Le tiers-mondisme  » à la façon Banque Mondiale « 

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Nous l’écrivions dans l’introduction, la Banque Mondiale (BM) dénonce depuis trois ou quatre années la situation alarmante de l’alphabétisation dans nombre de pays dits en  » voie de développement « . Ce faisant, elle stigmatise l’échec criant des politiques éducatives de ces pays. Mais pourquoi la BM prend-elle position sur ces questions ? Serait-elle tout à coup tentée par le militantisme tiers-mondiste ?

Ne nous emballons pas trop vite. Comme Nico Hirtt l’a montré à de nombreuses reprises dans ces colonnes et ailleurs, la caractéristique principale de l’évolution des systèmes éducatifs à travers le monde est ce que nous appelons la  » marchandisation de l’enseignement « . Par cette expression commode mais un peu barbare, il faut entendre  » mise en adéquation des systèmes éducatifs par rapport aux attentes des marchés « . Cette mise en adéquation revêt plusieurs formes. On peut distinguer trois grandes orientations. Premièrement, l’évolution du marché du travail incite le patronat à instrumentaliser toujours plus l’école afin qu’elle réponde mieux à ses exigences en matière de formation, notamment une plus grande flexibilité. Ces exigences se traduisent, entre autres, par le glissement des savoirs vers les compétences, glissement auquel on assiste un peu partout. Ainsi que par une dualisation accrue des systèmes éducatifs afin de répondre à la dualisation du marché du travail. Deuxièmement, les lobbies patronaux et leurs chevaliers servants (l’Union Européenne par exemple : voir le dossier sur le sujet dans notre n° précédent) attendent de l’école qu’elle soutienne les marchés, à la fois comme cliente et en préparant leur future clientèle. Mais c’est le troisième aspect de la marchandisation qui retiendra surtout notre attention ici. On pourrait l’appeler la marchandisation proprement dite. Les multinationales considèrent en effet de plus en plus l’éducation comme un marché en tant que tel. Il suffit de se rappeler que les dépenses mondiales d’éducation (près de 2.000 milliards $) dépassent le chiffre d’affaires du marché de l’automobile pour comprendre le caractère potentiellement très juteux de ce secteur. Bien sûr, tout n’est pas privatisable, mais les sommes en jeu sont tellement considérables qu’une partie du secteur suffit pour attirer les vautours. Et le processus est en cours : développement des écoles privées, explosion du marché des logiciels éducatifs (didacticiels), mainmise du secteur privé sur des pans entiers des systèmes éducatifs traditionnellement gérés par le secteur public comme, par exemple, l’inspection au Royaume-Uni.
Pour être vraiment rentable, ce marché doit être mondial. Par conséquent, la libéralisation s’impose du point de vue des investisseurs : en 1998, en prévision du sommet de Seattle, le secrétariat de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) avait constitué un groupe de travail chargé d’étudier les perspectives d’une libéralisation accrue de l’éducation. Dans son rapport, il soulignait le rapide développement de l’apprentissage à distance et saluait la multiplication des partenariats entre des institutions d’enseignement et des entreprises du secteur des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Le rapport se réjouissait également de la déréglementation croissante de l’enseignement supérieur en Europe, félicitant les gouvernements qui avaient entrepris de  » quitter la sphère du financement exclusivement public pour se rapprocher du marché, en s’ouvrant à des mécanismes de financement alternatifs « . Enfin, l’OMC énumérait les nombreuses  » barrières  » qu’il faudrait lever afin de libérer le commerce des services éducatifs, citant par exemple  » les mesures limitant l’investissement direct par des fournisseurs d’éducation étrangers  » ou encore  » l’existence de monopoles gouvernementaux et d’établissements largement subventionnés par l’Etat « .

