus générale nous permettant de comprendre la diversité de ces mutations. Le manque le plus criant tient à un déficit conceptuel qui nous empêche de relier suffisamment les observations que nous pouvons faire – et surtout que beaucoup de chercheurs peuvent faire dans leurs domaines et sur leurs objets propres- et le cadre théorique global que nous avons commencé de poser.

Les travaux ne trouveront à s’articuler que si nous parvenons à donner aux concepts de « néolibéralisme » et de « politiques néolibérales » leur plein développement. Pour ce faire, il convient de les intégrer dans une structure plus large, de dépasser les interprétations partielles et sur certains plans opposés qui se partagent aujourd’hui le terrain des explications de la réforme en cours.

Que veut dire « néolibéralisme », que signifient l’expression « politiques néolibérales » ? En quoi la prise en compte d’une stratégie et d’une politique néolibérale spécifique permet-elle de dépasser l’explication « marxiste » qui ne veut y voir qu’une politique économique visant à favoriser le capital privé ou l’explication « wébérienne » qui ne veut voir qu’une rationalisation administrative, gestionnaire, pédagogique, au service de l’efficacité plus grande du système organisationnel ?

Qu’est-ce donc que le néolibéralisme ? C’est la question matricielle, la question décisive pour notre programme.

Il y a deux grands types de lecture du néolibéralisme. La lecture des économistes et la lecture des sociologues Les économistes dominent la réflexion critique sur le néolibéralisme. Ils soulignent la rupture opérée autour de 1979 avec le keynésianisme et le fordisme. Ils mettent en évidence le retour à la « main invisible » et le retrait de l’État, thèmes typiques du libéralisme classique.

Les principes de ce néolibéralisme regardé comme politique économique seraient en fait ceux que l’on prête à Adam Smith. Selon cette conception, l’économie est un domaine à part gouverné par des lois naturelles que les gouvernements doivent respecter. Le marché est la seule coordination possible des intérêts privés qui permet une allocation optimale des ressources. La concurrence accrue entre pays et entre entreprises à l’échelle planétaire implique la baisse des impôts et la réduction des dépenses publiques, surtout celles qui sont consacrées au social et à l’éducation. Cette politique viserait à ouvrir partout la porte aux intérêts capitalistes, dans l’éducation comme ailleurs. Ce que nous appelons les « attaques libérales contre l’école » seraient composées de ce double processus de « marchandisation » et de « privatisation ».

Il existe une lecture plus sociologique qui n’est pas contradictoire avec la première, mais qui insiste plus sur la forme comme sur le contenu social des politiques néolibérales. Pierre Bourdieu tient le néo-libéralisme pour une philosophie sociale intégrale ayant pour caractéristique de se présenter comme une « révolution conservatrice ». Récupérant les thèmes de la « rupture » ou de la « réforme », les politiques néolibérales défont ce qui constituaient le « compromis » social d’après 1945 et imposent systématiquement des régressions sociales à la plupart des salariés, lesquelles mesures vont permettre l’accumulation plus rapide des richesses à l’autre bout de la société. La politique néolibérale est regardée comme une politique de renouvellement de la domination des classes dominantes. Ces conceptions économiques et sociologiques sont incontestablement justes, mais elles ne permettent pas de comprendre suffisamment bien la nature de la politique néolibérale quand elle touche l’éducation, la recherche, la culture, la justice ou la police.

Michel Foucault avait peut-être proposé une conception plus opératoire du néolibéralisme en 1979 en le regardant comme une rationalité politique générale et pas seulement comme une politique monétaire ou budgétaire, ou comme une politique de classe. La politique néolibérale s’attaque en réalité aux institutions, elle modifie leur fonctionnement, leur impose des principes nouveaux dont les termes de « concurrence » et « d’efficacité » sont les maîtres-mots. Ce mode de gouvernement a pour règle d’action de faire fonctionner toutes les institutions, tous les champs comme s’il s’agissait de « marchés », non pas forcément des marchés réels, non pas seulement des lieux d’échanges en vue de profits monétaires, mais comme des quasi-marchés, des simili-marchés, c’est-à-dire de gouverner des groupements humains selon des principes de fonctionnement d’un marché où chacun poursuit des finalités privées, en concurrence avec les autres, sans autre lien que celui de l’accord entre des intérêts privés. Cette rationalité de l’action gouvernementale qui concerne tous les secteurs de la vie sociale a pour principe et pour horizon la fabrication de l’homme économique, du sujet de l’intérêt.

