Au cœur de la réforme de l’enseignement par le haut 

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Aujourd’hui des fermetures d’écoles, hier l’augmentation du temps de travail des enseignants, demain la privatisation des écoles professionnelle. Plus d’élèves par classe, suppression des classes d’orientation, des heures de rattrapage et des cours en petits groupes. Réductions budgétaires pour les garderies, la rénovation des bâtiments scolaires et la formation continue, ou par le biais de regroupements de filières. Examens centralisés et critères nationaux. Jamais on n’avait vu autant de chambardements en aussi peu de temps. Chaque mois, les ministres de l’enseignement envoient un nouveau taureau dans la rue et les intéressés courent derrière pour l’arrêter : une manifestation presque chaque semaine, des campagnes d’information pleines de fantaisie et des articles de presse provoquant l’indignation. On n’avait pas autant protesté en 50 ans. Si ça continue comme ça, ce sera bientôt un rituel aussi banal que la procession annuelle de la Fête-Dieu : ils gouvernent, nous protestons.

C’est pourquoi je propose trois points forts dans notre stratégie :

1. Il nous faut déterminer les objectifs et les conséquences de chaque mesure de compression ou de restructuration prise par les gouvernements des Länder mieux que nous ne l’avons fait jusqu’à présent. Il est en effet de plus en plus clair que ces mesures de restrictions budgétaires ne sont qu’un des aspects de la politique des ministres de l’enseignement et de la culture.

2. Il faut regrouper les manifestations, ne serait-ce que pour montrer que de plus en plus de citoyens s’y opposent

3. Je suis d’avis que nous devons approfondir notre argumentation. Bien sûr, il faut dénoncer le côté anti-pédagogique des fermetures d’écoles et mettre en évidence l’aspect antisocial des suppressions de subventions. Mais cela ne suffit pas. Nos dirigeants ont fait leur deuil de la justice sociale. Ils obéissent à une économie de gestion commerciale fondée sur l’idéologie néo-libérale. C’est dans ce projet plus vaste que s’inscrivent les mesures individuelles. Beaucoup ne l’ont pas encore compris.

Bien entendu, les acteurs politiques n’expliquent pas la logique des restructurations aux électeurs. Dans les cercles d’initiés et les groupes de pression comme les organisations patronales, auprès de leurs cellules de réflexion et de leurs sycophantes dans le monde universitaire ou publicitaire, on s’exprime déjà plus clairement, on tire profit des expériences régionales en la matière et on procède à des échanges d’information dans des réseaux internationaux.
Je ne voudrais ni colporter de théories de complot ni prétendre qu’ils agissent en suivant un plan directeur détaillé mais je pense pouvoir dire que, loin d’agir de manière dilettante ou sans méthode, ils poursuivent avec persévérance la réorganisation de l’enseignement suivant une idée clé, et ceci de concert avec d’autres instances régionales et fédérales, avec l’UE, l’OMC, la BIRD, le FMI et l’OCDE. Je rappellerai ici que la vague de restructurations actuelle a commencé au milieu des années 90 avec les mémorandums de la « Fédération des Industries Allemandes » et de la fondation Bertelsmann. C’est la chambre de commerce de Hambourg qui l’a formulé le plus clairement dans son rapport « Rendre les écoles de Hambourg performantes » (2001): « L’Etat doit renoncer complètement à son rôle dans l’organisation de l’enseignement et se limiter à sa mission principale, le respect des critères » (p. 49). On en fait l’expérience partout, au niveau international aussi : des multinationales, sociétés ou institutions et cellules de réflexion mettent sur papier des objectifs et modèles, discutent dans des colloques des mesures nécessaires à leur réalisation en fonction des situations politique et juridique respectives ; l’OMC, l’AGCS, l’OCDE, l’UE imposent irréversiblement une ligne de conduite. Et, sur place, on fait avancer les choses petit à petit, un peu ici, un peu là, en souplesse. On parle de « stratégie globale », de « good new governance ».

