Le trompe l’œil européen

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« L’Europe ne dit pas ce qu’elle fait ; elle ne fait pas ce qu’elle dit. Elle dit ce qu’elle ne fait pas ; elle fait ce qu’elle ne dit pas. Cette Europe qu’on nous construit, c’est une Europe en trompe l’œil ». (Pierre Bourdieu)
La politique éducative européenne n’existe pas, du moins dans les traités. Et pourtant on ne cesse de la rencontrer en Europe. Cette politique de l’éducation est un objet européen mal identifié mais bien réel.

Trois dimensions la caractérisent :
1-Bien que déterminante pour l’évolution des sociétés de l’Union européenne, elle échappe plus encore peut-être que les autres politiques au contrôle démocratique des citoyens. La plupart des « professionnels » du monde éducatif en ignorent jusqu’à l’existence. La presse en parle peu, même si les responsables politiques et les experts qui construisent les politiques nationales commencent à s’y rapporter de façon explicite.
2- Cette absence de transparence vient redoubler le rapport problématique que cette politique européenne entretient avec le cadre juridique de l’Union européenne et en particulier avec le Traité constitutionnel européen.
3- Loin de se cantonner à la promotion des échanges interculturels, à la mobilité des étudiants et à la connaissance respective des peuples, comme on le croit encore souvent au vu des grands programmes (Erasmus, Comenius, Socrates, Lingua..), cette politique éducative est devenue l’une des composantes des « réformes structurelles » d’inspiration libérale qui visent à mettre en place une société fondée sur la compétition interindividuelle et la concurrence généralisée des systèmes sociaux et des institutions.

Une politique invisible

Les différents traités européens, jusqu’au Traité constitutionnel compris, considèrent l’éducation comme un domaine relevant essentiellement de la responsabilité nationale. L’article III-282 du Traité stipule que l’Union « respecte pleinement la responsabilité des Etats membres pour le contenu de l’enseignement et l’organisation du système éducatif ainsi que leur diversité culturelle et linguistique ». L’Union n’est pas supposée rester inactive en ce domaine et peut agir au moyen de la loi ou de la loi-cadre, mais dans le cadre de la troisième catégorie de compétence définie à l’article 12 (« Dans certains domaines, et dans les conditions prévues par la Constitution, l’Union dispose d’une compétence pour mener des actions pour appuyer, coordonner ou compléter l’action des Etats membres, sans pour autant remplacer leur compétence dans ces domaines »). Cette action de l’Union est circonscrite à l’échange d’informations et d’expériences, à la mobilité des acteurs de l’éducation, à la promotion de dimensions culturelles, linguistiques, démocratiques communes. Si le texte est plus précis sur certains dispositifs à encourager (reconnaissance des diplômes ou promotion de l’enseignement à distance par exemple), il n’invite à aucun processus de convergence des missions, des contenus et encore moins de l’organisation des systèmes éducatifs. Bien au contraire. L’éducation est un domaine où aucune recherche d’harmonisation n’est envisagée. La notion même de « politique d’éducation », à la différence de la « politique de formation professionnelle », n’a pas d’existence juridique en Europe. Pour ce qui est de la « politique européenne de formation professionnelle », les choses sont quelque peu différentes : le Traité en fait mention explicite dans l’article III-283, enregistrant par là ce qui, depuis de Traité de Rome, légitime l’entrée du domaine éducatif dans le champ européen, à savoir son lien à la qualification de la main d’oeuvre. En tout cas, il semblerait que tout soit fait dans le Traité – comme dans les traités antérieurs- pour contenir tout débordement intempestif de la Commission en la matière et exclure une stratégie de convergence des systèmes d’enseignement, du moins à l’initiative des organes de l’Union.