Le néolibéralisme ainsi conçu se présente comme une orientation beaucoup plus radicale que ce que nous donnent à voir les points de vue classiquement « marxiste et « wébérien ». Ce n’est ni un simple retrait de l’État devant la marée montante du capital privé, ni un simple changement de degré de la rationalisation pour accroître l’efficacité, c’est une transformation sociale par création de situations de marché, par multiplication des relations de concurrence, par diffusion de « l’esprit d’entreprise » et des valeurs du marché.

Les politiques néolibérales ne sont donc pas seulement des politiques de démantèlement des régulations étatiques dans l’économie et dans le domaine de l’emploi, ce sont des politiques qui, partout, dans tous les domaines, mettent en place des modes de régulation fondés sur l’autonomie supposée du calculateur intéressé, sur l’accumulation privée des avantages de toutes natures, sur la culpabilisation et la criminalisation du mauvais calculateur. Le calcul privé, la recherche et l’exploitation des opportunités pour soi-même, la conception que chacun est une entreprise, sont de plus en plus regardés comme les ressorts du fonctionnement de la machine sociale.
Les conséquences sont importantes tant sur le plan politique que sur le plan moral et intellectuel. Toutes les valeurs, les vertus, les critères de jugement, qui fondaient les institutions de la démocratie libérale sont disqualifiés et remplacés par des logiques d’efficacité et de rentabilité. L’autonomie des institutions n’a plus aucune raison d’être, elles sont regardées comme de purs instruments politiques, des relais tactiques au service des objectifs gouvernementaux. L’ensemble institutionnel à vrai dire est pensé sur le mode de l’entreprise régie par des règles du management. Tout est entreprise. Ce que les explications « wébériennes » justement perçoivent mieux que les problématiques « marxistes ». Certes, dira-t-on, nous connaissions déjà le mensonge et la fausse autonomie, l’instrumentalisation. La nouveauté, c’est la disparition des valeurs régulatrices de vérité ou d’honnêteté, des principes formels de liberté et d’égalité, qui permettaient de les condamner et de les combattre. Ce qui n’est pas rien.

Comme on le voit, considérer le néolibéralisme comme un ensemble de politiques visant à modifier la normativité n’invalide en rien la théorie marxiste du capital et la théorie wébérienne de la rationalisation instrumentale, dans leur pleine rigueur. Elles constituent les instruments de base pour comprendre les transformations que nous observons : la logique continuée de l’accumulation du capital ; l’extension des procédures de rationalisation bureaucratique. Mais elles ne suffisent pas à fournir la clé de la phase spécifique dans laquelle nous sommes. Cette phase est marquée par la crise profonde de la démocratie libérale et du régime normatif dédoublé qu’elle maintenait (l’intérêt sur le marché, les devoirs envers la cité) . Ce n’est pas la « marchandisation » effective, la « privatisation » effective qui est le phénomène dominant, car le marché au sens strict du terme garde jusqu’à un certain point sa spécificité, c’est plutôt l’universalisation de la référence anthropologique du marché et de la concurrence à toutes les sphères de l’existence et à toutes les institutions. C’est plutôt à partir de cette universalisation de la référence marchande et entrepreneuriale que les phénomènes de marchandisation et de privatisation effectifs prennent sens et non l’inverse.
Le néolibéralisme peut donc se définir comme une politique de transformation des normes, et même du fondement des normes par dissolution des frontières entre institutions politiques et logique de marché, entre principes moraux et critères d’intérêt. Cela permet de comprendre que les institutions publiques en général, et les instances de la culture et du savoir en particulier, sont désormais privées de toute référence propre, de tout fondement spécifique. Elles perdent l’autonomie relative qu’elles avaient acquises par les fonctions spécialisées qu’elles accomplissaient (justice, école, santé, etc) selon deux modalités complémentaires : leur mise au service explicite des marchés ; leur transformation fonctionnelle et organisationnelle par des principes marchands et entrepreneuriaux .

