Comment les enseignants américains s’organisent et font grève pour le bien commun

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« Le principal défi pour une grève réussie dans l’éducation est de fermer les écoles en construisant et en préservant l’unité d’action parmi les enseignants, tout en obtenant le soutien du public ». C’est ce que conclut Eric Blanc à partir de son enquête « Red State » qui porte sur les grandes grèves de l’éducation en 2018 dans certains États sous contrôle républicain[1]. Le contexte social dans ces Etats est extrêmement défavorable aux organisations syndicales. Mais malgré cela, à partir de réseaux de militants convaincus et persévérants, plusieurs grèves de masse ont été préparées en quelques mois, avec des résultats impressionnants.

Un article de Wim Benda initialement publié dans L’École démocratique, n°91, septembre 2022 (pp. 19-23).

Les circonstances dans lesquelles les acteurs syndicaux de l’éducation ont écrit une page d’histoire sociale étaient en effet très difficiles: il existe des lois strictes pour les syndicats dans les services publics, comme une très forte restriction du droit de grève ; il y a des milliardaires ultra-libéraux comme les frères Koch qui sponsorisent des campagnes en faveur de la privatisation du système éducatif ; une partie importante de la population est réceptive à la démagogie de Donald Trump. En même temps, il régnait pendant très longtemps une sorte de climat de démoralisation et de léthargie selon laquelle « de toute manière, on ne peut rien changer… ». Rien ne laissait présager que les enseignants de la Virginie de l’Ouest, de l’Oklahoma, du Colorado et de l’Arizona se mettraient en grève et manifesteraient pendant parfois plusieurs semaines, obtenant des augmentations de salaire significatives (+5 % pour tous les fonctionnaires en Virginie de l’Ouest et +20 % pour le personnel éducatif dans l’Arizona). Pour comprendre ce fait paradoxal, il faut regarder ce qui se passait derrière les murs d’un fonctionnement routinier et comment y mûrissait l’esprit d’une « minorité militante » qui se préparait depuis plusieurs années avant de passer à l’action. Dans la conscience politique des enseignants actifs dans les syndicats convergeaient les expériences de diverses luttes : Occupy Wall Street, Black Lives Matter, la campagne pour Bernie Sanders, mais surtout le syndicalisme de lutte du Chicago Teachers Union (CTU). Sans oublier les méthodes organisationnelles de la militante et chercheuse syndicale Jane McAlevey.

Un exemple brillant

Pendant la crise économique de 2007-2009, certains enseignants de Chicago ont commencé à former des cercles de lecture du livre La doctrine de choc de Naomi Klein pour mieux comprendre l’interaction entre la crise financière et les politiques néolibérales. Ces groupes de lecture ont ensuite formé un « caucus »[2], c’est-à-dire un groupe de syndicalistes ayant une vision sociale et politique similaire au sein de leur syndicat. Ce Caucus Of Rank-and-File Educators (CORE) estimait que la direction du Chicago Teachers Union (CTU) était trop proche de l’équipe dirigeante (démocrate) de la ville. Pour eux, l’accent mis sur la concertation et le lobbying a fini par éroder le pouvoir du syndicat. En même temps, les militants regroupés autour de CORE avaient une vision qui désirait impliquer activement les membres en partant du principe que le syndicat, c’est avant tout les adhérents. Comme l’écrit Michelle Strater Gunderson, membre du CORE, « un élément clé du syndicalisme de justice sociale est la participation ascendante et la promotion de pratiques démocratiques dans l’ensemble du syndicat, plutôt qu’un style de direction hiérarchique où les membres du syndicat ne se tournent que vers les permanents et les syndicalistes élus pour s’occuper de leurs revendications. »[3]

En 2010, le caucus du CORE a remporté avec cette vision les élections internes au CTU. La nouvelle direction du syndicat a immédiatement réduit ses propres salaires pour les mettre au même niveau que ceux des enseignants. Avec les fonds libérés, ils ont financé un département d’organisation pour renforcer les liens avec la base. Les organisateurs ont commencé à parler aux membres de la stratégie du syndicat. Ils ont renforcé la participation des membres et ont accordé beaucoup d’attention à la formation syndicale. Par cette approche différente, ils ont contribué à changer la perception que les membres ont du syndicat, ou plutôt de la direction syndicale, en substituant une action centrée sur les services juridiques qui interviennent pour résoudre les problèmes personnels au travail par une organisation mobilisée qui appartient aux membres eux-mêmes.