Mais entre-temps, les intéressés, les syndicats, les partis de gauche et les mouvements protestataires disposent eux aussi de réseaux d’instruments internationaux pour organiser la résistance : les forums citoyens, également appelés forums sociaux, et les réseaux qui y sont rattachés. Attac en est un, de même que le „Network against Merchandisation of Education“ ou que „Bürgermeister gegen GATS“ (l’équivalent de nos villes hors AGCS, NdT). Les expériences qu’on y a acquises et mises à profit sont autant d’indications de l’opposition locale. Quelques remarques sur le champ d’action central de la stratégie de restructuration des dirigeants, de la commercialisation et la privatisation :

1. La vague de privatisations déferle sur l’Europe occidentale depuis 25 ans déjà. L’éducation, le plus gros secteur des services publics de base est simplement le dernier a être touché ou peu s’en faut (UNESCO: « Last frontier against privatisation »). On a d’abord voulu restituer à la propriété privée les entreprises nationalisées après la Seconde Guerre Mondiale et qui avaient appartenu aux collaborateurs des nazis. Ensuite, il s’est agi de reconquérir les postes de commandes industriels et financiers pour diriger l’économie (par ex. les banques des Länder et la firme Volkswagen). En troisième lieu vinrent les services d’infrastructure (chemins de fer, Poste, télécommunication, radio/télévision), et à présent l’électricité, l’eau, l’éducation et la culture. Les privatisations n’en sont pas au même stade dans tous les pays d’Europe. Mais leurs conséquences sont partout les mêmes, prévisibles, évaluables.

2. Un véritable flot de comptes-rendus critiques, d’analyses scientifiques, d’échanges électroniques en réseau auquel s’ajoutent les exposés et débats lors des différentes éditions du Forum Social Mondial permettent de tirer des conclusions générales. Les privatisations sont présentées comme des restructurations de compétences, de patrimoine et d’organisation mais toujours dans un contexte commercial. Ce qui signifie qu’on s’oriente vers des buts économiques (rentabilité), la réalisation de bénéfices, l’ouverture du marché et la concurrence. Autrefois, l’Etat s’efforçait de pourvoir aux besoins de chacun en procurant aux citoyens un approvisionnement bon marché en eau, électricité, etc. , d’amener les élèves à un niveau de qualification élevé et de satisfaire nos besoins culturels. Chaque fois que la porte a été entrouverte à la commercialisation, on a abouti à une privatisation complète. Le point crucial étant toujours que, une fois prise l’orientation économique, la privatisation complète a suivi. Quand on prend pour modèle l’efficacité économique et que l’on aspire à une réussite financière, une plus-value, du profit, le point de référence normatif en tant que service public, en tant que bien public que chacun a le droit d’utiliser (droit social fondamental) se perd. Et au niveau institutionnel, on assiste à un autre phénomène : le fait qu’on se détache du service public, de la gestion publique, entraîne l’affaiblissement, voire, la disparition du contrôle parlementaire. D’importantes décisions en matière d’investissement, l’acquisition de personnel, les budgets et les comptes ne sont plus traités publiquement mais disparaissent derrière « le secret des affaires ». La cogestion et la participation démocratique, qui garantissent l’accès aux droits fondamentaux pour tous, se perdent, les décisions sont prises au siège des multinationales. Le résultat, on peut le constater aujourd’hui chez Opel ou encore aux augmentations de prix chez E.ON ou Vattenfall (secteur de l’énergie) ou chez EADS Airbus. Sur place, l’affaiblissement du pouvoir démocratique s’accompagne du renforcement du pouvoir des administrations centrales, ce qui signifie que la création de valeur, la politique du personnel et les décisions en matière de localisation sont fonction de leurs intérêts et non de ceux des acteurs sur le terrain. « L’aspiration à la maximisation des gains matériels est, du moins en grande partie, toujours étrangère à des pans entiers de l’existence humaine, notamment la famille, l’art, la littérature, la science et dans une certaine mesure aussi la bureaucratie… Les rapports d’échange ne se limitent jamais tout à fait à leur dimension économique » (Bourdieu, 2002).