La coordination est une convergence qui ne dit pas son nom

La réalité est autre. Une politique commune de l’enseignement professionnel et non professionnel existe bel et bien. Elle est pensée, voulue, appliquée. Elle a été volontairement décidée par les Etats lors d’une série de Conseils européens, dont celui de Lisbonne en mars 2000 qui marque à cet égard un tournant manifeste. Parallèlement, des processus d’harmonisation de l’enseignement supérieur ( processus de Bologne) et de l’enseignement professionnel (processus de Bruges) se sont mis en place. Le Traité, à vrai dire, en a légalisé la possibilité mais sous des termes anodins : « l’Union contribue au développement d’une éducation de qualité en encourageant la coopération entre Etats membres et, si nécessaire, en appuyant et complétant leur action ». Ce qui se donne pour une compétence d’appui au service d’une coopération intergouvernementale décidée en Conseil a un contenu et une signification déterminés que l’on retrouve dans les différentes réformes actuellement en cours.
La politique éducative européenne existe dans les faits comme une annexe de la politique structurante de l’UE, appelée Stratégie de Lisbonne, destinée à augmenter le taux d’emploi, à flexibiliser les marchés du travail, à développer les compétences (le « capital humain »), à « responsabiliser les individus » en matière d’employabilité et de formation. C’est d’ailleurs à ce titre, comme nous l’avons dit plus haut, que la politique éducative est entrée dans les faits, sinon dans les textes. La dimension professionnelle de la formation a permis le « débordement » de l’action sur l’ensemble de l’éducation considérée comme déterminée essentiellement par les évolutions du marché du travail. Le nouveau paradigme de « l’apprentissage tout au long de la vie » a permis l’intégration à la fois conceptuelle et politique de la « formation initiale », y compris l’enseignement supérieur, et la « formation professionnelle.
Les difficultés rencontrées par la croissance européenne, les résultats très décevants en matière d’emploi du grand marché, la volonté de joindre au carcan monétariste que l’Union s’est infligée une « modernisation des structures », a conduit la Commission à promouvoir dès le début des années 1990 une politique de croissance plus dynamique. Un certain nombre de rapports et de Livres blancs, en 1993 et en 1995, montreront qu’au fondement du triangle magique « croissance, compétitivité et emploi », se trouvent l’éducation et la formation conçues comme « production de capital humain ». La connaissance – sous le tripe aspect de sa création, de sa diffusion, de son utilisation – est alors érigée en facteur majeur de la compétitivité européenne. Cet axe central se déclinera en recommandations diverses et complémentaires, inspirées souvent par des lobbies patronaux très actifs à Bruxelles. Elles viseront par exemple à développer les NTIC (nouvelles technologies de l’information et de la communication) comme outils de rénovation pédagogique dont la Commission attend, à l’époque de la bulle de la « nouvelle économie », monts et merveilles. « L’esprit d’entreprise » devient, dans le sillage des recommandations de l’OCDE, la clé de voûte de toute pédagogie. La « réactivité » des établissements scolaires aux demandes de « l’environnement » (entreprises, collectivités locales, familles), via la décentralisation et la réorganisation managériale dont ils font l’objet, devient un autre objectif important. Le partenariat avec les entreprises pour la définition des contenus et des pédagogies est présentée comme incontournable. Mais surtout, c’est la conception de la formation initiale et du diplôme qui tend à se modifier, selon une vision très proche de celle du monde patronal. « L’éducation formelle » voit son rôle relativisé du fait même des objectifs essentiellement productifs qui sont assignés à l’institution scolaire. Selon l’Union européenne, l’école n’est qu’un moment d’un processus continu de formation et de renouvellement de compétences professionnelles acquises au cours de la vie dans les systèmes d’enseignement, dans les entreprises, dans la vie familiale et qui ne prennent de valeur effective que sur le marché de l’emploi selon leur utilité pour les entreprises (cf. Memorandum sur l’éducation et la formation tout au long de la vie, octobre 2000). Enfin, à partir de 1999, un vaste programme d’harmonisation des enseignements supérieurs se met en marche, visant à favoriser la mobilité des étudiants, la constitution de pôles européens d’excellence pour faire face à la concurrence des universités américaines dans l’optique d’une mondialisation de l’éducation et, in fine, la constitution d’un marché du travail européen unifié. Là encore l’impératif de « professionnalisation » de l’enseignement devient prédominant.
Il convient de rappeler ici que le contenu de cette politique n’est pas strictement européen. Il participe de ce que l’Institut de recherche de la FSU a nommé le « nouvel ordre éducatif mondial », et qui se caractérise par une doxa largement partagée par les « élites » responsables des réformes éducatives dans le monde comme par les experts des grandes organisations internationales ou intergouvernementales (OCDE, Banque mondiale, OMC, etc). On peut constater que l’Europe, ne voulant pas être en reste en ce domaine, pousse actuellement les feux pour transformer plus vite et plus profondément les systèmes éducatifs dans le sens des logiques économiques et sociales dominantes.
Cette intégration de l’éducation et de la formation dans la stratégie européenne se fait en réalité à partir de deux postulats conjoints : le postulat de « l’économie de la connaissance » et celui de l’accroissement de « l’employabilité » comme solutions au chômage. Par cette seconde voie, la politique éducative commune est devenue une composante à part entière de la Stratégie européenne pour l’emploi définie à Amsterdam en 1997. Cette stratégie fait un certain nombre de recommandations aux Etats reposant sur l’idée que le chômage résulte avant tout de la faible « employabilité » des chômeurs et de la « rigidité » des marchés de l’emploi européens.
Cette stratégie globale ratifiée par le Conseil européen de Lisbonne en mars 2000 a fixé à l’économie européenne l’objectif d’ici à 2010 de « devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale ». Dans ce but, le Conseil européen a appelé à « une transformation radicale de l’économie européenne », et à « un programme ambitieux en vue de moderniser les systèmes de sécurité sociale et d’éducation », à commencer par les systèmes de retraite et les assurances du chômage jugés trop coûteux et peu incitatifs au travail. Dans ce cadre, la politique éducative européenne n’est pas une politique marginale. Dans la doctrine européenne, elle concerne le côté « qualitatif » de l’emploi, soit l’employabilité . Au nom du rôle de la connaissance dans la croissance et de la réforme structurelle de l’emploi, c’est l’ensemble des missions, des méthodes et de l’organisation des systèmes d’enseignement qui doit être modifié par les Etats selon un programme d’action commun.

Pour résumer, le processus de convergence des systèmes éducatifs existe bien, sous le mode apparemment « volontaire » de la « coopération intergouvernementale », mais de façon pleinement intégrée à la stratégie économique centrale de l’Union fondée sur « la concurrence libre et non faussée », regardée comme source de la compétitivité et du plein emploi. Cette politique éducative est plus précisément induite :
-par la perspective de l’unification du marché du travail européen, lequel suppose une harmonisation des diplômes, des formations et des certifications professionnelles (réforme de l’enseignement supérieur et définition commune des compétences professionnelles avec le système Europass en sont quelques-unes des réalisations) ;
-par l’objectif d’augmentation des taux d’emploi qui impose à la main d’œuvre d’atteindre un seuil minimal d’employabilité (socle minimal des compétences) tout en encourageant les investissements personnels dans la formation (avec une augmentation du financement privé conformément à la doctrine du « capital humain ») ;
-par la flexibilisation des marchés du travail qui suppose que l’individu « se responsabilise » afin de se doter des compétences indispensables à son insertion professionnelle (formation tout au long de la vie et carte de compétences).

