A l’école, l’entreprise fait son marché

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Les tendances lourdes de l’évolution historique des sociétés et de leur économie ne sont pas aisément déchiffrables. Les agents responsables des avatars de l’évolution ont souvent intérêt à en dissimuler les véritables enjeux. Ils disposent à cet effet d’une double complicité plus ou moins objective : celle des médias de masse acquis majoritairement aux intérêts du pouvoir en place ; celle d’une opinion publique peu informée sur les dessous des changements profonds d’un monde devenu plus complexe. La question de l’Ecole et de ses enjeux illustre parfaitement aujourd’hui la difficulté à appréhender – et surtout à faire percevoir aux citoyens – les desseins véritables de l’autorité publique et des oligarchies privées qu’elle protège et renforce par ses décisions.
Ce qui arrive à l’école est très clair à énoncer et fort difficile à faire admettre. Dans un monde où le marché néo-libéral étant sans cesse son emprise sur des domaines d’activité lui étant jusqu’alors étrangers, où la volonté de puissance des firmes transnationales semble infinie l’Ecole est devenue un enjeu de profit. Depuis une quinzaine d’années maintenant les grands patrons ont trouvé auprès des hommes politiques des oreilles attentives quand ce n’est pas une parfaite identité de vue en ce qui concerne l’avenir des systèmes éducatifs européens. Partout, ces hommes politiques, sous des prétextes divers – meilleure efficacité dans la gestion, nécessité de préparer sérieusement les jeunes aux réalités de l’emploi, rapprochement de l’Ecole du terrain ou du citoyen, etc -, on met en place les conditions d’un basculement de l’Ecole dans une logique pour laquelle elle n’a pas été fondée.
L’Ecole, lieu où est dispensé le savoir nécessaire à la compréhension du Monde et de l’Autre va devenir lieu où on acquiert des compétences utiles aux entreprises maîtresses des destinées d’un salariat prétendument épanoui. L’une des chevilles ouvrières de ce basculement est sans conteste Mme Edith cresson qui fut à son heure Commissaire européen chargée de l’éducation. Elle fut un pont efficace dans la propagation de la nouvelle définition de l’Ecole entre la table ronde des industriels européens où siègent les patrons des principales firmes transnationales d’Europe et la commission de Bruxelles. Pour cette dernière – et ceci est lisible dans les rapports qu’elle publie depuis des années l’Ecole ne doit plus enseigner des savoirs mais délivrer des compétences. Le credo universaliste et humaniste de l’Ecole cède la place à la praxis utilitariste et individualiste de « formations professionnalisantes » – comme ils disent – au service de l’entreprise érigée en valeur suprême. Il faudra bientôt renoncer au mot « école » dont l’étymologie ne saurait convenir à ce nouvel ordre des choses. En 1870, Jules Verne inventa, dans Paris au Xxè siècle, le Crédit instructionnel où l’on n’enseigne plus ni la philosophie ni le latin ou le grec, disciplines devenues inutiles, mais des matières techniques utiles. Il s’agit là de l’un des aspects de la barbarie douce dont nous parle Jean-Pierre Le Goff. Il s’agit aussi, comme le soutient Christian Laval (1) ; d’un changement de civilisation par lequel on cesse de considérer l’enfant comme un homme en devenir pour le traiter en futur consommateur-travailleur.
Les professeurs et leur métier ont-ils quelque chose à voir et à faire avec un tel dévoiement des missions originelles de l’Ecole. Certes, non ! Ils ont du reste et d’ores et déjà de moins en moins voix au chapitre. En Grande-Bretagne les chefs d’établissement scolaire sont de plus en plus souvent placés sous la tutelle d’un « spécialiste de la gestion » réputé plus compétent pour veiller aux équilibres budgétaires. En France, dans des académies dites « pilotes », le Conseil d’administration de certains établissements n’est pluus présidé par le proviseur mais par une personne extérieure et les membres du personnel de ces établissements ne sont plus majoritaires au sein dudit conseil. Aux Etats-Unis, 1,7 millions d’ « élèves » du primaire et du secondaire réunis ne mettent plus les pieds à l’école. Ils sont dans le home schooling et sont formés, sur Internet à domicile, par les firmes de l’education business. Partout fleurissent les mallettes pédagogiques offertes par les grandes entreprises aux professeurs ; les logos et marques y sont évidemment bien visibles. De même qu’ils sont de plus en plus présents dans les manuels scolaires sous le prétexte qu’ils font partie de notre vie. Dans le Morvan, les élèves prennent à l’école des petits-déjeuners offerts par Nestlé. Il n’est dans tout cela aucunement question de soutenir la pédagogie des anciens maîtres de l’Ecole, les professeurs, mais de soutenir, activement ou passivement, le commerce de ses nouveaux maîtres (2) que sont les entreprises.
Mais il y a plus grave. Si l’entreprise veut, directement ou indirectement, mettre la main sur l’Ecole, ce n’est pas uniquement pour y capter de futurs clients mais pour l’adapter aux caractéristiques de l’emploi telles qu’elles sont aujourd(hui et telles qu’elles seront demain et non telles qu’elles nous sont présentées par un discours politico-patronal lénifiant. Contrairement à ce qui est prétendu, le niveau moyen de qualification des emplois ne s’élève pas. La proportion des emplois peu ou pas qualifiés croît avec la mise en œuvre de l’automatisation du travail et le développement des services de proximité. Aux Etats-Unis, d’ici à 2008, il sera créé 250 000 emplois de remplisseurs de distributeurs automatiques de boissons et de pizzas et 56% du total des emplois créés concerneront des postes ne nécessitant pas plus de 48 heures de formation initiale dans l’entreprise (3). L’Europe est-elle si loin de ce modèle ? La massification de l’Ecole – que certains démagogues préfèrent pudiquement nommer démocratisation – entamée après Mai 1968 maintient à l’école longtemps une proportion croissante des jeunes alors même que les débouchés en termes d’emplois qualifiés ne suivent pas, au contraire le fossé se creuse. La réponse à ce problème dramatique passe, pour les entreprises, par un changement du contenu des formations. Les rapports de la Commission de Bruxelles sont édifiants à cet égard : face au défi technologique, les systèmes éducatifs doivent faire de « l’alphabétisation numérique » une priorité. Il faut donc deux écoles : l’une où seront formés les élites et où le savoir aura encore sa place, l’autre où l’on fera acquérir aux futurs soutiers de l’économie marchande les rudiments nécessaires au bon maniement des machines automatisées.
Et si nous relisions Orwell et Huxley avant qu’il ne soit trop tard.

Yann Fiévet

1 – Christian Laval, L’Ecole n’est pas une entreprise, La découverte, 2002.
2 – Nico Hirtt, Les nouveaux maîtres de l’Ecole, EPO, nouvelle édition 2003.
3 – Chiffres cités par Nico Hirtt lors d’une conférence à Paris le 21 mai 2003.

1 COMMENT

  1. > A l’école, l’entreprise fait son marché
    Bonjour,
    je suis enseignant et dans le cadre d’une recherche (DESS) je compte travailler sur « proviseurs de lycées et décentralisation ».
    Serait-il possible de connaître les établissements dont le conseil d’administration n’est plus présidé par le chef d’établissement?(ou les académies pilotes si cette liste n’est pas disponible..)
    D’avance un grand merci
    Très cordialement
    P Froquet

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