3. Autrefois, l’Etat s’efforçait de pourvoir aux besoins de chacun en procurant aux citoyens un approvisionnement bon marché en eau, électricité, etc. , d’amener les élèves à un niveau de qualification élevé et de satisfaire nos besoins culturels. Chaque fois que la porte a été entrouverte à la commercialisation, on a abouti à une privatisation complète. Le point crucial étant toujours que, une fois prise l’orientation économique, la privatisation complète a suivi. Quand on prend pour modèle l’efficacité économique et que l’on aspire à une réussite financière, une plus-value, du profit, le point de référence normatif en tant que service public, en tant que bien public que chacun a le droit d’utiliser (droit social fondamental) se perd. Et au niveau institutionnel, on assiste à un autre phénomène : le fait qu’on se détache du service public, de la gestion publique, entraîne l’affaiblissement, voire, la disparition du contrôle parlementaire. D’importantes décisions en matière d’investissement, l’acquisition de personnel, les budgets et les comptes ne sont plus traités publiquement mais disparaissent derrière « le secret des affaires ». La cogestion et la participation démocratique, qui garantissent l’accès aux droits fondamentaux pour tous, se perdent, les décisions sont prises au siège des multinationales. Le résultat, on peut le constater aujourd’hui chez Opel ou encore aux augmentations de prix chez E.ON ou Vattenfall (secteur de l’énergie) ou chez EADS Airbus. Sur place, l’affaiblissement du pouvoir démocratique s’accompagne du renforcement du pouvoir des administrations centrales, ce qui signifie que la création de valeur, la politique du personnel et les décisions en matière de localisation sont fonction de leurs intérêts et non de ceux des acteurs sur le terrain. « L’aspiration à la maximisation des gains matériels est, du moins en grande partie, toujours étrangère à des pans entiers de l’existence humaine, notamment la famille, l’art, la littérature, la science et dans une certaine mesure aussi la bureaucratie… Les rapports d’échange ne se limitent jamais tout à fait à leur dimension économique » (Bourdieu, 2002). Derrière les promesses de libéralisation, décentralisation, autonomie, renforcement de la responsabilité propre et personnelle, c’est le contraire qui se passe : centralisation des décisions importantes, apparition d’une nouvelle hiérarchie parmi les cadres et changement de rôle pour les travailleurs. Les modèles, ce ne sont plus les éducateurs ou les pédagogues, les employés des eaux ou les éboueurs agissant sous leur responsabilité propre au service de tous mais bien les chargés d’affaires de lointains monopoles, drillés à l’efficacité économique et louchant sur leurs coefficients économiques, les agents de certification just-in-time et les coachs en auto-promotion qui transmettent leur savoir – même si certains s’imaginent y gagner en responsabilité ou en liberté. Quel directeur d’école agissant (j’en conviens) de manière plus autonome se sentira assez fort pour défier à l’avenir les sièges des multinationales Bertelsmann, Siemens, Sylvan-Learning-System ou de l’Educational Testing Service de Gütersloh, Munich ou des Etats-Unis ? Par le passé déjà, les services et conseils municipaux étaient à la merci de nombreuses multinationales. La population et les élus politiques sont tenus à l’écart des entreprises privatisées.

4. Partout en Europe (et au-delà), on a utilisé comme tactique le stade intermédiaire du partenariat public-privé, justifié le plus souvent par des budgets publics limités. S’il n’y a pas au départ de privatisation d’actifs ou de propriété, on peut se demander quel intérêt les entreprises privées y trouvent ? Des collègues étrangers rapportent qu’il s’agissait alors toujours de pouvoir, d’influence, surtout dans des domaines d’avenir comme l’éducation ou dans ceux qui marquent la conscience collective (radio, télévision, culture). Parfois, il était important de mettre un pied dans la place en attendant des conditions socio-politiques plus favorables pour privatiser complètement. La chambre de commerce de Hambourg, par exemple, semble avoir suivi ce schéma pour la privatisation des écoles professionnelles. Dans une société capitaliste, les biens publics n’ont pas de valeur stable, ils sont toujours le résultat des rapports des forces en présence.