Objectifs et méthodes de convergence

« L’économie de la connaissance » appelle, d’après les textes qui ont précisé la Stratégie de Lisbonne , à une « augmentation substantielle de l’investissement dans la ressource humaine ». Les organes de l’Union font le constat d’un grand retard dans ce domaine par rapport aux Etats-Unis notamment, du fait de politiques nationales trop peu ambitieuses, spécialement en matière de recherche et d’enseignement supérieur. Jusqu’à présent, cet objectif louable s’est heurté aux contraintes imposées par le Pacte de stabilité, et les programmes de développement de la scolarisation et de la recherche se font encore attendre. Cet objectif de croissance des investissements dans l’éducation et la recherche s’est combiné au dogme libéral consistant à favoriser le financement privé de ces investissements par les ménages, les étudiants ou les entreprises et reste suspendu aux réformes de l’enseignement supérieur et de la recherche d’inspiration utilitariste.
Compte tenu de ces limites budgétaires, les grands objectifs poursuivis restent vagues à souhait : « accroître la qualité et l’efficacité des systèmes d’éducation et de formation », « faciliter l’accès de tous aux systèmes d’éducation et de formation », « ouvrir les systèmes d’éducation et de formation sur le monde extérieur ». Mais, à considérer les sous-objectifs, le contenu précis des priorités semble bien essentiellement commandé par une logique d’emploi et d’adaptation au monde concurrentiel des entreprises, le développement de « l’esprit d’entreprise » n’étant pas le moins emblématique des treize sous-objectifs choisis. La transformation du travail des enseignants au nom de « l’efficacité », l’adaptation des cursus aux évolutions des structures de l’emploi et la concentration des formations sur les « compétences » utiles sont censés faciliter la réalisation de ces objectifs sans augmenter la dépense publique.
Le « socle des compétences de base » retenu par le Conseil européen de Lisbonne est également particulièrement éloquent de la nouvelle orientation : à côté de la maîtrise de la langue maternelle et des outils mathématiques de base, elles comprennent les compétences en NTIC, l’anglais de communication, un « esprit d’entreprise » et des « aptitudes sociales ». On retrouvera en France cette logique minimaliste dans le rapport Thélot et dans la loi Fillon, avec quelques légères variantes « locales » qui gomment le caractère outrageusement réducteur du « socle ». La ministre italienne de l’enseignement, Latizia Moratti, a résumé plus brutalement l’esprit de la nouvelle école européenne avec les trois I : « Internet, Inglese, Impresa (entreprise).»
Au Conseil européen de Stockholm en mars 2001 ces grands axes ont été déclinés en 13 « objectifs concrets futurs » qui ont été intégrés dans des programmes de travail. A partir de 2001 et surtout depuis le Sommet de Barcelone en 2002, le processus de convergence politique selon la « méthode ouverte de coordination » (MOC) s’est mis en marche. Contrairement à son nom, cette méthode ne coordonne pas des politiques nationales indépendantes. Elle organise une coopération politique selon une démarche déjà employée pour l’emploi, elle détermine ses propres rythmes, ses étapes, ses articulations aux autres politiques sociales et économiques de l’Union, dans la perspective d’un modèle éducatif commun conforme à la perspective d’un marché du travail le plus parfaitement concurrentiel possible. Avec cette méthode par laquelle on choisit des priorités, on fixe des étapes, où l’on se dote de « niveaux de référence » (benchmarks), où l’on échange les « bonnes pratiques », où l’on développe des procédures d’évaluation, l’Union ne légifère pas mais crée et « orchestre » un cadre de « coopération volontaire entre Etats». Ce cadre est cependant contraignant pour ces mêmes Etats soumis d’une part à la fameuse « pression des pairs » – qui est l’une des caractéristiques des « pratiques communautaires » – et d’autre part aux injonctions de la Commission qui s’appuient lourdement sur la référence à la Stratégie de Lisbonne. La contrainte en effet ne se manifeste jamais mieux que par les rappels réguliers faits aux Etats de prendre les mesures conformes aux objectifs communs. Ainsi, lorsque les progrès sont trop lents, les organes de l’Union pressent les Etats d’accélérer les réformes au nom de « l’agenda de Lisbonne » comme ce fut le cas encore en mars 2004 avec le rapport intermédiaire de la Commission et du Conseil au titre éloquent : « Education et formation 2010 : l’urgence des réformes pour réussir la stratégie de Lisbonne ».
En dépit de l’innocuité apparente de ces procédures, formellement « volontaires », les effets du travail de convergence sur les politiques nationales se font de plus en plus sentir. Les objectifs définis dans le cadre de la Stratégie de Lisbonne s’incorporent plus ou moins explicitement aux réformes nationales. Les gouvernements commencent d’ailleurs, dans ce domaine comme ils l’ont fait dans d’autres, à justifier ces réformes par les « contraintes européennes » pour les faire accepter plus facilement. Les textes de loi incluent des objectifs chiffrés, lesquels sont directement issus du travail de comparaison des données nationales avec les « niveaux de référence » européens. La loi Fillon est exemplaire à cet égard. Si l’un de ses buts manifestes est bien de diminuer les moyens attribués à l’enseignement secondaire, la raison est clairement exprimée dans les documents européens. Les collégiens et les lycéens français « coûtent trop cher » …relativement à la moyenne des dépenses par élève qu’y consacrent les autres pays ! (Cf. « Education et formation 2010 : l’urgence des réformes pour réussir la stratégie de Lisbonne » ).Une sorte de tyrannie technocratique s’impose ainsi au nom du comparatisme inter-étatique, appuyé sur des indicateurs et des objectifs quantifiés censés pouvoir enfermer la réalité des systèmes éducatifs et constituer des fins en soi.
A écouter les arguments des responsables politiques de l’enseignement et à lire les attendus des lois qu’ils imposent, nul ne peut plus ignorer que le niveau d’élaboration des politiques éducatives s’est déplacé, ainsi que leur signification. Ce déplacement « volontaire » de la détermination des contenus des politiques éducatives vers l’Union a sans doute un avantage pour les tenants des réformes actuelles : il rend inutile l’ensemble des instances et des procédures de discussion et de concertation qui, jusque-là, visaient à tenir compte, même de manière formelle, de l’avis des « partenaires » et des acteurs du monde éducatif, en particulier des syndicats enseignants et étudiants, des organisations de parents, désormais considérés comme des obstacles à la mutation de l’école. La création par la loi Fillon d’un « Haut conseil de l’éducation », par les procédures très politiques de nomination de ses membres, risque fort d’appliquer sans grand débat démocratique, la commune doxa éducative de l’Union européenne.

Le Traité n’aurait-il donc rien à voir avec la politique libérale d’éducation ?