L’année 2012 a été un test pour cette nouvelle approche. Au niveau de l’État de l’Illinois état de Chicago), l’ONG antisyndicale Stand for Children (sponsorisée par Bill Gates et la famille Walton de Walmart) a réussi à faire passer une loi selon laquelle les syndicats de l’éducation ne peuvent se mettre en grève que si 75% de leurs membres votent en faveur de celle-ci. Cela implique non seulement que les trois quarts des membres doivent voter pour la grève, ce qui est en soi anti-démocratique, mais aussi que la majorité des membres participent effectivement au vote. Le maire de Chicago Rahm Emanuel a de son côté voulu prendre des mesures pour adopter des politiques éducatives antisociales, notamment un allongement significatif de la journée de travail, une augmentation de la taille des classes, une rémunération différentielle fondée sur le « mérite » et l’abolition du paiement à l’ancienneté, l’évaluation des enseignants sur la base des résultats obtenus par leurs élèves via des tests standardisés et une augmentation de la contribution individuelle à l’assurance maladie.

Pour contrer le maire, le CTU a mis en place une campagne en plusieurs étapes avec sensibilisation, mobilisation et organisation. Ils ont impliqué des élèves et les personnes des communautés [ce qui renvoie autant aux communautés ethniques qu’aux habitants d’un certain quartier, NdT] pour rédiger conjointement leur vision de l’éducation publié dans le rapport The Schools Chicago’s Students Deserve. Ce document repose sur l’idée que les conditions de travail des enseignants sont en même temps les conditions d’apprentissage des élèves. Il se lit comme un plaidoyer en faveur d’un financement consolidé de l’éducation, avec un accent particulier sur l’élève.[4] Dans le même temps, le CTU a cherché à savoir dans quelles écoles les enseignants voteraient effectivement pour une grève et quelles étaient les écoles qui resteraient un peu à l’écart, cela afin de pouvoir concentrer les ressources de l’organisation syndicale sur ces dernières. Entre-temps, le CTU avait organisé un grand rassemblement dans le célèbre théâtre de l’Auditorium. Pour beaucoup, remplir la salle avec 4 000 personnes semblait une mission impossible, mais le rassemblement de la CTU a dépassé toutes les attentes, et les rues autour du théâtre ont été remplies ce qui a forcément donné le moral aux membres du syndicat.[5] Quelques semaines plus tard, 24 000 enseignants (90% du personnel éducatif de la ville !) ont voté en faveur de la grève, avec 98% de votes favorables. Cette grève a duré au final dix jours, avec des piquets de grève devant chaque école, des animations comme le théâtre de rue et des manifestations quotidiennes dans le centre-ville. Au plus fort de la grève, un sondage a montré que les deux tiers des parents ayant des enfants dans les écoles publiques soutenaient la lutte des enseignants contre le maire. Dans cette épreuve de force, ce dernier a dû faire marche arrière et presque toutes les mesures antisociales ont été abrogées…[6]

Ces événements ont inspiré les syndicalistes d’autres villes à s’organiser également en caucus. Afin de partager leurs expériences, le CORE a invité des militants de l’éducation d’autres villes et états à Chicago, où ils ont organisé les United Caucuses of Rank-and-File Educators (UCORE).[7] Le modèle de « syndicalisme de justice sociale » s’est ainsi étendu à d’autres villes américaines telles que Philadelphie, Baltimore, St Paul, Madison, New York, Los Angeles et Seattle.[8] Ce qui montre que cette victoire a fait tâche d’huile…

Organiser à partir de la base

Ce récit de la grève de Chicago est largement tiré du livre No Shortcuts de Jane McAlevey. Cette militante-chercheuse a théorisé les expériences de CORE et du CTU, entre autres, dans une approche originale de l’« organizing »[9]. Partant des succès historiques de la fédération syndicale Congress of Industrial Organizations (CIO) dans les années 1930, McAlevey s’oppose aux stratégies dominantes du mouvement syndical américain. Elle fait pour commencer une distinction entre les campagnes de lobbying, la mobilisation et enfin l’organizing, qu’elle évalue en fonction de l’intensité avec laquelle la base est engagée et développe une capacité de décision et dispose donc d’un pouvoir : « Il ne s’agit pas seulement de savoir si les gens ordinaires adhèrent ou s’engagent, mais également de savoir comment, pourquoi et où ils s’engagent. »[10]

