Quelle intelligence ?

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Si les plus grands spécialistes n’arrivent pas à se mettre d’accord sur ce qu’est l’intelligence, ne serait-ce pas tout simplement parce qu’elle n’existe pas ? Trop radical ?

Ce n’est pas l’avis du neurologue américain, professeur à Harvard, Howard Gardner. Mais attention, « elle n’existe pas » doit bien être orthographié au singulier. Pour lui, parler de l’intelligence comme d’un concept n’a pas de sens car il faut parler DES intelligences. Dans ses travaux, Gardner en a initialement dénombré sept. L’intelligence langagière serait une compétence. Un poète, par exemple, est sensé avoir développé cette forme d’intelligence. L’intelligence logico-mathématique est fortement mise à contribution dans la résolution d’un problème scientifique ou … mathématique. L’intelligence spatiale est sollicitée pour se donner une image mentale permettant d’agir efficacement dans l’espace tridimensionnel. L’intelligence musicale se passe de commentaire. L’intelligence kinesthésique, parfois appelée intelligence du corps, est celle qui permet d’utiliser son corps à bon escient pour résoudre un problème. Les artisans ou les chirurgiens, par exemple, sollicitent beaucoup cette forme-là. Gardner identifie encore l’intelligence interpersonnelle : c’est la capacité à comprendre les autres, à les situer, à travailler efficacement avec eux. Les représentants de commerce ou les enseignants ont intérêt à la développer. L’intelligence intra-personnelle permet d’avoir une représentation de soi aussi fidèle que possible et d’en tenir compte efficacement.

Récemment, une huitième forme a été identifiée : l’intelligence de l’environnement naturel. Et Gardner n’exclut pas de devoir en introduire une neuvième : l’intelligence existentielle. Celle que nous utilisons quand nous nous posons des questions sur le sens de la vie, la spiritualité etc. Il n’a pas encore franchi le pas car il n’est pas démontré que son fonctionnement met en jeu une ou plusieurs régions spécifiques du cerveau. Or, en bon scientifique, c’est le critère que Gardner s’est fixé. Chacune des huit formes évoquées met en jeu de manière dynamique une ou souvent plusieurs aires cérébrales. Ce critère expérimental garantit l’existence tangible de chaque intelligence retenue. Selon le neurologue, il n’existe pas de forme privilégiée. Celui qui considère qu’une forme d’intelligence est plus importante qu’une autre reflète simplement son propre système de valeurs ou celui de la société dans laquelle il vit.

Lorsqu’on lui demande si cette conception de l’intelligence a des conséquences sur l’éducation, voici ce que Gardner répond : « Jusqu’à présent, dans le monde entier, on a favorisé les écoles fondées sur un enseignement identique pour tous. On y enseigne les mêmes matières, de la même façon, à tous les élèves, qu’on soumet ensuite aux mêmes examens, et ce système est jugé équitable puisqu’il traite tous les enfants de la même manière. Pourtant, je crois qu’il est fondamentalement injuste. On a choisi a priori un style d’intelligence (en général un mélange d’intelligence linguistique et logico-mathématique), et l’on s’efforce de rendre chaque individu semblable à ce prototype. Je crois qu’il serait à la fois plus équitable et plus astucieux de diversifier la présentation des contenus à enseigner, de la tailler « sur mesure », en fonction des capacités des élèves. En même temps, il faudrait offrir à ceux-ci la possibilité de montrer sous des formes et par des moyens variés ce qu’ils ont retenu et compris. J’appellerais un tel système une école adaptée aux besoins de l’individu » (1)

Remarquons, avant toute chose, que l’école que prescrit Gardner semble impayable. Même si les revendications de l’Aped en matière de refinancement sont entendues (au moins 5 milliard d’euros en plus par an pour l’ensemble du pays), il n’est pas certain de pouvoir construire l’école qu’il souhaite. Néanmoins, il existerait, d’après lui, quelques centaines d’écoles dans le monde qui ont été influencées par la théorie des intelligences multiples et certaines obtiendraient des résultats impressionnants. Mais terminons par une mise au point importante. Selon le neurologue, « les individus se différencient par la vigueur de ces intelligences – ce qu’on appelle le profil d’intelligence – et par la manière dont ils le sollicitent pour remplir une tâche, résoudre un problème et progresser dans des domaines variés » (2). Certains pourraient interpréter ceci comme un argument en faveur des filières hiérarchisées : « Il n’a pas une bonne intelligence logico-mathématique, mais par contre son intelligence du corps est très développée : qu’il aille en professionnel ». A mon sens, dans une société qui valorise socialement certaines formes d »intelligence plus que d’autres (notamment par la manière dont elle rétribue les ingénieurs et les menuisiers), il est vain de vouloir décréter formellement leur égalité. Si vraiment on attribue la même valeur à toutes les formes d’intelligence, alors l’école doit se donner pour objectif de développer chez chaque individu les différentes formes et particulièrement les formes déficientes dans un premier temps. On pourrait d’ailleurs peut-être reprocher à Gardner d’avoir une vision trop statique de l’intelligence. De ne pas tenir compte du fait qu’un bon entraînement peut, comme nous l’avons vu (voir article sur les génies), permettre d’activer certaines aires cérébrales auparavant peu performantes. A partir de là, voilà plutôt un argument en faveur du tronc commun avec formation générale et polytechnique le plus longtemps possible. Mais aussi pour des petites classes et une formation initiale et continuée de haut niveau pour les enseignants.

(1) La Recherche, décembre 2000, p 111
(2) Le Monde de l’Education, janvier 98