Conclusion

Établir un bilan, ce n’est pas faire un inventaire des travaux, c’est considérer ce qui a été fait à la lumière de ce qui s’est passé. Les outils ont-ils été adaptés, les pronostics ont-ils été vérifiés ou invalidés ? Henri Lefebvre disait « l’hypothèse anticipe ». Avons-nous eu raison au milieu des années 90 d’avancer l’hypothèse d’un passage d’un modèle scolaire à un autre ? Si oui, il faut sans doute aller plus loin dans le travail d’élaboration théorique.
On nous a beaucoup dit depuis dix ans « vous exagérez », « vous ne voyez qu’une seule face de l’évolution », « vous faites une théorie du complot néolibéral », ou même « vous insistez sur l’emprise des logiques marchandes pour mieux défendre l’école traditionnelle et inégalitaire dont vous êtes des partisans honteux ». Face à toutes ces critiques, nous n’avons pas trop à rougir de ce qui a été fait.

Certes, toutes les transformations des systèmes scolaires et de recherche ne relèvent pas du néolibéralisme comme s’il s’agissait d’une explication autosuffisante, comme si nous tenions là une sorte de théorie ou d’idéologie démiurgique. Ce qui nous importe est la façon dont les politiques néolibérales orientent, infléchissent, renforcent certaines tendances sociales et économiques. Le fait, par exemple, que la connaissance et l’éducation tendent à devenir des « biens privatifs » s’explique par de multiples facteurs sociologiques et économiques, mais ces tendances sont exploitées, systématisées, institutionnalisées par les politiques néolibérales. Ce n’est pas « l’idéologie libérale » qui est donc la cible, mais une certaine rationalité politique qui s’appuie sur des logiques sociales et économiques qui lui sont pour une part indépendantes.

C’est, en réfléchissant à la nature des politiques néolibérales, que nous pourrons avancer dans la compréhension du premier objet que nous nous sommes donnés, celui de la transformation de l’école publique en école néolibérale, un modèle d’école qui n’a de légitimité que par rapport au marché ; dont le coût ne se justifie que pour le service rendu au marché ; dont les mécanismes de fonctionnement, les ressorts humains et subjectifs, les régulations internes empruntent au marché leur principe et à l’entreprise leur principe et leurs modalités pratiques, dont les objectifs explicites ou implicites sont la diffusion des valeurs de marché et de l’entreprise, la conformation des sujets au marché et d’abord au marché de l’emploi flexible.
En sens inverse, mais cela demanderait de plus amples développements, c’est par la question de l’école et de sa transformation, c’est par l’examen des rapports du néolibéralisme à la connaissance que nous approcherons le mieux la dimension anthropologique du néolibéralisme, dont l’enjeu principal, en changeant la configuration du lien social, est le changement de la figure du sujet humain.

C’est l’une des questions clés. L’école est-elle de plus en plus destinée à jouer ce rôle stratégique de formation, de conformation du sujet de l’intérêt, qui est la référence des politiques néolibérales ?

Un certain nombre de lignes de recherche s’imposeront dans notre travail.

En premier lieu, il faudra rappeler que ces politiques ne s’imposent pas facilement, dans la parfaite cohérence et sans connaître de résistance. Elles définissent plutôt des terrains et des enjeux de lutte. C’est bien d’ailleurs pourquoi, leur analyse est inséparable des combats à mener. Ces politiques s’appliquent à des institutions qui ont une histoire, qui se sont construites dans des phases antérieures à la période néolibérale. Elles visent des agents sociaux qui sont très loin de tous adhérer aux objectifs, au lexique, aux procédés de ces politiques. Elles entrent en contradiction avec des principes et des objectifs considérés encore largement comme légitimes : démocratisation de l’éducation, citoyenneté, « égalité des chances », etc. D’où l’importance pour nous d’examiner les façons dont ces politiques s’appliquent et les résistances et dysfonctionnements qu’elles rencontrent.
En deuxième lieu, il faut ouvrir notre angle de vue sur la question du savoir en général. On peut faire l’hypothèse que les mutations que l’on constate dans le domaine de la recherche et de la culture ont les plus étroits rapports avec ce qui affecte l’éducation et relèvent d’un même « paradigme » du savoir.
Un troisième pan de la réflexion concernera sans doute l’articulation entre néolibéralisme et néoconservatisme, articulation que l’on voit partout à l’oeuvre et d’abord aux Etats-Unis. Néolibéralisme et néoconservatisme sont à la fois complémentaires et en tension. Nous pouvons faire l’hypothèse que l’on assiste au développement d’un néoconservatisme à la française, dont l’école est en train de devenir un terrain privilégié d’application depuis au moins Luc Ferry. Il s’agit de réinjecter de façon autoritaire une morale patriotique, nationaliste, traditionaliste, reposant sur le spectacle et l’émotion, pour recréer artificiellement du sens et de la cohésion dans une société atomisée par les politiques néolibérales, en laissant croire que tout le « mal » qui affecte la société et l’éducation vient de la contre-culture (Etats-Unis) ou de 68 (France).

