Laïla Elmahir : La circulaire Duquesne est discriminatoire et surtout dangereuse

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A la toute fin 2002, une jeune enseignante temporaire est apparue sur les écrans. Laïla Elmahir, romaniste enseignant le latin dans la commune Bruxelloise de Watermael Boisfort, avait reçu un certificat de bonnes vie et mœurs sur lequel était indiqué  » Manque de respect par rapport aux représentants de l’ordre « . Ceci parce qu’elle avait refusé l’accès à son domicile à un policier sans mandat ! Dans les médias, elle ne se contentait pas de dénoncer le problème qui lui arrivait, mais contestait le principe d’une visite policière chez les enseignants. Nous lui avons demandé d’expliquer sa démarche

Il semble que l’obtention d’un certificat de bonnes vie et mœurs (CBVM) ne soit pas soumise aux mêmes conditions pour les enseignants et les autres travailleurs. Qu’en est-il exactement ?
Auparavant, il existait deux types de CBVM, un pour les travailleurs du secteur public et un pour ceux du privé. En 97, une loi a été votée stipulant que certains éléments qui n’étaient pas notés auparavant sur l’extrait de casier judiciaire le seront désormais pour les travailleurs en contact avec des mineurs. Il s’agit notamment de faits de mœurs. Il faut savoir qu’un CBVM est composé de deux parties. Une d’entre elles est un  » extrait de casier  » qui mentionne, selon certaines règles, les condamnations éventuelles. L’autre partie est un justificatif qui mentionne si la personne est ou non de bonne conduite. Le 1er juillet 2002, le Ministre de l’Intérieur Duquesne fait paraître une circulaire qui signale qu’en attendant les arrêtés d’application de la loi de 97, il y aura deux CBVM. Le modèle 1 pour la plupart des travailleurs et le modèle 2 pour tous ceux qui sont amenés à travailler avec des mineurs (enseignants, animateurs, etc.). Pour ce modèle 2, il faudra désormais un avis motivé du chef de corps de la police ou d’un agent désigné par lui. Cet avis se traduit par des visites domiciliaires chez les intéressés ainsi que chez leurs voisins. Dans les faits, de nombreuses personnes ont reçu la visite d’agents qui leurs ont posé des questions du style :  » Avez-vous des hobbies ? « ,  » Quels sont vos revenus ?  »  » Fréquentez-vous des débits de boisson ?  »  » Qui paie la facture de téléphone ? « , etc. Bref, des questions dont on ne voit pas bien le lien avec la protection des mineurs.
En ce qui me concerne, j’ai reçu la visite d’une policière à la quelle j’ai refusé l’accès à mon domicile. Elle m’a aussitôt signalé que le rapport serait négatif. Lorsque j’ai reçu mon CBVM, il était inscrit  » néant  » à la rubrique casier judiciaire, mais la rubrique  » observations  » mentionnait :  » Manque de respect envers les représentants de l’ordre « . Un commissaire que je n’ai jamais rencontré traduisait donc ainsi le fait que j’aie fait respecter mon droit constitutionnel à l’inviolabilité du domicile sans mandat. Ce modèle 2 laisse donc la place à l’arbitraire le plus total.

La justification officielle de cette circulaire, c’est la protection des mineurs et plus particulièrement la lutte contre la pédophilie. Personne ne nie l’importance de lutter contre ce fléau et on sait qu’il y a eu des cas malheureux à l’école. Si vous contestez la méthode du Ministre, que préconisez-vous ?

Je suis évidemment consciente de l’importance de la lutte contre la pédophilie. Rappelons tout de même que ce n’est pas à l’école que se passent la majorité des cas. Mais soit. Qui doit demander un CBVM ? De jeunes temporaires. De nombreuses personnes restent donc en contact avec des mineurs sans devoir rendre de comptes. Quant aux autres, je ne vois pas en quoi des questions sur leur voiture ou leurs revenus permettraient de découvrir qu’ils sont pédophiles. Ensuite, on néglige un aspect essentiel qu’est la présomption d’innocence. Si votre voisin déclare que vous êtes pédophile lors d’une telle visite il y a un problème. S’il le sait vraiment, il est censé avoir déjà porté plainte sinon il y a  » non-assistance à personne en danger « . Si ce sont des  » on dit « , alors c’est la porte ouverte à tous les abus.

Comment lutter contre la pédophilie à l’école ?

Il me semble qu’on ne peut pas faire l’économie du débat sur le refinancement de l’enseignement. Les profs sont surchargés de travail : mise en place de nouveaux programmes, corrections, titulariat, participation aux différentes structures de l’école, aux conseils de classe et aux conseils de guidance, etc.Ca laisse peu de place pour le contact réel avec l’enfant afin de détecter un problème éventuel. Même l’encadrement psychologique ou médical est tout à fait désuet voire inexistant suite aux restrictions budgétaires. Il n’y a plus cette infirmière qui en soignant un bobo découvrait des cas de maltraitance par exemple. La seule possibilité est donc de donner à l’enseignement les moyens de remplir correctement sa mission.

Si l’objectif du Ministre n’est pas de lutter contre la pédophilie, alors pourquoi, à votre avis, a-t-il introduit cette circulaire ?

