Comment tarir les sources de la violence scolaire ?

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Depuis quelques années, la violence scolaire fait régulièrement la une de l’actualité. Aux Etats-Unis, toujours à l’avant garde, des classes ont été mitraillées à plusieurs reprises par des jeunes qui avaient «disjoncté». Mais l’Europe est loin d’être à l’abri. En France par exemple, le phénomène a pris une telle ampleur que le Président Chirac s’est senti obligé de l’évoquer lors de son discours devant les parents de l’enseignement public en congrès à St Etienne le 25 mai dernier (1). La Belgique non plus n’est pas épargnée. De nombreux incidents graves ont éclaté ces dernières années: profs agressés ou menacés avec une arme, sans compter la mort du jeune Celal abattu en plein cours par un de ses condisciples.

Mais nous parlons ici de violence spectaculaire. De plus en plus, il semble aussi qu’une certaine violence larvée, certes moins médiatique, s’installe dans un nombre important d’écoles. Les causes de cette violence sont assurément multiples. Chacun des auteurs de ce dossier tente d’en cerner quelques-unes. Pour ma part, il me semble qu’on peut distinguer deux aspects dans la violence des jeunes. D’une part, elle est l’expression d’une révolte contre la société actuelle. D’autre part, certains côtés de la violence des jeunes sont calqués sur cette société qu’ils détestent. Ils reproduisent ainsi inconsciemment ses «valeurs».Celles qui privilégient la loi du plus fort. Celles d’une société où le débat est absent. Où on ne règle pas les problèmes avec des arguments, mais avec des fermetures sans appel ou des bombardements humanitaires.

Révolte contre la société

Premièrement, les « jeunes des quartiers » vivent souvent des situations dramatiques: leurs parents sont au chômage, ils vivent dans des taudis, subissent le racisme (notamment de la police) au quotidien. Ils n’entrevoient aucune perspective d’avenir. Par conséquent, une rancur contre la société se développe. Cette rancur se concrétise à l’école. A la fois parce que c’est le lieu où ils passent leur journée et aussi parce qu’elle représente la société en question. Le prof est vu comme un élément, voire comme le représentant de cette société que le jeune déteste.

Deuxièmement, les écoles fréquentées par ces jeunes sont souvent (mais pas toujours, il faut le préciser) des écoles techniques et professionnelles qui dispensent un enseignement au rabais. Malgré les discours trompeurs, les jeunes perçoivent très bien l’absence de perspectives de certaines filières. Ils savent qu’ils n’ont pratiquement aucune chance d’entamer des études supérieures, ni même d’obtenir un boulot valorisant. Ils se retrouvent souvent dans ces écoles après avoir subi des échecs ailleurs (réorientations ) ou une scolarité primaire jugée insuffisante (orientation). Les études montrent que ces orientations et réorientations ont essentiellement une base sociale: les enfants issus de milieux populaires s’y retrouvent en masse (2). L’école reproduit donc les inégalités sociales. Les jeunes le sentent confusément et cela provoque leur haine contre l’institution et ses représentants: leurs profs.

Troisièmement, les récentes réformes du primaire et du premier degré du secondaire (quasi -suppression du redoublement sans aucune mesure pour venir en aide aux élèves «retardés») aboutissent au fait que des jeunes ne savent pas lire à 15 ou 16 ans (3). Ils se sentent évidemment exclus, ce qui est un facteur supplémentaire de violence.

Quatrièmement, ces dernières années, l’augmentation de la violence scolaire est allée de pair avec la diminution des moyens accordés à l’enseignement. Il est difficile de n’y voir qu’une simple corrélation. L’augmentation du nombre d’élèves par classe, l’impossibilité d’encore donner une aide individualisée aux élèves en difficulté ne peuvent qu’accentuer les échecs et être ainsi des générateurs indirects de violence.