Les partisans du « oui à la Constitution » pourraient dire, comme ils le font avec la directive Bolkestein ou sur d’autres sujets, que cette politique éducative n’a rien de commun avec le Traité puisque précisément il s’agit d’une démarche intergouvernementale « coopérative ». Les Etats se cachent-ils derrière l’Union pour atteindre des objectifs inavouables devant leur opinion publique ? Peut-être. L’Union sert à coup sûr d’outil « régional » pour appliquer aux systèmes éducatifs des transformations qui participent d’un mouvement de réforme beaucoup plus général à l’échelle mondiale, transformations qui sont inspirées par les dogmes libéraux et utilitaristes actuellement dominants. Mais surtout, comme on l’a vu, cette politique éducative n’a pas d’autonomie par rapport à la ligne économique générale de l’Union, inscrite en particulier dans le titre III.
Pour répondre à l’argument selon lequel le Traité n’a rien à voir avec l’éducation, il convient de se demander si la Constitution, telle qu’elle est rédigée, permet, voire favorise la mise en place du modèle d’école libéral et utilitariste que, par ailleurs et parallèlement, la « méthode ouverte de coordination » est en train de bâtir. Les rares et minces références à l’éducation du Traité pourraient le suggérer. On sait que le Traité n’est pas censé parler des services d’intérêt général non marchands, situés hors du droit communautaire, qui, de ce fait, ne reçoivent ni définition ni fondement juridique. Le Traité, quand il est question d’éducation, semble pourtant gravement méconnaître le rôle et la responsabilité de l’Etat national en matière de service public d’enseignement.
– L’article I-5 affirme que l’Union « respecte les fonctions essentielles de l’Etat, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale ». Voilà qui fleure bon « l’Etat gendarme » cher aux libéraux du XIXème siècle. L’Etat éducateur serait-il dépassé ?
-L’article II-74 de la Charte des droits fondamentaux – Charte que certains tiennent pour une « avancée sociale » et un contrepoids à la pure logique de marché -reconnaît à toute personne « le droit à l’éducation ainsi qu’à l’accès à la formation professionnelle et continue» ; « il comporte la faculté de suivre gratuitement l’enseignement obligatoire ». Aucun objectif d’égalité ou d’équité n’est mentionné, aucun seuil minimal d’instruction, aucune indication de forme, de nature et de contenu de « l’éducation » n’est retenue, aucune durée minimale de l’enseignement obligatoire n’est déterminée. La formulation employée (« faculté de suivre gratuitement l’enseignement obligatoire ») semblerait même indiquer que ce n’est là qu’une simple possibilité à côté d’un enseignement payant, lequel pourrait être très développé, voire dominant. Aucune mention n’est faite à une quelconque institution publique chargée de rendre effectif ce droit. On comparera utilement cette « avancée » supposée avec le préambule de la Constitution de 1946 : « La Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture » (je souligne). Le minimalisme de la Constitution ouvre en réalité la voie à une régression au regard des revendications et des luttes pour « l’égalité des chances scolaires » qui ont caractérisé l’histoire des systèmes éducatifs au XXe siècle. Qu’est-ce qu’un droit fondamental d’accès à l’éducation des élèves qui ne comprendrait pas l’égalité des conditions d’apprentissage ?
-Si l’égalité est oubliée, la liberté de choix de l’éducation ne l’est pas. La partie la plus importante de l’article II-74 lui est consacrée. Ce même article affirme que « la liberté de créer des établissements d’enseignement dans le respect des principes démocratiques ainsi que le droit des parents d’assurer l’éducation et l’enseignement de leurs enfants conformément à leurs convictions religieuses, philosophiques et pédagogiques sont respectés selon les lois nationales qui en régissent l’exercice ». Là encore, la Constitution accorde une reconnaissance à la liberté à l’enseignement privé et au choix des parents sans référence à des objectifs de démocratisation. Par cette reconnaissance unilatérale de la liberté de choix scolaire, la Constitution ignore tout objectif de lutte contre le séparatisme scolaire, qui incomberait pourtant à un Etat soucieux de mixité sociale et d’égalité des conditions d’apprentissage. L’omission de toute référence à un « service public d’éducation », garant de l’égalité des conditions et de la gratuité de toute la scolarité, laisse ainsi le champ libre à une mise en concurrence accrue des systèmes publics nationaux par des établissements privés, nationaux ou non.



Laïcité : régression philosophique et recul politique

La Constitution reprend très heureusement les grandes déclarations et textes qui fixent les droits fondamentaux en matière de pensée, de conviction religieuse et de conscience de la personne. L’article II-70, qui reproduit fidèlement l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948, rappelle que : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites ». On voit cependant que ce droit fondamental n’est pas sur le même plan que la laïcité, au fondement des principes scolaires républicains en France, et plus largement au principe de la séparation de l’Etat et des Eglises. Certaines formulations pourraient même sembler contradictoires avec la définition de la laïcité de l’institution scolaire, en l’absence de toute détermination des lieux, des moments et des conditions de neutralisation provisoire et circonscrite des manifestations des croyances et convictions personnelles et, plus généralement, en l’absence de tout principe explicite de séparation de la sphère publique et de la sphère religieuse. Il est frappant de remarquer que le principe à la fois philosophique, historique et politique de la laïcité reste entièrement inconnu du Traité. Si l’on définit la laïcité en matière scolaire comme le droit reconnu à chaque homme de recevoir une éducation qui ne soit gouvernée que par le principe de raison, ce qui est la condition logique de la liberté de conscience qui lui est reconnue par ailleurs, elle est purement et simplement inexistante dans le texte de la Constitution. Est-ce trop demander à l’Europe du XXIe siècle, spécialement quand elle se revendique de son héritage culturel et scientifique ?
La question de la laïcité scolaire n’est évidemment qu’un aspect du problème plus vaste que pose l’absence du mot mais surtout du principe de laïcité dans le Traité, alors que la reconnaissance « des églises et des organisations non confessionnelles » comme partenaires d’un dialogue permanent avec l’Union est explicite. Le minimalisme de l’article II-74 et le droit pleinement reconnu aux parents – sans aucune contrepartie de devoirs de leur part ou de celle des institutions scolaires privées en matière de contenu et d’esprit de l’éducation -, de faire donner un enseignement conforme à leurs « convictions religieuses, philosophiques et pédagogiques », ne garantissent pas la laïcité scolaire. Encore une fois, on comparera utilement ce texte avec le Préambule de la constitution de 1946 : « L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’Etat. »(je souligne)

L’éducation, quel « service d’intérêt général » ?

