Ne laissez pas les machines jouer avec les enfants

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Un pas vient d’être franchi dans la confrontation entre l’homme et la
machine en milieu scolaire. Le 17 novembre vingt personnes habillées en
clowns sont entrés en chantant dans le lycée de Gif-sur-Yvette. Alors
qu’ils exécutaient une saynète, deux dispositifs biométriques contrôlant
l’accès des élèves ont été détruits à coups de marteaux. Trois personnes
ont été arrêtées, battues par un surveillant et des élèves. Elles seront
jugées par le tribunal d’Evry le 16 décembre. Installés en 2004, ces
dispositifs biométriques qui associent vérification de la paume de la main
et frappe d’un code à sept chiffres n’avaient pas obtenu d’autorisation de
la CNIL. peu importe.

Cette expérience n’est pas isolée. A Angers, dans une école primaire et un
collège, c’est l’empreinte digitale qui donne accès à la cantine, à Gif
sur Yvette, à Sainte Maxime, Marseille ou Carqueiranne les élèves
introduisent leur main dans une machine qui en reconnaît le contour. Qui
peut prétendre que prendre la main d’un enfant est un geste neutre ? « Il
est apparu que certains élèves associaient la biométrie à des
représentations infantiles d’angoisse. Certains petits ont même évoqué la
présence d’un monstre à l’intérieur de la machine. Les plus grands
rationalisent leur peur, mais ils l’expriment dans des termes assez
proches : on a peur de se faire électrocuter en mettant la main dans la
machine, par exemple. (1)» Au lycée Jean Baptiste Dumas à Alès c’est 90
caméras de vidéosurveillance, 104 au lycée J Rostand de Mantes la Jolie
associées à un dispositif de gestion des absences par codes barres et
stylos optiques…. Les technologies sécuritaires modèlent les espaces
dans lesquels toute une génération se construit. Régulièrement, les
experts consultés s’inquiètent de leurs conséquences sociales mais ces
technologies originaires du milieu carcéral, promues ailleurs au nom de la
lutte contre le terrorisme se propagent en milieu éducatif, sans débat,
comme si vingt ans de discours alarmistes rendaient inéluctable la
transformation des écoles en prisons.

Car la logique est bien carcérale. Elle s’ajoute dans les établissements
scolaires à la multiplication des injonctions focalisant le rôle des
enseignants et de l’institution au contrôle de la présence. Les récents
remplacements de courte durée sont un pas de plus dans ce sens :
l’important c’est de garder les élèves. Pudiquement,les enseignants
regretteront que leur rôle soit de plus en plus limité à de la « garderie
». Mais la garderie est une démarche éducative qui s’appuie sur une
formation et ne se limite pas à contraindre un enfant à la présence dans
un lieu clos. Par ailleurs, à la différence de son application dans les
aéroports, la biométrie à la cantine ne répond à aucune menace. Elle ne
vise pas à empêcher une intrusion mais, officiellement, à contrôler la
présence que ceux qui devraient être là. « Le principal du collège
Joliot-Curie (de Carqueiranne) dit chercher à obtenir une « transparence
absolue » : il s’agit de savoir en permanence, et en temps réel, où sont
et ce que font les élèves, notamment s’ils mangent ou s’ils ne mangent
pas. Dès lors, on ne peut pas s’empêcher de penser au panopticon de
Bentham.(2) » Schizophrénie de ces établissements où le développement des
visions panoptiques à grands renforts de vidéo, de biométrie et d’alertes
par SMS place l’administration au centre quand les textes officiels (3)
proclament depuis 15 ans que c’est l’enfant (ou l’élève) qui doit être «
au centre » des institutions éducatives et sociales.

Avec la logique carcérale c’est le renforcement de la notion de frontière
qui se développe par ces technologies. L’entrée des lycées est surveillée,
l’extérieur est diabolisé. Les agressions, les vols, les trafics sont
liés, dans les discours médiatiques et institutionnels aux intrusions : «
on entre dans ce lycée comme dans un moulin ». La biométrie et la vidéo
sont supposées protéger des élèves et un personnel vertueux du contact
avec une plèbe étrangère. Ce « rêve politique de la peste » de Foucault,
on le retrouve dans la diabolisation de l’extérieur, des non-scolarisés ou
de ceux qui ont été exclus de l’école ou qui viennent de tel établissement
suspect. Ainsi, cette « technologisation de la frontière (4) » de l’école
se développe sur un discours xénophobe et éduque ces enfants à la
suspicion de l’Autre. Le renforcement narcissique de ces insiders leur
rappelle, contrôle après contrôle, leur appartenance à une communauté, par
opposition au magma dangereux des outsiders. Pire, elle fait planer comme
une menace d’exclusion le risque un jour de ne plus être contrôlé,
générant de fait une demande de contrôle de la part des enfants eux mêmes.