Privatiser partout où c’est possible

En Europe, l’importance du syndicalisme enseignant et des mouvements étudiants oblige les chantres du libéralisme à avancer masqués. Ce n’est qu’à pas feutrés, étape par étape, qu’ils poussent leurs pions. Même s’il ne faut aucunement douter de leurs intentions ni de la réalité du processus en cours (voir encore une fois notre n° précédent).
En ce qui concerne le Tiers Monde, les objectifs sont les mêmes, mais les méthodes plus radicales. Pas besoin ici de mettre des gants, ou si peu. Et c’est là qu’on en revient à la BM. Voici son raisonnement : il y a beaucoup d’analphabétisme ? Il faut donc que les Etats recentrent leurs activités sur l’enseignement primaire.  » Il faut concentrer les investissements publics là où leur rentabilité sera la plus forte, ce qui dans le secteur de l’éducation sera généralement au niveau de l’enseignement de base  » (1). Oui mais, rétorquera-t-on, les Etats disposent de peu de moyens (voir encadré sur la dette). S’ils réinvestissent dans le primaire, ce sera forcément au détriment du secondaire et du supérieur. La BM y a pensé. La solution ? Puisque les Etats du Tiers Monde n’ont pas les moyens d’entretenir des sytèmes éducatifs de qualité à tous les niveaux, qu’ils se concentrent sur l’enseignement de base et qu’ils laissent le privé s’occuper des autres niveaux ! Suis-je en train de faire un procès d’intention ? Non. La stratégie de la BM peut se décliner comme suit. Première étape : augmentation de la participation financière des étudiants. Ainsi, après avoir prôné la gratuité dans l’enseignement de base, la BM propose d’introduire  » un paiement sélectif d’un droit de scolarité au niveau du deuxième cycle du secondaire  » et  » un droit d’inscription dans tous les établissements publics d’enseignement supérieur  » (2). Il est évident qu’une telle mesure ne peut qu’augmenter les inégalités dans l’accès à l’enseignement en excluant encore davantage les nombreux jeunes dont les parents ne pourront pas assumer ces frais. La BM n’en a cure. Deuxième étape : une plus grande autonomie pour les autorités locales. L’objectif étant de permettre  » aux écoles de répartir comme elles l’entendent leurs ressources « . Toute ressemblance avec les politiques menées au Nord ne serait pas purement fortuite …
Troisième étape :  » encourager le recours au secteur privé, soit pour financer des établissements privés, soit pour constituer un complément de recettes à des établissements d’Etat  » (3). Nous y voilà. La première étape n’avait pour but que d’éviter une  » concurrence déloyale  » des établissements publics par rapport aux privés. La deuxième est nécessaire pour permettre le recours au secteur privé dans les établissements publics. Mais comme on le voit, les propositions vont plus loin qu’une  » collaboration  » public – privé, puisqu’il est question d’établissements purement privés.
Il faut évidemment que les investisseurs potentiels connaissent les situations locales afin d’y adapter leurs stratégies. Ils peuvent compter sur la BM. Ainsi la SFI (Société de Financement International), une succursale de la BM, a organisé à Washington en juin 1999 une conférence au titre évocateur :  » Opportunités d’investissements dans l’éducation privée dans les pays en voie de développement « . Elle a également mis sur pied le service Edinvest qui  » fournit des informations pour rendre possibles les investissements privés à grande échelle  » (4). La BM a aussi mis en route la Privatization Link, chargée de  » fournir des informations sur les privatisations dans les pays en voie de développement à l’adresse des professionnels de la privatisation (!) dans le monde entier  » (5). Et les objectifs sont clairs :  » Mon propre sentiment est que le potentiel de rendement et de profit sur les investissements dans l’éducation est très élevé (…) nous pensons que c’est là véritablement l’industrie de la prochaine décennie  » déclare Javed Hamid, responsable de la SFI pour l’Asie de l’Est et le Pacifique. Autrement dit : il y aura encore plus d’exclus, plus d’inégalités dans l’accès aux savoirs, mais c’est le prix à payer pour augmenter les profits. Sans compter que le processus aura inévitablement une autre conséquence désastreuse : dans les mains du privé, seuls les savoirs  » utiles  » subsisteront. Utiles pour la production s’entend. L’instrumentalisation de l’école sera donc inévitable si le processus n’est pas arrêté. Des pans entiers des différentes cultures et des savoirs accumulés par l’humanité risquent bien de disparaître. Ainsi d’ailleurs qu’une grande partie de l’histoire des Hommes. En plus des inégalités, c’est à une catastrophe intellectuelle et culturelle que la marchandisation nous prépare. Or, de quel enseignement ont besoin les peuples du Tiers Monde ? En réalité, les jeunes du Nord et du Sud ont les mêmes besoins éducatifs. Ils doivent pouvoir acquérir les bases nécessaires pour trouver un emploi. Ils doivent aussi recevoir une formation générale poussée, afin de maîtriser au mieux les différents aspects, naturels, technologiques, artistiques, littéraires ou historiques du monde dans lequel nous vivons. Mais il est aussi de leur intérêt collectif qu’ils découvrent les mécanismes d’exploitation mis en place par les puissances du Nord aux époques coloniales et néocoloniales. C’est important pour les jeunes du monde entier. Mais pour ceux du Sud, cet apprentissage est fondamental. Non seulement pour retrouver leur dignité collective, en découvrant leur apport crucial au développement de pays occidentaux qui ont le culot de se poser maintenant en donneurs de leçons. Mais également pour disposer des outils intellectuels nécessaires pour s’opposer au néo-colonialisme et à la mainmise occidentale sur leurs économies. Il y a fort à parier qu’ils ne puissent compter sur un enseignement -aux mains des multinationales – pour atteindre cet objectif …