Suivant le fonctionnement syndical traditionnel, les responsables syndicaux font pression sur des personnes influentes afin d’obtenir des résultats pour les travailleurs. C’est une sorte de syndicalisme du lobbying. En laissant le pouvoir du nombre inexploité, ce type d’action n’a que peu d’effet en profondeur puisqu’il se limite à plaider leur cause auprès de ceux qui décident. Parfois, les mobilisations traditionnelles font appel à de grands nombres et constituent une tactique importante pour imposer un changement ou arracher des concessions. Désormais, la mobilisation est redevenue le principal mode d’action des syndicats, plutôt qu’une des tactiques possibles. Mais cela ne résout pas le problème de l’efficacité de l’action. Le problème avec cette tactique est que, lors des manifestations, on rencontre souvent les mêmes militants, déjà convaincus, sans le soutien actif de collègues ni de la communauté d’usagers, d’habitants. En outre, l’organisation reste fermement entre les mains de la direction du syndicat, avec peu de contribution de la base. Les militants viennent manifester leur soutien, sont remerciés pour leur présence, puis rentrent chez eux et retournent au travail. Le véritable pouvoir du nombre reste donc sous-utilisé explique McAlevey…

C’est pourquoi elle préconise un modèle d’organisation ascendante, « bottom-up », qu’elle retrouve dans les premiers succès du CIO des années 1930, mais aussi dans certaines victoires syndicales contemporaines, comme celles du CTU. La contribution des travailleurs ordinaires, qui n’avaient souvent aucune expérience préalable de l’activisme, est cruciale selon McAlevey. « Les gens participent dans la mesure où ils comprennent – mais ils comprennent aussi dans la mesure où ils participent. Il y une dialectique entre les deux. (…) Lorsque les gens comprennent la stratégie parce qu’ils ont contribué à la concevoir, alors ils s’impliqueront davantage sur le long terme, poussés à remporter des victoires plus significatives.».[11]  Il n’est pas surprenant que McAlevey défende ardemment des actions de grève minutieusement préparées qui posent non seulement la question des rapports de force mais contestent aussi les rapports de pouvoir. S’appuyant sur ses propres expériences dans le secteur des soins de santé et sur des études de cas telles que celle du CTU, elle a développé un modèle d’organizing en profondeur – deep organizing –  qui passe par des conversations individuelles qui vont réellement convaincre les gens, ce qui permet aussi de détecter et de gagner à la cause les leaders organiques du lieu de travail (même s’ils étaient auparavant anti-syndicalistes !)[12]. Ensuite, il faut vérifier la progression de l’audience du contre-discours et le degré d’implication. Grâce à des tests de structuration, il est possible d’évaluer étape par étape dans quelle mesure les collectifs de travail sont prêts à s’engager davantage. Ces tests varient de petits à grands : demander à chacun·e de porter le même jour toutes et tous la même couleur de vêtement, faire signer dans chaque établissement scolaire auprès de chacun·e une liste d’appel à l’action, appeler les plus engagés à participer à des actions ludiques locales, puis à des grands rassemblements… Il est particulièrement important qu’il y ait un plan d’action avec une vision à long terme, qui permette aux gens de s’organiser et qui révèle à chaque étape les points faibles afin de pouvoir les aborder. Il est tout aussi fondamental d’impliquer les communautés autour des lieux de travail dans l’organisation globale des travailleurs. Après tout, en plus d’être des travailleurs, les gens font également partie de communautés de vie qui ont intérêt à ce qu’une grève pour une meilleure école réussisse…[13]