On sait le flottement quant aux notions de « service d’intérêt général » et de « service d’intérêt économique général ». La question est de savoir où peut bien se ranger l’éducation dans le cadre juridique européen, sachant qu’une activité économique, pour la Commission, se définit par « la fourniture de biens et de services sur un marché donné» et qu’un même organisme peut fournir à la fois des services économiques et non économiques. La Commission a avancé à de multiples reprises depuis 2001 que la distinction entre services économiques et non économiques était à la fois « floue », « dynamique » et « flexible », et qu’il lui était par conséquent impossible de dresser une liste déterminée et, a fortiori, définitive des services non économiques. Le preuve résiderait selon elle dans le fait que de nombreuses activités qui étaient regardées comme « non économiques » sont devenues ces dernières décennies « économiques » (Cf. Commission des Communautés européennes, Livre vert sur les services d’intérêt général, 2003, p.15). Il n’est donc nullement certain que l’éducation, au même titre que la santé, soit considérée définitivement comme un « service d’intérêt général de nature non marchande», ne relevant pas du principe général de la concurrence et du libre commerce. Le Traité, marqué par ce flou, n’apporte en conséquence aucune garantie contre la marchandisation du service éducatif.
La dérive qui permettrait de considérer l’éducation comme un service marchand peut s’appuyer sur trois dimensions.
-D’abord, il n’est pas difficile d’interpréter le service éducatif en totalité ou en partie comme une production économique comme une autre fournie pour un marché : c’est le leitmotiv des libéraux. Et ce d’autant plus que le Traité reconnaît la pleine liberté des établissements d’enseignement privés et leur droit de vendre leurs services éducatifs.
-Ensuite, l’Union européenne elle-même ne cesse d’intégrer, comme on l’a vu, l’éducation dans une stratégie économique globale et elle appelle dans ses rapports à un accroissement des dépenses privées d’éducation.
-Enfin, quand l’éducation est mentionnée à propos des accords de commerce internationaux, en compagnie des services sociaux et de santé, elle est explicitement placée parmi les services susceptibles d’être inclus dans les accords de libéralisation, contrairement à toutes les déclarations rassurantes des responsables européens (article III-315). Le seul garde-fou consiste à faire dépendre l’acceptation de ces accords d’un vote unanime du Conseil dans les seuls cas où « ces accords risquent de perturber gravement l’organisation de ces services au niveau national et de porter atteinte à la responsabilité des Etats membres pour la fourniture de ces services ». Ce qui n’est pas rien, mais implique toutefois que les éventuels plaignants soient à la fois désireux et en mesure de prouver la « perturbation grave » en question. Cette latitude accordée à la Commission et au Conseil pour négocier et conclure des accords internationaux de libéralisation du commerce en matière de services sociaux, d’éducation et de santé, laisse entrevoir toutes les démissions futures devant les logiques de marchandisation portées par l’AGCS (quand ce n’est pas par la Commission elle-même).

Conclusion

On pourrait se réjouir que l’éducation échappe – en apparence du moins – à la logique libérale du Traité, ne serait-ce que pour ménager quelques marges de manœuvre aux gouvernements nationaux en ce domaine. Ce serait se tromper. Il faudrait plutôt s’inquiéter de la faiblesse des barrières face au possible démantèlement effectif du service public d’éducation favorisé par la politique européenne. Plus encore, la base doctrinale de la Constitution européenne – la concurrence, la liberté du consommateur, la liberté de l’entreprise – remet en question les fondements du projet de l’école démocratique. Aucune exigence en matière de démocratisation n’est mise en avant. La réduction des écarts sociaux à l’école, la suppression des discriminations et des phénomènes ségrégatifs ne font pas partie du « droit à l’éducation ». Pas de référence à l’égalité, ni non plus à ce qui fonde la laïcité. La Constitution n’oppose rien à la possible mise en concurrence des « services éducatifs » à l’intérieur et à l’extérieur de l’Union, elle fait silence quant à la séparation de l’école publique et de la religion, quant aux exigences d’une éducation intellectuelle non dogmatique et d’une formation de l’esprit scientifique. Au total, l’absence d’un droit universel d’accès à une institution publique d’enseignement qui serait fondée sur la gratuité, le principe philosophique moderne de la laïcité et l’égalité des conditions d’apprentissage est une régression de grande ampleur. Par ces absences même, ce Traité paraît en parfaite cohérence avec la « réforme structurelle » que les dirigeants européens veulent appliquer aux sociétés. Et lorsqu’il est question de droit à l’éducation, on peut se demander si le Traité n’est pas surtout en harmonie avec la philosophie transversale du « service universel » : donner à tous un socle minimal de compétences, correspondant au seuil minimal d’employabilité, et laisser les logiques de marché jouer afin que les « acteurs rationnels » investissement au-delà de ce socle de base en vue d’obtenir des salaires plus élevés (ce qui passe par une différenciation accrue des salaires pour rémunérer l’investissement éducatif privé, comme le veulent les fonctionnaires libéraux de Bruxelles).
Politique invisible, politique parallèle, avons-nous dit. Mais c’est la logique « globale » de la construction européenne, dont le Traité fixe un moment et veut établir la cohérence, qui a permis le développement de la politique européenne en matière éducative dans le contexte de la Stratégie de Lisbonne. La clé du mystère réside peut-être dans l’article III-115 qui donne mission à l’Union de « veiller à la cohérence entre les différentes politiques et actions visées à la présente partie, en tenant compte de l’ensemble de ses objectifs et en se conformant au principe d’attribution des compétences ». La logique de la cohérence surpasse ici les limites juridiques, la dynamique politique de la convergence défie toute définition des prérogatives. En matière d’éducation, le projet de Traité ne dit pas tout mais laisse tout faire. Surtout le pire.
Les résistances simultanées aux réformes éducatives libérales en France, en Italie, en Espagne, en Belgique et en Angleterre et ailleurs témoignent à elles seules du fait que l’avenir de l’école se joue désormais au niveau de l’Union européenne. Un autre projet éducatif européen est possible, fondé sur le partage des valeurs démocratiques communes et une authentique citoyenneté européenne. Mais une telle Europe de l’éducation fondée sur des institutions publiques va de pair avec un véritable projet démocratique européen que l’on aurait du mal à déceler dans la Constitution néo-libérale soumise au vote des Français.

8 COMMENTS

  1. > Le trompe l’œil européen
    A un bémol près, je partage totalement la remarquable analyse de Monsieur Christian Laval.

    Le bémol concerne ce que veulent « les fonctionnaires libéraux de Bruxelles ». Pour avoir travaillé plus de quinze ans à la Commission Européenne, je peux affirmer qu’il s’agit d’une administration absolument pluraliste, composée de fonctionnaires qui sont au service du citoyen européen de manière indépendante. Si la construction européenne a pris un virage à droite qui tend à s’aligner sur le modèle que les Etats Unis voudraient imposer au monde, c’est que dans beaucoup de nos Etats Membres les citoyens ont voté pour un modèle de société libérale, ou que, comme au Royaume Uni, il n’existe pas aujourd’hui de réelle alternative progressiste.

    Les décisions ne sont pas prises par « les fonctionnaires de Bruxelles » mais bien par les instances politiques : Commission, Parlement et hélas de plus en plus par le Conseil des Ministres. Lorsque les citoyens européens votaient plutôt à gauche, bien des milieux conservateurs reprochaient aux fonctionnaires européens d’être des Socialistes voire des Communistes ce qui était tout aussi faux.