Le développement de ces technologies marque également la progression des
logiques policières à l’école. A cette époque où c’est le ministre de
l’Intérieur qui demande une évaluation des ZEP, l’avènement de la
vidéosurveillance et de la biométrie au détriment de l’encadrement humain
réduisent les possibilités d’intervenir en amont ou pendant les conflits
et cantonnent toute réponse à l’a-posterori. Alors qu’un surveillant
pouvait intervenir pour tempérer les prémisses d’une bagarre, ou pour
séparer, la vidéo ne fait qu’enregistrer un affrontement qui fatalement
s’envenime jusqu’à son terme. Elle ne peut alors que témoigner de ses
conséquences les plus graves et ne servir que de preuve, lors de
l’investigation future. Car, ici encore, c’est bien l’un ou l’autre,
l’homme ou la machine tant les moyens humains se réduisent au fur et à
mesure que progressent les investissements dans ces dispositifs. Au lycée
J. Rostand de Mantes la Jolie, le projet de 104 caméras de
vidéosurveillance a ainsi été annoncé le même jour que la suppression d’un
poste d’aide éducateur. A Alès, ces personnels ont d’abord été suroccupés
à des tâches de bureau, notamment de contrôle des absences avant que les
caméras soient installées. A Gif sur Yvette c’est peut être le désarroi de
ce surveillant, « obsolète » dirait Anders, au milieu de ces technologies
qui l’a poussé à frapper les clowns et à appeler les élèves à les battre.
Alors, face au manque de personnel compétent et présent, la réponse qui
s’impose aux administrations est policière. Les interventions policières
dans les établissements, les patrouilles ou les arrestations se
multiplient donc. Loin d’apporter la réponse définitive qu’on nous
annonçait médiatiquement, pour certains élèves ce n’est que le retour à
des situations d’affrontements quotidiens qu’ils ont appris à gérer : « oh
! la police vous savez, on a l’habitude ». Leurs yeux alors trahissent la
déception : ils attendaient autre chose de l’éducation.

Ce qui subsiste aujourd’hui de la volonté de préserver une présence
humaine pousse les conseils d’administration au recrutement de personnels
sans formation, à des postes de vigiles pour un temps limité et de faibles
salaires. Le chemin est alors tout tracé pour la privatisation prochaine
de ces fonctions. Un enseignant d’anglais du lycée de Mantes remarquait
avec tristesse qu’on enseignerait Orwell et Bradbury, écrivains
visionnaires des sociétés de la surveillance généralisée, à des élèves
lâchés ensuite dans des espaces dont les moindres recoins sont sous
surveillance vidéo.

Cette avancée vers la privatisation, par ses aspects mercantiles mais
aussi par la soumission des références éducatives à celles de l’industrie,
est une composante fondamentale de ces processus. Pourquoi dépenser de
telles sommes pour contrôler que des enfants mangent, alors même que
l’accès à la cantine est un problème financier pour certains ? Pourquoi
persister dans la vidéosurveillance lorsqu’une seule année de mise en
place suffit à démontrer son inefficacité ? Pourquoi prendre tant de
risques avec les implications que peuvent avoir sur ces enfants le contact
avec des telles technologies ? Une réponse majeure réside dans les
fabuleux budgets publics que représentent ces dispositifs pour les
industriels, une autre dans la faculté des établissements scolaires à
fabriquer de futurs clients pour ces secteurs.

Le livre bleu rédigé par le GIXEL (Groupement des industries de
l’interconnexion des composants et des sous-ensembles électroniques ) à
destination du gouvernement contient cet impayable passage à la rubrique «
Acceptation par la population » : « La sécurité est très souvent vécue
dans nos sociétés démocratiques comme une atteinte aux libertés
individuelles. Il faut donc faire accepter par la population les
technologies utilisées et parmi celles-ci la biométrie, la
vidéosurveillance et les contrôles.
Plusieurs méthodes devront être développées par les pouvoirs publics et
les industriels pour faire accepter la biométrie.
Elles devront être accompagnées d’un effort de convivialité par une
reconnaissance de la personne et par l’apport de fonctionnalités
attrayantes :?Éducation dès l’école maternelle, les enfants utilisent
cette technologie pour rentrer dans l’école, en sortir, déjeuner à la
cantine, et les parents ou leurs représentants s’identifieront pour aller
chercher les enfants.?
Introduction dans des biens de consommation, de confort ou des jeux :
téléphone portable, ordinateur, voiture, domotique, jeux vidéo. (5) »
Ceux qui sont familiers des méthodes de relations publiques reconnaîtront
les stratégies de communication des firmes de l’agroalimentaire pour
faire accepter les OGM.

