Une école-sanctuaire ?

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A la montée des violences au sein des établissements scolaires, répond une volonté de clore ces espaces par tous les moyens disponibles, en espérant ainsi les protéger des agressions du monde extérieur. Mais n’est-ce pas un souhait bien vain ?
Une approche systémique permet de considérer chaque établissement comme un système, inclus avec d’autres systèmes semblables ou comparables dans un ensemble social plus vaste, et en interrelations avec le tout. Ce qui signifie que, comme une cellule, son identité est protégée par une  » frontière « , mais que celle-ci doit être perméable afin de permettre les échanges indispensables avec l’environnement. C’est ainsi que, si nous considérons le système éducatif d’avant les années soixante, l’école primaire, destinée à un public populaire, communiquait avec ce milieu social, tandis que les collèges et lycées n’échangeaient qu’avec la bourgeoisie, et ceci dès les petites classes préparant, en interne, à l’entrée en 6è. Cette dichotomie scolaire reflétait parfaitement la coupure sociale et les cultures propres à chaque groupe. Aussi y avait-il une suffisante adéquation entre les structures scolaires et leur public respectif, les élèves retrouvant les valeurs, les références, les manières d’être et les comportements, voire les savoirs de base propres à leur milieu social. En un mot : l’habitus, selon Bourdieu. C’est dire que les relations entre milieu scolaire et milieu social respectifs ne présentaient guère de problème, chacun restant chez soi en quelque sorte et y trouvant globalement ce qui lui convenait. L’école n’était donc pas un lieu fermé contrairement à ce qu’elle apparaissait aux yeux de beaucoup.
Que voulaient les dominants en ouvrant en grand l’accès du collège à tous les enfants, quel que soit leur milieu social ? Sans doute répondre à la pression sociale, mais en même temps satisfaire la demande de l’économie capitaliste dont la croissance exigeait à présent une main d’œuvre mieux formée et plus nombreuse, capable d’utiliser les nouvelles techniques mises au point. Certes, le risque était de permettre aux enfants du peuple d’accéder à des connaissances plus étendues, et donc à un certain pouvoir, le tout réservé jusqu’alors aux classes dominantes. Mais ne pouvait-on pas tabler sur la puissance de la domination symbolique pour maintenir à une place hiérarchique convenable les nouveaux  » élus  » ? C’est bien ce qui s’était passé lorsqu’on avait permis l’entrée au compte-gouttes, au sein des lycées, de quelques brillants sujets triés et préparés par les maîtres du primaire. Ces  » boursiers « , isolés et quelque peu méprisés par leurs nouveaux camarades, voire certains professeurs, avaient dû s’efforcer de  » mériter  » leur présence parmi  » l’élite « , s’imprégner de valeurs qui leur étaient étrangères, tout en restant modestes. Et cette intégration, limitée en nombre, avait fort bien abouti, la classe dominante réussissant ainsi, à divers niveaux, à soustraire des intelligences aux dominés et à se les approprier.
Encouragée par ce succès, la bourgeoisie pensa pouvoir accentuer sans risque l’opération d’abord en entrouvrant les portes du collège à l’aide d’un examen d’entrée  » pour tous « , puis en les ouvrant toutes grandes mais en instituant des  » filières « , enfin en organisant le  » collège unique « , tablant sans doute sur la sélection que ne manqueraient pas d’opérer des études qui avaient été pensées pour des enfants de la bourgeoisie, en adéquation avec leur culture, laquelle était étrangère aux enfants des milieux populaires. C’était sans compter sur l’effet amplificateur d’une rétroaction positive pourtant prévisible, un nombre croissant de jeunes demandant à continuer des études, sans avoir souvent de projet précis, mais espérant ainsi assurer un avenir qui s’annonçait de plus en plus incertain. C’était également ne pas tenir compte de la frustration insupportable qui ne manquerait pas d’affecter tous ceux, nombreux, que le système jugerait inaptes à la poursuite d’un scolarité dite  » longue  » et qu’il sanctionnerait en les dirigeant, bon gré mal gré, vers une formation professionnelle courte. Le chômage s’amplifiant, la conscience d’être des laissés-pour-compte engendra bien des aigreurs, des refus, et ne tarda pas à alimenter les révoltes et les violences d’aujourd’hui. Le public  » extérieur  » (souvent d’anciens élèves) qui pénètre dans l’enceinte scolaire manifeste ainsi le désir d’exercer des représailles envers un système qui les a humiliés et exclus.
L’institution scolaire tout entière, désemparée, s’affole. Elle brandit, en vain, des sanctions, puis songe à clore chacun de ses établissements espérant ainsi en interdire l’accès aux  » personnes extérieures  » indésirables et dangereuses. Mais secrètement il y a plus. Le souci des dominants est de garder le contrôle d’une formation qu’ils ont eux-mêmes mise en place et qui alimente la reproduction de la division sociale. Il n’est donc pas question de permettre que s’élabore et se développe une autre culture, par conséquent de reconnaître aux jeunes contestataires un statut autre que celui de l’élève traditionnel. Pour cela, il convient de maintenir l’em- prise idéologique par la fermeture du système à tout apport culturel non officialisé, à tout comportement bafouant les pratiques non conformes aux règlements imposés par l’orthodoxie. L’école : un sanctuaire ! Rêve totalement irréaliste puisqu’un système, quel qu’il soit, ne peut totalement s’isoler de son environnement sans périr.
Les échanges sont indispensable à sa survie et il doit être capable d’intégrer des apports extérieurs qui lui permettront d’évoluer tout en gardant son identité. C’est le rôle d’un  » interface  » de réguler les  » rentrées  » afin de permettre cette intégration.
Mais l’institution, enfermé dans une vision obsolète, n’a pas saisi l’évolution émancipatrice qui touche l’ensemble de la société, que ce soit les peuples naguère  » colonisés « , les femmes longtemps  » soumises  » et les jeunes placés jusqu’alors sous tutelle. C’est pourquoi l’affrontement continue, sans issue. Or, ce que demandent les jeunes générations, de plus en plus vigoureusement, c’est la prise en considération de leur propre émancipation, inéluctable. Ils veulent que leurs opinions soient entendues, leurs jugements appréciés, leurs conceptions de l’existence admises. Dans la diversité de leur milieu social. Ainsi leurs relations avec les adultes ne peuvent plus être de soumission mais bien d’échanges respectueux de la personnalité de chacun. En un mot, c’est une autre culture que les milieux éducatifs doivent intégrer. Ou plutôt une amorce de culture dont il faut, au travers de pratiques qui se sont généralisées, déterminer les lignes directrices..
On retrouve ici la vocation de l’école, lieu d’étude et de réflexion, de théorisation si l’on veut, de ce qui se vit dans la société tout entière, par là lieu de connaissances et d’apprentissage. A la nécessaire appropriation des savoirs par divers apprenants, s’ajoute une fonction éducative qui ne consiste pas à inculquer les valeurs des dominants, présentées faussement comme  » universelles « , mais à réfléchir collectivement à celles qui sont nécessaires à la société tout entière, en sachant que ces valeurs, comme toute  » vérité « , ne sont que provisoires et feront périodiquement l’objet d’inévitables ajustements ou remises en cause. En synchronie avec l’évolution de la société.
Dès lors, ne peut-on espérer un réel déclin de la violence actuelle ?

Pierre Badiou