    Je le répète, je partage totalement et presque mot pour mot, cette analyse du projet de traité constitutionnel européen. Cependant si j’étais invité à me prononcer pour ou contre ce texte, je voterais pour. En effet, même s’il ne me satisfait pas en de nombreux domaines et pas seulement en matière de politique d’éducation, le statut quo est pire. Il n’existe aujourd’hui aucune chance de pouvoir renégocier ce traité de manière plus favorable au citoyen européen, à la démocratie, en visant une société organisant un partage plus juste du bien-être. En refusant de ratifier ce texte on risque de se retrouver dans le scénario de la « Communauté Européenne de Défense », la défunte CEI qui était sur le point de se constituer, lorsque le gouvernement français a commis l’erreur historique de s’y opposer.

    Selon mon analyse, bloquer aujourd’hui ce traité constitutionnel, a toutes les chances de ramener la construction européenne à une zone de libre échange, ouverte à tous les excès de l’ultra libéralisme. Si de nouvelles majorités progressistes se constituent dans suffisamment d’Etats membres, il existe par contre une réelle possibilité de rebondir sur ce texte pour limiter progressivement les problèmes de dumping social, fiscal et environnemental et pour créer le cadre d’une politique européenne de l’éducation qui vise à former de vrais citoyens, plutôt que les travailleurs sans esprit critique que veulent les entreprises.

    • > Le trompe l’œil européen
      En fait, cette argumentation est celle, classique de ceux qui veulent à tout prix nous faire accepter ce traité, comme s’il n’y avait qu’une seule réponse possible aux questions posées: »j’accepte, et je vous fait confiance pour faire évoluer positivement la législation dans le sens de plus d’Europe sociale »… Ils nous l’ont déjà dit avant Maastricht, ils ont eu le pouvoir majoritairement alternativement gauche/droite, ils n’ont rien fait dans ce sens. Au contraire, c’est toujours plus de dérèglementation, moins de possibilité de régulation de l’économie, plus de concurrence sauvage… Moins de services publics (qui n’ont pas grand chose à voir avec les S.I.E.G.) C’est une nouvelle version des lendemains qui chantent… Ils disent que ce traité est évolutif, mais quand on veut le repousser, ils annoncent qu’ils ne pourront rien y changer! Pour ce qui me concerne, je pense que repousser le traité constitutionnel c’est un premier pas nécessaire… Qu’il s’agit simplement d’un élément dans une démarche plus globale de résistance sociale contre la déstructuration des solidarités. Qu’il ne peut pas s’isoler du mouvement social, et que celui-ci doit se construire au niveau européen. Si ceux qui nous gouvernent ou se préparent à nous gouverner n’ont pas de solution politique après un vote qui ne leur conviendrait pas, en toute démocratie, je me demande quelle est leur conception du pouvoir! Au fait, l’analyse du traité et de son rapport avec l’éducation me paraît très pertinente !!!

    • > Le trompe l’œil européen
      Je trouve assez incompréhensibles les arguments du style de ceux énoncés par ce correspondant ancien fonctionnaire de Bruxelles, en ce qui concerne le oui ou le non à cette Constitution, ou ce traité pour une Constitution.

      Un collègue me disait récemment «Certes, la Troisième Partie, la Libérale, de ce texte, est absolument désastreuses, mais je vais tout de même voter oui, parce que je suis pro-européen».
      Et alors, moi aussi je suis pro-européen, mais les choses désastreuses, je refuse de les cautionner par mon vote.

      En tant que prof, je vois justement les dégâts des politiques successives dans l’Education, mises en place à la suite de dérèglementations, ou d’ajustements à l’européenne. Une fois de plus on tire tout vers le bas, sous prétexte d’harmoniser, au lieu de hisser tout le monde vers le haut.

      Si le fait de ne pas voter cette Constitution revient à tout “ramener à une zone de libre-échange, ouverte à tous les excès de l’ultra-libéralisme”, c’est que quelque chose ne va pas, et depuis longtemps, dans cette construction européenne-là. Et ce n’est certainement pas en entérinant dans un texte constitutionnel tous les traités “ultra-libéraux” qui ont permis de construire l’Europe que nous connaissons que nous arriverons à nous débarrasser de toutes les dérives.

    • > Le trompe l’œil européen
      Il y en a assez d’accepter des traités ou des réformes que tout le monde considère comme régressifs au seul motif que :  » ça pourrait être pire ». Il faudra bien montrer un jour que l’on peut s’opposer à ce mouvement pour la bonne raison qu’il est dangereux. Peut-être que le non ne changera rien, mais il est certain que le oui n’améliorera rien.

      • > Le trompe l’œil européen
        Je tenais à réagir en tant que professionnelle de l’éducation nationale. Ce que dit M. Laval, cela fait plusieurs années que nous le disons, et les grèves de 2002 concernaient essentiellement ce problème, par exemple. Le projet de loi sur la décentralisation est dans cette logique d’harmonisation européenne. En fait d’harmonie, elle ne fera que creuser les différences entre régions et soumettre l’école à des logiques mercantiles, dans la mesure où dorénavant, les régions doivent créer des établissements et des sections qui répondent aux besoins du bassin d’emploi de la région. Je ne crois pas que cela soit synonyme de favorisation de la mobilité et de flexibilité, si ce n’est peut-être pour ceux qui auront les moyens d’envoyer leurs enfants étudier à distance, dans les sections qui les intéresseront.

        De la même manière, la loi Fillon vient d’être votée suivant cette ligne; quelques exemples: l’histoire-géographie ne fera plus partie des savoirs fondamentaux de l’école de demain mais des savoirs optionnels. Quelle est cette logique? On fait l’Europe mais on ne veut pas que nos enfants soient capables de situer Glasgow ou sachent comment l’U.E. a été construite? L’étude des lettres sera remplacée par celle de la « communication ». Il est vrai qu’il est bien plus nécessaire de savoir rédiger un C.V. ( ce qui doit sans doute faire l’objet d’une année scolaire) ou éluder les questions des journalistes concernant tel ou tel point d’une loi ( je me souviens d’avoir vu mon ministre mentier éhontément à la télévision sur la modification de la dénomination du ministre chargé de l’éducation qui n’est plus ministre de l’éducation NATIONALE – et il ne me semble pas que ce soit un détail d’avoir ôté dans un décret toute référence à la nation concernant les charges du ministre de l’éducation- mais simplement ministre chargé de l’éducation) plutôt que de connaître les idées de Montaigne ou de Montesquieu qui sont à la base de nos démocraties et de notre école ou simplement ressentir le plaisir d’un texte magnifiquement écrit. Où est le plaisir, la beauté, dans cette future Europe, dans notre école de demain? Mais il est vrai que ces notions paraissent bien obsolètes face aux besoins des patrons. Mieux vaut pour eux des employés qui acceptent tout sans protester plutôt que des citoyens formés à être critiques, sur la base de connaissances historiques et culturelles. Le but est d’harmoniser les systèmes éducatifs vers le bas? Il est vrai que le modèle américain, vers lequel nous allons, est une grande réussite en matière d’éducation et de démocratie:la majeure partie de la population ne sait rien du reste du monde et Bush a été élu. Est-ce réellement ce à quoi nous voulons ressembler?