Enfin, un autre facteur de violence, et ce n’est sans doute pas le moindre, est la contradiction entre le discours théorique de l’école et la réalité. Citons Miguel Lloreda de la CGE lors d’un colloque consacré à notre sujet: «Enseignants, élèves et parents sont pris dans des contradictions insolubles: l’école doit réussir là où la société échoue (démocratie, égalité des chances, etc.). En ce sens, l’école se voit confier le rôle de vitrine idéologique d’une société qui ne sait pas comment gérer les divergences qui la déchirent. Ainsi, il faut former de futurs citoyens responsables et critiques, mais que l’on espère consommateurs insatiables et électeurs dociles. On veut des êtres solidaires, épanouis et créatifs, mais on attend des travailleurs guerriers sur un marché du travail hyperconcurrentiel. On ne cesse de répéter aux jeunes qu’il n’y aura pas de place pour tout le monde, qu’il faut des gagnants et des perdants, qu’il faut se battre Eh bien, de fait, nos jeunes se battent. En ce sens, que pouvons-nous leur reprocher et de quel droit? De ne pas se battre sur le terrain sur lequel ils se savent battus d’avance – celui du capital culturel et social, vu l’impuissance de l’école à contrecarrer les inégalités sociales? En plus de dominés, les voudrait-on niais et soumis à nos règles du jeu à nous?»(4). Ces contradictions sont inhérentes à la société capitaliste (particulièrement lorsqu’elle est en crise). La société «doit» former des travailleurs guerriers et des consommateurs insatiables. Mais elle «doit»aussi former des citoyens «responsables» et des électeurs dociles.

Ce cinquième point permet de faire le lien avec le deuxième aspect de la violence des jeunes.

Reproduction des «valeurs»
de la société

En effet, ces contradictions entraînent une réaction de rejet (premier aspect). Mais pour former les travailleurs, les consommateurs et les citoyens dont elle a besoin, la société capitaliste développe l’arrivisme, l’individualisme, la loi du plus fort. Elle inculque ainsi l’idéologie dominante qui lui permet à la fois de justifier les inégalités sociales, ses interventions militaires ainsi que le pillage du Tiers Monde. Cette inculcation se fait par divers canaux, notamment les médias. La violence gratuite est, par exemple, omniprésente dans de nombreux films. Mais également par une culture dite «de masse» qui banalise la violence sous toutes ses formes. «Une banalisation à visées marchandes qui, à entendre les sociologues Divina Frau-Meigs et Sophie Jehel, est lourde de conséquence pour la société en devenir: idéalisation des rapports fondés sur la violence; représentation du monde manichéenne et fascisante » (5). Des jeux comme le Monopoly ou le Carmageddon (but = tuer un maximum de piétons avec sa voiture!) participent évidemment, chacun à sa façon, à cette banalisation. Certains jeunes assimilent ces valeurs au point de les reproduire par leur comportement: rackets, brimades envers des condisciples d’une autre ethnie, phénomène de «tête de Turc», etc.

Que faire?

Au-delà du constat et de l’analyse, reste à trouver des remèdes. Dans ce débat comme dans d’autres, la tentation sécuritaire est grande: des policiers ou des vigiles dans ou près des écoles. Beaucoup de victimes ou victimes potentielles croient pouvoir trouver là une solution. Pourtant, de telles mesures ne s’attaquent nullement aux causes que nous avons évoquées. Au contraire. Si la présence policière, les contrôles d’identité, etc, augmentent à la demande des enseignants, ceux-ci seront encore davantage perçus comme les représentants de cette violence institutionnelle qui s’abat sur les jeunes. Car, ne l’oublions pas, les insultes, les brimades et parfois les coups sont le quotidien des jeunes de certains quartiers qui ont pour seul tort d’avoir le teint trop basané. De même l’engagement ponctuel d’éducateurs supplémentaires ne peut représenter une solution durable: soit ils jouent le rôle des vigiles, soit ils font de «l’occupationnel». Dans un cas comme dans l’autre, on ne s’attaque toujours pas aux causes.

Je pense que la violence à l’école doit être combattue à deux niveaux: dans l’école et en dehors. Mais je suis d’accord avec cette position de la CGSP: «Les principales causes de la violence à l’école sont externes. Les remèdes doivent être recherchés dans le droit au travail, plus de justice sociale, une réhabilitation des quartiers, des services publics de qualité accessibles à tous »(6). Tout en participant à la lutte sociale, il est possible d’agir au niveau de l’école. Là encore, il faut distinguer deux aspects: le collectif et l’individuel.

Au niveau collectif, la lutte pour un meilleur encadrement s’impose. Moins d’élèves par classe et aide individualisée permettront de lutter contre l’échec, source de violence. Ceci implique davantage de moyens.

Le combat pour un système d’enseignement plus juste, contre les écoles d’élite à côté des écoles ghettos, contre les filières hiérarchisantes est aussi nécessaire.