Ainsi, à propos de la réussite de la grève du CTU, McAlevey estime que Chicago a changé dans la globalité : « Pas seulement les enseignants, pas seulement les parents, pas seulement les étudiants. Sa classe laborieuse de la ville a gagné un pouvoir réel en menant une lutte acharnée pour des écoles publiques décentes, dirigées par des enseignants qui se soucient profondément de tous les aspects de la vie de leurs élèves. Dans ce processus, la classe laborieuse urbaine de la ville a également changé sa vision à propos des enseignants, à propos de l’école, du racisme structurel, du néolibéralisme et d’un maire néolibéral bien propre sur lui. Ce genre de changement ne se fait pas par le biais d’une campagne de relations publiques ou d’une manifestation aussi massive soit-elle. C’est le résultat d’une véritable mobilisation en profondeur par les enseignants eux-mêmes, avec leurs collègues, avec leurs élèves et les parents, et cela au sein de leurs communautés » [14] [les communities font à la fois référence aux lieux d’habitat et aux communautés culturelles, hispaniques, afro-américaines, NdT]»

La théorie en pratique

No Shortcuts est une théorie élaborée à partir de la pratique, mais qui renforce ensuite la pratique dans l’action elle-même. Le plaidoyer de McAlevey en faveur de grèves massives bien préparées de la base au sommet a gagné une audience parmi les enseignants. Par exemple, la Virginie de l’Ouest a connue une vague de grève des enseignants qui est née de l’étude de son livre par un groupe d’enseignants.[15] Il faut cependant noter le fait que dans aucun des trois premiers États ayant été en grève (la Virginie de l’Ouest, l’Oklahoma et l’Arizona), les syndicats n’étaient pas à l’origine de la grève. D’abord parce qu’ils pensaient que le corps enseignant n’y était pas prêt. Ce sont donc des groupes d’action locaux qui se sont mobilisés via les réseaux sociaux et qui ont commencé à organiser les enseignants eux-mêmes. En Oklahoma, les dirigeants de la grève n’étaient même pas syndiqués, mais en raison de leurs mauvaises relations avec les syndicats et d’une trop grande importance accordée à Facebook, la grève s’est essoufflée plus rapidement, avec peu de résultats. Dans les deux autres États, les enseignants ont pu obtenir davantage justement parce que les syndicats se sont joints à l’action. Et malgré leur réticence initiale, les adhésions syndicales ont augmenté, en Arizona même de plus de 10% [16].

L’idée de l’organisation du « travailleur global » est basé sur la conviction que l’action syndicale appréhende en fait autant la vie de travail que celle du hors-travail. Cette idée se retrouve dans ce que les syndicalistes de l’éducation décrivent comme une mobilisation « pour le bien commun »[17]. L’un des meilleurs exemples est l’approche de l’United Teachers Los Angeles (UTLA). Là aussi, un caucus a conduit en 2014 à un changement au niveau de la direction syndicale avec un fort accent sur l’organizing. Après quatre ans de renouvellement complet, l’UTLA a voulu suivre l’exemple des États républicains pour se préparer à se mettre en grève à leur tour. Dans un premier temps, ils se sont beaucoup concentrés sur l’éducation des élèves. Bien que le gouvernement de la ville avait déjà accepté d’augmenter les salaires de 6% avant même que la grève ait lieu, les enseignants et le personnel des services administratifs ont décidé de poursuivre leur campagne et de maintenir l’appel à la grève pour la simple raison que leurs principales revendications concernant les élèves n’avaient pas été satisfaites. Ayant compris que l’augmentation de salaire était un moyen de les acheter, ils s’étaient si bien organisés dans les écoles comme dans les quartiers que le rapport de force avait basculé en leur faveur. Ils se sont donc mis en grève du 14 au 22 janvier 2019, et cela pour la première fois en 30 ans. Un taux de participation incroyable de 98% des membres UTLA présents dans 900 écoles ont participé à la grève tandis que les sondages montraient que 80% de la population de Los Angeles était de leur côté. Les comités de parents sont venus apporter des repas et des boissons aux piquets de grève. Soixante mille personnes ont participé à la manifestation, bien plus que les 34 000 membres du syndicat. Des groupes d’élèves se sont joints à la manifestation avec des pancartes et des chansons favorables à leurs enseignants.