        Je suis heureuse de voir qu’enfin ces lois suscitent l’interrogation d’une plus grande partie de la population mais nous aurions aimé avoir le soutien de cette même population en 2002 et nous aimerions une plus large réaction de la population face au mépris du gouvernement concernant les grèves lycéennes actuelles. Que dire d’un état où les CRS frappent des élèves assis qui ne sont là que pour protester contre une loi? Faire des articles pour dénoncer le libéralisme appliqué à l’école, c’est nécessaire et il faut les multiplier, mais malheureusement c’est rarement ce type d’articles qui fait que les gouvernements changent leur politique. Il faut voter non et descendre dans la rue pour nous soutenir, professionnels de l’éducation, qui sommes alertés depuis bien longtemps. L’école n’est pas que notre problème et nous aimerions voir la population réagir un peu plus face à ce qui concerne ses enfants.

        Il est temps de nous poser la question du type de société que nous voulons demain.

      • L’ultime Argument
        Tout le camp du oui et le camp du non de gauche ne veut plus du traité de Nice car il est pire que celui là (en particulier au niveau fonctionnement).

        L’incohérence du camps du non de gauche est là :
        si on dit non, on reste avec uniquement la partie qu’ils rejettent
        si on dit oui, on garde cette partie non voulue, évidemment, mais on gagne les autres avancées !

        Dans les deux cas, le texte doit être renégocié, dans les deux cas, le futur texte renégocié devra être accepté par tous les peuples et tous les gouvernements pour être adopté, après discussions et compromis acceptés par tous comme on le fait depuis le début pour tous les traités européens, y compris le traité constitutionnel.

        L’Europe ne s’arrête pas après avoir ratifié un traité, elle continue à les améliorer traité après traité.
        Les améliorations étant celles voulues par les gouvernements élus par les peuples d’Europe ,et ratifiées par la suite par les peuples.

        Pour ce traité, le camp du oui et le camp du non de gauche disent qu’il ne propose que des avancées et aucune régression vis à vis des textes actuellement en vigueur en Europe.

        C’est pourtant simple ! Où est la faille à ce raisonnement ?

        (les souverainistes mis à part qui doivent voter non, ca, c’est clair)

  2. > Le trompe l’œil *européen*
    À la lecture de cet article, j’ai été frappé apr le fait que l’auteur semble oublier un mot dans « Traité Constitutionnel Européen». Le sur-titre en atteste d’ailleurs. Pourquoi est-ce impratant ? Tout simplement parce que l’ensemble de l’article est miné par le franco-centrisme, qui lui ôte toute pertinence dans la perspective d’une citoyenneté européenne. Prenons quelques point saillants :

    – Le traité ne reprend pas la compétence éducative des États membres, à juste titre : dans de nombreux pays de l’Union, l’État central (ie l’État membre de traité) n’a pas ou peu de compétence éducative. Pas plus loins qu’en Allemagne, la compétence éducative est dévolue aux Länder, qui se seraient soulevés si le traité, en parlant d’une compétence éducative des États, avait semblé les priver de cette prérogative. En Espagne, la situation est la même, avec des enjeux encore plus grands (enseignement en basque ou en catalan).

    – la laïcité : c’est ignorer la tradition de la majorité des États de l’Union que de généraliser à tous le concept très français de laïcité. Pour la plupart des pays européens, l’intervention d’instutions religieuses dans la vie publique est normale. De même, l’expression d’une foi, tant qu’elle ne trouble pas directement l’ordre public, ne saurait être interdite. Seuls les français campent sur une laïcité intransigeante, dont les étrangers se demandent souvent s’il ne s’agit pas d’un athéisme déguisé.

    – la Constitution ultra-libérale : cette antienne revient souvent. Mais avez-vous demandé à un libéral convaincu ce qu’il en pensait ? Les libéraux abhorrent le Traité constitutionnel au moins autant que l’auteur de cet article. En effet, la déclaration des droits fondamentaux s’inspire largement du Préambule de la Constitution de la 4e République française, qui fut rédigé … par des marxistes. À ce titre, la Déclaration des droits fondamentaux contient des mentions du droit à la protection sociale qui sont insupportables aux libéraux. Là encore, il faut se souvenir que les autres pays n’ont pas la même tradition que nous. Par exemple, l’introduction dans la Charte des droits fondamentaux du droit à la protection des données personnelles (art II-68) a fait pas mal de vagues au Royaume-Uni, tout comme la réaffirmation du droit à l’action collective. Le coeur de la polémique a cependant concerné les articles II-94 et II-95, qui sont une fameuse épine dans le pied des pays voulant mettre en place des systèmes d’aide social fondés sur le mérite individuel plutôt que sur un droit a priori. La France est l’un des rares pays où ces droits avaient la plus haute valeur juridique, qui maintenant s’étendrait à toute l’Union.

    – Enfin, la Stratégie de Lisbonne : je ne vois pas en quoi c’est un crime de demander aux pays de s’assurer que leur population a la possibilité de recevoir une formation qui suive l’évolution de l’activité economique. Il n’a a pas et il n’y a jamais eu de droit à exercer toute se vie la même activité, ni à exercer la même activité que ses parents (argument souvent entendu dans le cas des agriculteurs). Dans la mesure où une personne qui s’engage volontairement dans une formation sans débouchés devient une charge pour la société, celle-ci est fondée à limiter ce type de comportement. La formation professionnelle n’est pas la seule vocation du système éducatif. Mais dans le cadre d’un enseignement supérieur de masse (seul concerné à l’échelle européenne), il concerne la majorité des étudiants.