5. Une analyse des conséquences des privatisations pour laquelle existe à présent un premier rapport d’expertise à l’échelle européenne (« Les services sous l’influence de la privatisation – Conséquences de la privatisation et de la libéralisation des services publics en Europe », B. Dickhaus/R. Dietz – à paraître prochainement), relève essentiellement des conséquences négatives de la privatisation, partielle ou complète, du secteur des transports, de la distribution d’eau et d’électricité, de l’éducation et de la culture :
– Réduction massive du personnel, perte de la sécurité de l’emploi (qu’on observe actuellement aussi en Allemagne dans les garderies et la formation continue, deux domaines fortement privatisés)
– Baisse des salaires et travail à temps partiel forcé
– Diminution initiale des prix suivie d’une augmentation des prix (par ex. le prix de l’énergie en Allemagne et en Angleterre ou celui des transports en Suède)
– Dégradation de la qualité (par ex. de l’eau, des transports et de l’éducation en Angleterre), nivellement par le bas (l’enseignement en Angleterre)
– Polarisation sociale (l’enseignement en Angleterre et aux U.S.A.) et ostracisme (par ex. exclusion de villages entiers de l’approvisionnement en eau « parce ce que ce n’est pas rentable », France). « L’autonomie est source d’inégalité », tel es le titre de l’étude de I.v. Ackeren et F. Meetz dans le journal du syndicat allemand des enseignants E&W, parution 5/2004.
– Si, actuellement, l’orientation future du système éducatif allemand fait l’objet de telles luttes politiques, c’est que la pression est particulièrement forte du fait des réformes abandonnées à diverses reprises : le capitalisme-casino et le courant néo-libéral mondial poussent de plus en plus à une modification du système éducatif allemand. D’une part afin de disposer en temps utile d’une main d’œuvre qualifiée, de l’autre pour valoriser les biens d’origine publique afin d’élargir le champ d’accumulation de capital (crise chronique de la productivité, de la croissance et de l’emploi). Le marché de l’éducation est énorme – et ses perspectives d’avenir vont croissant.
– Suite à la montée de l’individualisation dans le monde entier, les adolescents et leurs parents ont des attentes différentes et plus grandes en matière d’éducation et de formation. Aux yeux de beaucoup, le chômage généralisé persistant a augmenté la valeur individuelle d’une éducation et d’une formation plus large et plus qualifiée. La demande d’une éducation de qualité se fait encore plus forte aujourd’hui, et plus particulièrement de la part des couches traditionnellement instruites de la population.
– Les études comparatives internationales (PISA, TIMSS, IGLU) encouragent les acteurs de la réforme de l’enseignement et les scientifiques à remettre à l’ordre du jour une réforme fondamentale de l’enseignement par le bas.

6. Face à ce développement, les partis au pouvoir oublient leurs différends et se livrent – non sans heurts mais pour l’essentiel à l’unisson – à une vaste restructuration par le haut des systèmes tant social qu’éducatif. Après l’échec des concepts de compression néo-conservateurs de l’Etat social, nous assistons actuellement à la création d’une nouvelle ébauche d’Etat social, une évolution qui englobe pour la première fois le système éducatif dans son ensemble. L’idée étant qu’il faut maintenir certaines options de l’Etat social mais en tenant compte des crises structurelles (voir plus haut), des déficits chroniques du budget public et de la mobilité du capital tout en atténuant les difficultés de mise en valeur des capitaux (la nouvelle méthode de l’Etat social permettant de refréner le capitalisme déchaîné). „Emancipation“ et „responsabilité personnelle“ sont les idées régulatrices de la stratégie de transformation de l’Etat en un Etat activateur. Ce qui mène à une nouvelle définition des rapports Etat-citoyens. Pas dans le sens d’un élargissement des droits fondamentaux ni de leur réalisation mais bien dans une perspective de marché: entre l’Etat fournisseur de services et le client bénéficiaire de ces services, en situation toujours plus précaire.