La pression exercée sur les établissements pour une course à l’équipement
(budgets spécifiques, limites dans le temps, débats bâclés.) les pousse à
accepter des équipements sans mesurer les impacts de leur utilisation
banale et encore moins ceux de leurs dysfonctionnements. Or, pour des
documents aussi sensibles que les passeports biométriques américains, par
exemple, The Economist notait que le système de reconnaissance adoptée
échouerait à identifier une personne sur dix et que « les fausses alertes
pourraient devenir la norme ». Faute d’être cryptées, les données des
puces incluses dans les passeports pourraient être lues à distance et donc
permettre le vol d’identité. Malgré tout l’investissement réalisé, les
constructeurs promettent rarement une sécurité absolue (« taux d’erreur de
0,0001 % », « ne fonctionne pas au-dessous de- 8 °C ».) bien vite alors,
l’humain est appelé en renfort pour composer un code secret, surveiller un
écran. en périphérique de la machine.

Pourtant, les défaillances de ces technologies nous intéressent peu. Leur
bon fonctionnement nous paraît déjà une défaite de la relation éducative
dans son ensemble.

La CNIL rappelle fréquemment dans ses pathétiques tentatives de contrôle
que l’usage de ces technologies doit être contraint par la «
proportionnalité » entre l’exigence de contrôle et le processus utilisé et
que chacun a « droit à l’oubli » ; les enregistrements sur « listes noires
» et autres fichiers doivent pouvoir être effacés. Ce droit à l’oubli,
fondement du droit est aussi un fondement de l’éducation. La relation avec
l’enseignant est pour l’enfant un temps à l’abri, un temps de confiance ou
la compréhension peut suivre l’erreur et permettre qu’on « oublie tout »,
qu’on « ferme les yeux pour cette fois », renvoyant l’enfant, lavé, à la
possibilité de se racheter, de progresser.

La place de cette relation, entre humains, recule à mesure que progresse
l’oil froid de la machine qui vient conforter une pénalisation de rapports
éducatifs dont la référence est la délirante théorie de la « vitre brisée
» fondement des politiques de tolérance zéro. Si « qui vole un ouf, vole
un bouf » ou « qui brise une vitre ouvrira le feu au fusil automatique ou
dealera la cocaïne au kilo » alors sur les actes banals de l’enfance qui
étaient source d’apprentissage bienveillant de la norme s’abattra une
répression automatisée, implacable et démesurée véritable « pédagogie
noire ». Le rapport parlementaire Benisti, sur la « prévention de la
délinquance » qui préconise la création d’un « système de repérage et de
suivi des difficultés et des troubles du comportement de l’enfant » mis en
place non seulement dans les établissements scolaires (de la maternelle au
lycée), mais aussi dans les crèches montre les liens qui peuvent exister
entre une vision politique de l’enfance, une pathologisation de la
délinquance et ces technologies hors de contrôle.

L’enregistrement préalable des paumes de main des élèves est appelé «
l’enrôlement » et l’administration appellerait en début d’année ces
enfants à se « soumettre » à la biométrie. Est-il ironique de rappeler que
la déclaration universelle des droits de l’Homme dans son article 26 lie
l’éducation à la liberté lorsqu’elle proclame : « L’éducation doit viser
au plein épanouissement de la personnalité humaine et au renforcement du
respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales. » Comment
imaginer former des hommes et des femmes libres, usagers de leurs libertés
et familiers de celles-ci si on les familiarise dès l’enfance aux chaînes,
fussent-elles numériques et modernes ?

L’action du 17 novembre sur les deux dispositifs biométriques du lycée de
Gif-sur-Yvette, a peut-être simplement remis ces machines à leur place et
nous donne une occasion unique de réfléchir au tournant que prennent les
politiques de l’enfance, qu’elles soient éducatives, sociales ou
judiciaires. Qu’a-t-on à gagner dans la course à la soumission des enfants
et des personnels à des technologies qui les déshumanisent et les
cantonnent à des rôles d’automates apeurés, de périphériques, et leur font
perdre tout le génie et la créativité de leur humanité ? Jusqu’où sommes
nous prêts à sacrifier cette génération au Moloch de la technologie et du
marché ?

Jean-Philippe JOSEPH
Professeur agrégé d’Economie Gestion
Président d’une crèche, halte garderie parentale en zone d’éducation
prioritaire.

Jean-Pierre JOSEPH
Directeur de maison d’enfants à caractère social

(1) Xavier Guichet : « Manger sous surveillance, L’usage d’une technique
biométrique pour le contrôle d’accès à la cantine scolaire »
(2) idem
(3) Loi du 10 juillet 89 d’orientation sur l’éducation, loi du 2 janvier
2002 rénovant l’action sociale et médicosociale.
(4) Philippe Bonditti« Technologisation de la frontière : vers un état
de peste généralisé ? », Chantiers Politiques, ENS, Paris, n°2, Oct.
2004
(5) « Livre bleu, grands programmes structurants, proposition des
industries électroniques et numériques », juillet 2004