    En conclusion, je voudrais souligner que de nombreux points considérés comme inacceptables par cet article sont issus de compromis avec des pays de tradition différente de la tradition française. Maintenant, voulons-nous une Union Européenne, qui tienne compte de la diversité de ses membres, ou un Empire Français ?

    • Quel type de citoyens voulons-nous former, pour quel type de société ? Tout le problème est là.
      Il convient, je pense, de rappeler ici l’objectif fondateur de l’Europe qui est et reste la paix.

      En regard de cet objectif il eût effectivement été souhaitable que des compétences supplémentaires soient attribuées au niveau européen, pour assurer un socle minimal d’éducation citoyenne, d’apprentissage de la démocratie par sa pratique quotidienne, d’entraînement au respect de l’autre dans ses différences, d’exercice de la résolution de conflits et de formation de l’esprit critique.

      Si nous voulons conserver la paix, il est indispensable que l’école forme des citoyens capables d’exercer pleinement leurs droits démocratiques, comme le font les participants à ce forum, qui ne se contentent pas de voter occasionnellement, mais qui constituent un groupe de pression que le politique ne pourra longtemps ignorer.

      Pour avoir parcouru l’Europe à vélo en cherchant à promouvoir cette idée d’un enseignement citoyen, je peux témoigner qu’à plusieurs reprises l’école laïque française m’a été citée comme l’exemple de ce qu’il faudrait faire pour l’ensemble de l’Europe. Je ne suis pas Français.

      Lorsque je vois les pays d’Europe Centrale s’empresser de subventionner un enseignement séparé par religion ou par langue, je ne peux m’empêcher de penser à quoi ce type d’approche a conduit en Ulster. Certes l’enseignement dispensé dans des écoles confessionnelles n’est pas nécessairement sectaire, mais je suis convaincu que le simple fait d’éduquer les enfants d’une même région dans des cadres différents selon leur appartenance philosophique, sociale ou linguistique introduit les gènes de violences futures. Ces gènes s’exprimeront ou non, en fonction de l’évolution de la société. Alors, si le modèle français d’enseignement laïque peut inspirer l’Europe, pourquoi ne pas en profiter ?

      L’Europe doit bien entendu respecter la diversité culturelle, mais sans un socle éducatif commun, qui forme des citoyens pleinement responsables et conscients des enjeux planétaires, nous marchons résolument vers le chaos économique, écologique, social et politique, ce qui signifie des conflits majeurs. Une économie commune nous a permis d’éviter les conflits majeurs au cours des cinquante dernières années, mais au niveau des consciences il reste bien du chemin à parcourir pour qu’on puisse voir venir une société réellement paisible, capable de concentrer ses efforts sur les défis globaux.

      Le monde économique, qui supporte l’ultra libéralisme, part du postulat que les progrès technologiques peuvent résoudre tous les problèmes et beaucoup de scientifiques entretiennent ce rêve. Pour beaucoup, c’est ce rêve qui assure leurs financements.

      Il n’est qu’à examiner le bruit fait autour de la filière hydrogène, qui aujourd’hui n’est que du vent. Rien d’applicable n’est en vue, ni pour la production de masse, ni pour le stockage, ni pour le transport et ne parlons pas de la sécurité. Tout indique aujourd’hui que le développement de ce créneau est un cul-de-sac. Pourtant on nous présente ça comme l’énergie de demain et des sommes colossales continuent à être dépensées pour poursuivre la recherche, ce que j’applaudis, mais surtout pour faire croire que c’est une solution applicable avant le tarissement du pétrole et retarder ainsi l’écrasement économique de tout le secteur du transport !

      Concernant la « Stratégie de Lisbonne » je ne vois effectivement pas de mal à ce que l’enseignement offre des débouchés dans l’activité économique. Il ne faut pas pour autant que l’enseignement devienne uniquement productiviste. La demande des acteurs économiques, parfois exprimée explicitement, porte sur des travailleurs ayant développé des compétences directement exploitables, sans trop de capacités de réflexion ni surtout d’esprit critique. La société par contre a besoin de citoyens pleinement responsables, capables de réfléchir, de critiquer, de voter, de s’impliquer et de s’adapter. Elle a besoin d’individus autonomes sachant communiquer et écouter, capables de canaliser leur violence pour mettre leur énergie au service du bien commun. Une société humaine harmonieuse ne se construit pas de haut en bas, mais de bas en haut. Ce processus de construction sociétale est spontané et peut être optimal si les briques utilisées – les individus – ont, en conservant leur personnalité et leur diversité, acquis les capacités de communication et d’interaction nécessaires. Même si idéalement la famille a un rôle à jouer dans l’acquisition des comportements sociaux, l’école, en tant que premier lieu de socialisation plus large, ne peut ignorer cet aspect de sa fonction et il appartient aux responsables politiques de lui en donner les moyens. Plus que la transmission des savoirs, c’est ce développement des aptitudes sociales de base qui fait la grandeur de l’école. C’est sa fonction la moins bien reconnue par les pouvoirs organisateurs. Les résultats de l’action de l’enseignant en ces domaines sont peu mesurables. Ici, c’est la reconnaissance sociale de l’importance de son rôle qui peut lui apporter la satisfaction du travail accompli, pas la mesure des performances des élèves. C’est pourquoi il est si important de redonner aux professionnels de l’éducation le statut social correspondant à leur responsabilité et de leur redonner la conscience de l’importance de leur rôle et de leur responsabilité.

      Former des individus capables de vivre harmonieusement dans nos sociétés complexes ne suffit pourtant pas pour construire la société qui sera la plus apte à surmonter les défis globaux auxquels nous sommes confrontés. De bonnes briques ne suffisent pas pour construire un édifice, il faut un plan, un objectif commun. Ce processus de structuration passe par la définition des utopies que les citoyens peuvent partager. Les utopies sont phares des civilisations et on aurait tord de sous-estimer les conséquences qui résultent du remplacement des religions par les mythes de la croissance économique perpétuelle et de l’omnipotence de la science et des techniques.

      Selon mon analyse, les religions sont arrivées au bout de ce qu’elles pouvaient offrir comme objectif fédérateur, assurant la cohérence sociale. Avec l’utopie de la croissance économique perpétuelle, qui gonfle la bulle technologique en s’appuyant dessus, notre société du gaspillage effréné va à la catastrophe. De nouvelles utopies crédibles, pouvant être partagées par tous, sont donc à inventer. Mais ça sort du rôle de l’enseignement. C’est un problème global de société.

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