Si, auparavant, la régulation des marchés, la compensation des défauts du marché (si l’on peut dire) et les services publics de base étaient au centre des préoccupations, aujourd’hui s’y trouvent l’activation des citoyens, du facteur individuel (et la gauche ne s’y oppose pas, bien au contraire : elle aussi mise dessus) et la qualification des citoyens, la promotion des chances individuelles sur le marché et la possibilité de façonner les services publics de base en fonction du marché. C’est pourquoi on insiste tant sur la qualification et une formation continue tout au long de la vie, si nécessaire en donnant « une deuxième chance ». Il s’agit de donner des chances concurrentielles individuelles, surtout l’opportunité de s’instruire, qui permet d’inclure les exclus. On remplace ainsi le vieux but de l’égalité sociale. C’est en cela que l’Etat activateur se distingue de l’Etat social car il abandonne l’idée des droits civiques sociaux pour tous. Car si l’Etat social endossait jusqu’alors la responsabilité des besoins de base de chacun, maintenant, chacun est responsable de l’intérêt général en termes de compétitivité de l’économie nationale  et d’allègement du budget de l’Etat.

7. Cette politique – à noter que les partis se querellent tout au plus sur le volume et le coût des ressources concurrentielles imparties ou bien sur la répartition des compétences (administration fédérale, Länder, communes, UE ou prestataires privés) – accélère l’exclusion de la création de valeurs et du marché de l’emploi, une répartition sociale inéquitable des biens et des revenus, de la participation économique et sociale et des chances. Il apparaît de plus en plus que les stratégies de privatisation (responsabilité personnelle) constituent un „libéralisme subversif“ (comme on l’a appelé). Le principe de répartition équitable a disparu, l’inégalité des chances se renforce (entre autres par le biais du système éducatif, cf. PISA), on ne demande pas une cogestion ou un contrôle politique de la part des citoyens actifs, mais bien plus un autocontrôle et une autogestion (entrepreneur/travailleur indépendant, responsabilité personnelle du parcours éducatif, école autonome, auto-assurance).

8. De plus, suite à la mondialisation et à l’intégration dans l’UE, l’Etat social actif au niveau national se mue en un Etat concurrentiel au niveau international pour qui le système éducatif et la nouvelle « culture événementielle » constituent de plus en plus des facteurs concurrentiels en termes de choix d’implantation – fidèle en cela à la théorie du capital humain. Puisque le rôle de l’Etat se réduit, il n’est plus responsable que d’une infrastructure réduite au minimum – et se limite à remplir ses fonctions de base (credo néolibéral). Concrètement, cela signifie : éducation élémentaire et promotion de l’élite par l’Etat, tout le reste par autofinancement, négociable sur le marché. De la sorte, l’enseignement jusque-là public s’ouvre aux intérêts financiers privés – comme c’est déjà le cas pour la santé et les services sociaux, la Poste, l’énergie et les transports. La valorisation financière de biens publics sert d’échappatoire à la crise.

9. Parallèlement, un nouveau mode de régulation s’instaure : au lieu d’un cadre réglementaire constitué de lois, de traités internationaux et de contrats privés stables et au caractère légalement contraignant, selon le modèle de contrôle fordien, on voit s’imposer dans l’UE depuis le Processus de Lisbonne-2000 le modèle de la « Nouvelle Gouvernance ». C’est la méthode de coordination ouverte : objectifs, projets pilotes, comparaisons normatives (comme dans le cas de PISA), benchmarking, classements, mise au pilori des moins performants, désignation de ‘modèles à suivre’, critères de performance et d’objectifs, et la Nouvelle Gouvernance constituent le cadre de gouvernement post-fordien. L’UE, l’OCDE (PISA !!) poussent en ce sens – dans l’esprit de Gramsci, on appellerait cela une « révolution passive ». Ses concepts clefs sont la décentralisation, la libéralisation, la liberté individuelle, la responsabilité personnelle, le marché et la concurrence.