Il y a deux interprétations possibles. La première est de considérer que la mesure est prise sans trop réfléchir et que son objectif est essentiellement démagogique et à visée électorale : Vous voyez, nous nous occupons de vos enfants et les pédophiles n’ont qu’à bien se tenir ! Mais on peut aller plus loin et se demander s’il ne se cache pas quelque chose derrière pareille mesure. Pourquoi contrôler des temporaires ? On donne la possibilité à un agent de police de donner son opinion (puisque c’est bien de ça qu’il s’agit) sur un travailleur à son employeur. C’est un précédent dangereux car par exemple mon directeur peut considérer que si je manque de respect à un policier, je suis du genre rebelle et qu’il risque d’avoir des ennuis avec moi lors de grèves, manifestations, … Par ailleurs on est dans un climat ultra-sécuritaire. On semble vouloir viser la sécurité absolue ce qui est impossible y compris en matière de pédophilie. C’est aussi le cas au niveau international. La conséquence est qu’on nous habitue à une société où la police est partout. Où la délation est un acte normal. Et où celui qui n’a rien à se reprocher doit logiquement laisser la police rentrer chez lui. C’est très dangereux comme climat et de moins en moins démocratique. J’ai un peu l’impression que chaque fois qu’il y a de gros problèmes et que les gens demandent plus de justice, plus de droits, on leur répond par plus de police, plus de contrôles. Je ne suis d’ailleurs pas la seule à avoir cette impression. Plusieurs députés m’ont confirmé qu’ils la partageaient.
On peut aussi signaler que l’enseignement est un des derniers service publics. Beaucoup de menaces pèsent sur lui. Les mesures vexatoires n’ont-elles pas pour but d’éliminer les opposants potentiels ? L’objectif n’est il pas de dévaloriser une fois de plus la profession avant de s’y attaquer ?

Suite à la médiatisation de votre cas, le Ministre a parlé de  » dérapages  » et a dit qu’il fallait corriger le tir. Où en est-on ?

Effectivement, suite à des interpellations parlementaires, le Ministre a reconnu ce qu’il a appelé des  » dérapages « . Il a même dit textuellement que certains chefs de corps et bourgmestres avaient fait preuve d’un manque d’intelligence. Ce qui laisse penser qu’il s’agit de problèmes occasionnels. Or, ces  » dérapages  » se sont passés à grande échelle. Ils n’étaient pas exceptionnels. De plus, malgré cette médiatisation, malgré le fait que de nombreuses personnes, dont un bourgmestre, se soient déclarées indignées, les enquêtes continuent. Ce qui montre que le Ministre n’a pris aucune mesure pour les arrêter ce qui lui serait pourtant facile. Moi-même je suis retournée à l’administration communale pour un nouveau certificat et on m’a déclaré qu’il fallait de nouveau une enquête et qu’il n’était pas possible de me donner le délai d’obtention de ce CBVM. Donc, il y a une distorsion entre le discours et les faits.

Vous êtes plusieurs à vous plaindre de la situation et vous avez décidé de créer un Collectif (1). Quel est son objectif ?

Plusieurs d’entre nous ont interpellé leurs instances syndicales. Mais il existe une lourdeur bureaucratique qui fait traîner les choses. Comme beaucoup de temporaires devaient rentrer un CBVM en janvier, nous avons voulu les avertir et pour cela, nous avons en effet créé un collectif. En sont membres : des affiliés et des non affiliés (aux syndicats ndlr), des  » victimes « , mais aussi des enseignants ou même des non enseignants qui nous soutiennent. Notre revendication est le retrait de la circulaire Duquesne que nous jugeons discriminatoire et attentatoire à des droits garantis par la Constitution.

(1) : Collectif C1702. Pour info ou adhésion, envoyez un mail à : Collectif1702@hotmail.com

2 COMMENTS

  1. > Laïla Elmahir : La circulaire Duquesne est discriminatoire et surtout dangereuse
    Laïla Elmahir, romaniste enseignant le latin dans la commune Bruxelloise de Watermael Boisfort, avait reçu un certificat de bonnes vie et mœurs sur lequel était indiqué  » Manque de respect par rapport aux représentants de l’ordre

    C’est à juste titre que cette enseignante a réclamé. Le fonctionnaire désigné pour délivrer les certificats de bonne vie et moeurs est tenu de respecter la loi du 29 juillet 1991 relative à la motivation formelle des actes administratifs.

    Ce fonctionnaire ne pouvait donc pas faire une vague indication telle que « Manque de respect par rapport aux représentants de l’ordre ». Cette mention était subjective, non objectivable, et il est impossible alors d’en apporter la preuve contraire.

    D’autre part il manquait la motivation en droit et en fait, ce qui la rendait illégale. Le certificat ne peut contenir que des faits prouvables, mais pas des « états d’âme » d’un fonctionnaire incompétent.

    La plaignante pouvait invoquer la loi du 29 juillet 1991, et déposer plainte chez le Bourgmestre ou au Ministère de l’Intérieur contre ces mentions invériables et subjectifs.

    En même temps je signale que le Certificat de bonnes vie et moeurs devrait être tout simplement supprimé pour les travailleurs privés (sauf pour ceux en contact avec des enfants), parce que les personnes condamnées qui exhibent un certficat mentionnant des condamnations ne parviennent pas à se faire engager. On parle tant de la réinsertion et ce certificat à produire n’a d’autre effet que d’empêcher cette réinsertion.

    Quant au service public, j’estime que celui qui veut y entrer devrait accepter que le service public dans lequel il voudrait se faire engager est autorisé à traiter directement avec les services compétents pour vérifier s’il n’a pas de condamnations etc.

    On pourrait encore faire exception à cette règle pour certaines fonctions contractuelles où les condamnations encourues ne risquent pas de compromettre la confiance que chaque citoyen doit avoir dans le service public.

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