Quel choix ?

On rétorquera évidemment que les pays du Sud ne sont pas obligés de vendre leur enseignement. Qu’ils peuvent faire le choix d’un enseignement public et démocratique. La BM en tout cas ne veut pas en entendre parler :  » La question vitale maintenant n’est pas de savoir si des acteurs non gouvernementaux vont jouer un rôle croissant dans l’éducation – cela est désormais certain – mais de voir comment ces développements peuvent être intégrés dans les stratégies globales des nations  » (6). Et elle dispose d’arguments pour convaincre :  » Les pays qui sont disposés à adopter, pour l’enseignement supérieur, un cadre législatif et réglementaire favorisant une structure institutionnelle différenciée et une base de ressources diversifiée, où le secteur privé interviendra davantage au niveau de l’enseignement et du financement, continueront à recevoir la priorité  » (7). Traduction : si vous ne suivez pas nos  » recommandations « , nous vous coupons les vivres ! Et on retrouve ici le mécanisme de la dette comme diktat vis à vis des pays du Tiers Monde. Si ceux-ci veulent éviter de se soumettre à ces diktats, il leur reste en effet un choix. Un choix crucial. Celui de refuser les règles injustes de l’économie capitaliste mondiale et de penser au développement et aux intérêts de leur propre population. Ce choix n’est pas facile tant les pressions sont énormes. Des exemples existent néanmoins, comme le montre l’article consacré à Cuba. Plus ces exemples se multiplieront, plus ces pays pourront collaborer entre eux et plus ils pourront se défendre face à l’arrogance impérialiste du Nord. Il est vrai aussi que les progressistes du Nord peuvent les soutenir. La meilleure manière de le faire étant sans nul doute de s’opposer à l’impérialisme de leurs propres dirigeants. Mais aussi de s’opposer au processus de marchandisation en cours chez eux afin de gripper le rouleau compresseur.

(1) : Priorités et Stratégies pour l’éducation, The International Bank for Reconstruction and Development, 95
(2) : ibidem
(3) : ibidem
(4) : Education sector strategy ; World Bank, 07/99
(5) :
(6) : Education sector strategy, op cit
(7) : Priorités et stratégies pour l’éducation, op cit