10. On consacre ainsi politiquement et socialement « la rentabilisation de la personne » : Employability (employabilité), Entrepreneurship (esprit d’entreprise et autonomie), Adaptability (capacité d’adaptation) – selon Schröder/Blair/Giddens/Hombach – sont là les objectifs politiques principaux tant en matière de formation que d’emploi, de soins de santé et de sécurité sociale. L’égalité des chances prend un sens nouveau : des chances égales d’accès, mais pas en ce qui concerne le résultat, et une seconde chance. On se détourne de l’émancipation d’une classe pour celle de l’individu et la meilleure façon de le préparer au marché. Ce concept politique et social a un impact capital sur la politique d’éducation : au lieu d’offrir structurellement les mêmes chances à tous, l’objectif est désormais de préparer chaque individu à se battre pour lui-même sur le marché. Dans ce contexte, l’éducation civique, esthétique, musicale et culturelle constitue une charge inutile. La fonction de l’enseignement se résume d’une part à préparer l’individu de manière optimale et de l’autre à désamorcer toute aspiration qui excéderait ces limites („to cool out the kids“) en faisant passer les différences sociales pour des différences de rendement et en maintenant un minimum de cohésion dans la société (à ne pas confondre avec la solidarité). „L’égalité des chances en matière d’éducation rend inutile une politique sociale dépassée, inefficace et chère…. il devient ainsi plus difficile pour les tire-au-flanc d’obtenir de l’argent de l’Etat. Ils sont obligés de subir les conséquences de leurs actes“. (Extrait de l’hebdomadaire économique allemand Wirtschaftswoche, 14.05.98).

11. La formation continue tout au long de la vie ne constitue plus ici le quatrième pilier de l’enseignement mais une sorte de formation sur demande („just in time“). Chacun apprend de façon modulaire à chaque fois qu’il est nécessaires d’améliorer ses capacités individuelles pour rester compétitif – ce qui sert en même temps d’alibi pour des suppressions de fonds dans l’enseignement fondamental public. Cela conduit finalement à une pénurie administrative autour du bien public « enseignement » : on transfère la formation de base vers la formation continue privée payante, car, après tout, on a déjà appris à apprendre à l’école primaire. Cela correspond à la répartition des études en diplômes de cycle court et diplômes d’élite (processus de Bologne). En même temps, nous assistons à une redistribution des ressources au sein de l’enseignement : davantage d’argent pour le préscolaire / le fondamental [?] et moins pour les écoles supérieures et la formation continue. Dans l’ensemble, cela mène à une diminution des chances sociales pour une grande partie de la population (et tout particulièrement pour les immigrés), car on assiste à un processus de sélection accru, surtout à l’école primaire. Des droits pour tous on passe aux conditions contractuelles individualisées, des services publics sociaux de base on passe aux bons d’achat pour l’éducation ou « credit points ». L’enseignement se réduit à une formation continue à vie qui est fonction de l’occupation et de la situation personnelle de chacun et que chacun organise de manière autonome. Seul reste le potentiel financier des connaissances et capacités acquises que chaque individu se doit de valoriser sur le marché déréglementé du travail. La dimension socio-culturelle se perd. Les risques sociaux sont transmis aux individus. L’Etat en retrait se concentre sur la certification et l’accréditation de prestataires privés, conclut des partenariats public-privé et contrôle de manière centralisée la répartition des ressources (planification du budget) aux établissements éducatifs autonomes selon des critères (coefficients) uniformes et chiffrés de rendement.

12. Dans ce contexte, les pédagogues se voient assigné un tout autre rôle : organisation du processus de valorisation marchande, maintien du potentiel économique individuel, certification (par l’attribution de « points de compétence » sur la « carte de compétence européenne » en cours de développement à l’UE – et non plus sur un bulletin scolaire), contrôle et sélection. Les ambitions humanistes ne sont qu’un facteur de coût élevé et restent sur le carreau au même titre que le désir d’émancipation. Le travail des enseignants est taylorisé (modèle de temps de travail) et payé à la minute comme celui du personnel de soins.

La tentative de restructuration par le haut décrite ici est justifiée par des arguments politiques d’ordre public – raison pour laquelle on ne peut y répondre que par une approche de politique globale. On ne peut espérer réformer la société par une argumentation pédagogique, ni même par une réforme de l’enseignement !