Le travail que nous avons encore à mener est destiné à « éclairer l’action syndicale ». Les considérations qui viennent d’être faites pourront sembler un peu abstraites au regard des urgences de l’heure. Cependant notre conviction, et le passé ne nous a pas donné entièrement tort sur ce point, est que la lutte suppose plus que jamais un cadre d’analyse d’ensemble. Ce dont ont besoin des « acteurs collectifs », c’est d’abord d’une conception la plus complète et solide des évolutions en cours, d’une compréhension des relations entre ce qu’ils vivent et perçoivent sur le terrain professionnel et social et les tendances générales de la transformation des sociétés.
C’est en produisant ce cadre général d’analyse à partir de nos travaux respectifs que nous pourrons apporter une aide pratique aux acteurs syndicaux de terrain. C’est d’autant plus vrai que les changements en cours s’opèrent par « tranches » successives , que les réformes ou mesures n’apparaissent pas toujours obéir à un plan d’ensemble, que l’objectif final au fond reste dans le plus grand flou.

24 Octobre 2007

Notes

1. Non pas unique car le néolibéralisme ne se conçoit pas sans rapport avec les nouvelles formes du capitalisme, avec la mondialisation, mais aussi avec les transformations des rapports sociaux, du lien social, des subjectivités.

2. Cf. sur ce point l’analyse de Pierre Bourdieu, « Contre la politique de dépolitisation », in Contre-feux 2, Raisons d’agir, 2000.

3. L’expression est placée entre guillemets. Il va de soi que la rationalisation de type instrumental, obéissant à des logiques d’efficacité et de rentabilité, était inséparable pour Weber de « l’esprit du capitalisme ».

4. Les partisans de cette optique « wébérienne », soucieux de « démocratie », de « complexité », de « diversité » autant que de « neutralité axiologique », semblent croire parfois que l’application du paradigme néolibéral va contribuer à l’avènement de l’école démocratique. On trouvera une bonne illustration de cette pente chez Denis Meuret, dans son introduction à Gouverner l’école, PUF, 2007.

5. Il suffit de renvoyer ici aux passages célèbres de Hegel dans la Philosophie du droit, ou de Marx dans La question juive ou encore de Weber sur l’éthique de la bureaucratie dans Économie et société. Dans le « vieux monde » du XIXe siècle, existait une division entre l’Etat et le marché (ou « société civile bourgeoise »), qui fondait la dualité entre logique du citoyen et logique du marchand. Cette dualité s’effondre quand toute l’action gouvernementale est régie par une logique d’efficacité productive mesurée selon des procédures décalquées du management de l’entreprise et lorsque le sujet de référence n’est plus le citoyen mais le client ou l’entrepreneur.

Christian Laval is medewerker van het onderzoeksinstituut van de Franse onderwijsvakbond FSU (Fédération Syndicale Unitaire). Hij is auteur van meerdere boeken, zoals: Christian Laval, L'école n'est pas une entreprise. Le néo-libéralisme à l'assaut de l'enseignement public, Editions La Découverte, 2003. Christian Laval, Louis Weber, Le Nouvel Ordre éducatif mondial, Nouveaux Regards/Syllepse, 2002