Mais les solutions proposées jusqu’ici sont des combats de longue haleine. Que peuvent faire les enseignants confrontés aujourd’hui à ce problème? D’abord, je pense que les profs ne devraient pas tenir le discours hypocrite que les instances officielles leurs demandent de tenir. Il faut reconnaître et surtout pas nier ou minimiser les inégalités et les injustices dans la société. Il serait intéressant de démonter en classe les mécanismes de cette société injuste. Ca permettrait de montrer qu’il s’agit d’un problème de société et non d’individus. Mais lutter contre la violence à l’école dans le but de combattre les inégalités, n’est-ce pas simplement déplacer la violence? Des jeunes mieux informés – non seulement des horreurs de ce monde, mais aussi de leurs mécanismes – ne risquent-ils pas de devenir plus violents, demanderont certains. Poser cette question, c’est admettre que ce monde est révoltant. Pourquoi les profs devraient-ils être des poseurs de soupapes?

Il serait aussi intéressant de montrer aux jeunes la contradiction entre la contestation de la société et le fait d’avoir des comportements calqués sur son idéologie dominante. Notons que la société capitaliste demande à l’Ecole de combattre ces «effets secondaires» de son idéologie afin de préserver une certaine cohésion sociale. Mais elle se trouve dans un tel état de dégénérescence qu’elle devient incapable de lui en donner les moyens. C’est évidemment dans un autre état d’esprit qu’il faut combattre la violence scolaire.

Le savoir est une arme

Nous devons montrer aux jeunes l’importance du savoir et des compétences pour changer cette société. Pour citer encore M. Lloreda, il faut« être en mesure de faire sentir en quoi les apprentissages que l’on peut y faire» (à l’école) «permettent de construire d’autres rapports entre les hommes, en quoi ces apprentissages permettent de devenir plus fort et plus digne». C’est seulement à cette condition que les jeunes de milieux populaires verront à quoi l’école peut leur servir. Autrement dit, l’enseignant doit faire comprendre à ses élèves que les savoirs qu’il lui enseigne sont des armes de lutte sociale: pour une autre société, mais aussi pour défendre leur emploi dans celle-ci. Que les savoirs ne doivent pas être l’apanage des gosses de riches. Et que pour acquérir savoirs et compétences, la discipline et la rigueur sont nécessaires. Les élèves doivent comprendre que le chahut leur est néfaste pour cette raison-là (et non parce qu’alors ils ne «réussiront pas» dans la vie ou autre motifs de ce genre ). Le prof qui parviendra à faire partager à ses élèves le point de vue de Brecht dans sa pièce «la mère» n’aura plus aucun problème de violence: «Va à l’école, sans logis! Deviens maître, ô miséreux. Et toi qui manques de pain, apprends, dévore les livres. Les livres, ce sont des armes. Tu dois devenir celui qui dirige.»

Tout ça reste bien général, me direz-vous. La question demeure en effet: comment faire? Si je suis confronté à la violence demain matin, je ne pourrais pas faire passer ce message en deux minutes. N’y a-t-il rien à faire? Si, sans doute. Sur ce point, je préfère vous renvoyer aux pistes que Christiane Levêque évoque dans ce dossier. Mais je pense que l’efficacité de ce qu’elle nous propose sera d’autant plus grande si nous osons nous poser cette question à la suite de Miguel Lloreda: «En voulant combattre la violence scolaire, que visons-nous en fin de compte: combattre les inégalités qui génèrent pour une grosse part cette violence ou entériner ces inégalités en rendant inoffensifs ceux qui pourraient s’en plaindre?» Autrement dit, nous devons choisir notre camp. Si nous penchions (même inconsciemment) pour la deuxième hypothèse, je doute fort de l’efficacité, à terme, de n’importe quelle mesure.

(1) Le Figaro, 25/5/01

(2) Inégaux devant l’école, N Hirtt et JP Kerckhofs, Aped 97, ainsi que l’article du Professeur Nicaise paru dans la revue Onderwijsrescht en beleid , juin juillet 01

(3) Vlan, 2/12/98

(4) Lève-toi à genoux, intervention de M Lloreda à la journée de réflexion du 16/12/98 organisée par la CGE et le Service Social des Étrangers d’Accueil et de Formation

(5) Images barbares, R. Gutièrez dans «Le Soir 2000»,18/8/99

(6) Tribune, 2/99

2 COMMENTS

  1. > Comment tarir les sources de la violence scolaire ?
    Votre article bien que datant de 2 ans est toujours d’actualoté.
    Plus de justice sociale, au niveau de chaque pays.Arrt de la spolaition du tiers monde et surtou ne pas choisir l’écome pour amplifier ces différences

    • > Comment tarir les sources de la violence scolaire ?
      Votre article ne dit pas vraiment quels sont les moyens mis en oeuvre pour lutter contre la violence dans les écoles, c’est justement ce que l’on voudrait savoir. En ce moment que font les écoles contres cette violence ?

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