13. Ce concept ne génère ni enthousiasme réformateur ni sentiment d’identification. C’est pourquoi on tente toujours plus d’y superposer une autre idée directrice : liberté et innovation. L’année qui commence apporte Schiller et Einstein sur un plateau comme « modèles d’identification » – raison pour laquelle le gouvernement allemand se prépare si activement à toute une année de commémorations en leur honneur. Schröder a d’ores et déjà déclaré que l’enseignement serait au centre de son offensive politique innovatrice. L’économie allemande sponsorisée par Schiller et Einstein ?!

14. Le „Forum Education“ allemand s’est contenté d’énoncer, dans une sorte d’union politique nationale de l’éducation, l’état du consensus chez les dirigeants (à savoir l’égalité des chances d’accès, la faculté d’orientation individuelle dans une société de la connaissance, la formation modulaire à vie et la revalorisation de l’éducation des jeunes enfants). La Conférence des ministres de l’éducation des Länder allemands a déclaré juste après PISA ne vouloir parler ni d’une augmentation des moyens pour l’enseignement ni d’une modification des structures historiques ou du caractère extrêmement sélectif du système éducatif – on a juste prévu de réparer et de compléter. Pourtant, cette coalition artificielle commence à se fissurer :

– Ici, le gouvernement fédéral a alloué 4 milliards d’euros pour la mise en place d’écoles fonctionnant toute la journée (NdT : jusqu’à présent, en Allemagne, l’école se termine en début d’après-midi) et 1,5 milliards d’euros pour les crèches. Sur le terrain, l’augmentation du prix des garderies, les droits d’entrée pour l’université et les fermetures d’écoles se heurtent à une opposition grandissante.
– Chez les socialistes du Schleswig-Holstein et de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, chez les Verts et dans certaines des organisations professionnelles, on soulève le problème d’une scolarité commune plus longue pour tous – on va même jusqu’à exiger un tronc commun d’enseignement pendant 10 ans
– Les enquêtes PISA et celles de l’OCDE ont relancé les discussions sur les objectifs et la nature même de l’enseignement, sur le caractère antisocial de la sélection et elles ont permis d’approfondir les débats structurels – pas seulement chez les scientifiques
– Les mesures prises à la hâte par les ministres de l’éducation suite aux résultats de PISA („sept domaines d’action“) ont renforcé l’opposition plus qu’elles ne l’ont calmée.

15. Dans ce contexte, les forces réformatrices démocratiques doivent présenter leurs idées alternatives de manière plus offensive et être capables de les justifier non pas au niveau pédagogique mais bien au niveau socio-politique. Celui qui souhaite une refonte radicale de l’enseignement ne peut se concentrer sur la défense d’un système dépassé et en manque de réformes – c’est des réformes elles-mêmes et de leurs objectifs qu’il faut débattre à présent. Une argumentation purement pédagogique ne suffit pas car l’évocation de la crise de l’enseignement et de sa baisse de niveau stimule tout au plus les protestations morales des convertis mais ne permet pas de gagner de nouveaux partisans. Même l’annonce scandaleuse de la privatisation du système éducatif public se heurte à la remarque: « Mais si le privé fait mieux ? Regardez donc les écoles publiques délabrées dans le quartier ! » Un concept de réforme radical de gauche doit englober la politique et la société dans leur ensemble, d’autant que certaines mesures du concept de réorganisation de l’Etat activateur sont ambivalentes (la décentralisation, par ex., a aussi un aspect positif puisqu’elle est plus proche de la base), et ne peut se contenter de réchauffer le concept éducatif de la bourgeoisie humaniste ou se limiter à la „Journée des élèves à la production“. La double fonction de l’enseignement en tant que qualification exploitable ET impulsion sociale, individuelle et émancipatrice doit atteindre le grand public tout autant que sa fonction de précurseur social, moderne et viable. Le composant pédagogique doit lui aussi être redéfini socialement. Un autre enseignement est possible.

Une réforme fondamentale et démocratique de l’enseignement intégrée dans une réforme sociale apporte une réponse nouvelle aux changements sociaux décrits ci-dessus. Pour la rendre plus efficace vis-à-vis du grand public, il faut l’inclure dans les débats actuels

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Traduction française : Séverine Wanlin