La secrétaire syndicale Arlène Inouye, qui a dirigé l’équipe de négociation pendant cette grève historique, raconte la manière dont l’UTLA a réussi à modifier l’équilibre des pouvoirs. Pour elle, il s’agissait avant tout d’un effort de longue haleine, mais avec une vision claire de la manière dont un syndicat peut organiser les gens et une critique percutante de la manière dont le néolibéralisme et les ultra-riches imposent un démantèlement de l’enseignement public [18]. Grâce à un travail patient et à d’innombrables discussions avec les adhérents et les collègues, ils ont progressivement créé une culture dans laquelle les enseignants ont gagné en confiance dans leur capacité à défendre leurs intérêts collectifs, notamment en partageant cette vision avec les élèves et les parents. Avec les membres, ils ont développé un plan stratégique avec des questions clés pour la consultation et une plus grande implication des représentants des écoles. Une grande attention a été accordée au développement des leaders, et ce dans chaque école, par rapport à chaque communauté de quartier. Une fois ce travail préparatoire effectué, l’équipe syndicale a procédé à 11 « tests de structure » pour vérifier l’état de préparation, d’implication et de combativité. Ils ont commencé par une action symbolique du port de vêtements rouges tous les mardis (à l’instar des actions menées dans d’autres Etats), poursuivi avec des liste de pétitions sous le mot d’ordre « nous sommes prêts à y aller », ils ont ensuite élargi leur action avec des campagnes de tractage dans les écoles et les quartiers en ayant des tables de piquets-discussion, avant de passer à la tenue d’une manifestation de 15 000 travailleurs de l’éducation et sympathisants. Ce n’est pas un hasard si Arlène Inouye cite No Shortcuts comme source d’inspiration et si la grève de l’UTLA fait l’objet d’un chapitre entier dans le dernier livre de McAlevey.

Les syndicats de l’éducation sont également passés à l’offensive en devenant producteurs d’un récit très identifiable et qui pouvait être repris par tout le monde, notamment via les réseaux sociaux. Concrètement, cela signifie qu’ils ont d’abord délégitimé le discours éducatif dominant qui défend la privatisation ou la performance basée sur l’usage de tests standardisés. Dans le contre-discours syndical, cette méthode n’est pas la bonne pour améliorer la qualité de l’éducation, et il faut donc y opposer un récit qui implique autant les enseignants que les élèves. Ce travail contre-discursif a été doublé d’un travail d’organisation pour solidariser les parents, les jeunes et les communautés autour des écoles. En se mettant à l’écoute les préoccupations des élèves et des parents, le syndicat a réussi à élaborer un programme de revendications qui unissait toutes les parties prenantes, de la communauté scolaire dans sa globalité jusqu’à la communauté des élèves et parents enracinée dans les quartiers. Outre les revendications salariales, il s’agissait de demander plus de personnel du soutien, davantage de conseillers psycho-pédagogiques, davantage de bibliothécaires pour aider les élèves dans leur apprentissage de la lecture (surtout dans les quartiers défavorisés), des classes plus petites, une mise à plat des programmes d’éducation et des méthodes d’évaluation et enfin des espaces de détente plus accueillants avec des aires de jeux et aussi de la verdure. Une revendication importante concernait la fin des fouilles (souvent racistes) des jeunes à l’entrée de l’école par la police [19]. Strictement parlant, les syndicats d’enseignants ne sont pas autorisés à négocier ces questions. Mais, en ne se laissant pas limiter par la lettre de la loi et en osant au contraire défendre les besoins de communautés entières, l’UTLA a multiplié la force de sa base et a obtenu une victoire retentissante. Finalement, les grévistes ont accepté l’augmentation de 6% déjà concédée avant la grève. Mais ils ont obtenu bien d’autres choses aussi : une limitation de la taille des classes, plus de personnel de soutien en matière de santé et de psychologie, davantage de conseillers pédagogiques, plus de bibliothécaires, plus d’espaces verts, l’abolition des fouilles, une restriction des tests d’évaluation standardisés, un moratoire sur la privatisation d’une partie des écoles, un soutien juridique aux élèves migrants (sans papiers) etc. Pour reprendre les mots d’Arlène Inouye, « Nos élèves méritaient cette grève depuis longtemps et nous avons décidé de ne pas rester silencieux plus longtemps.»

Grâce à la rupture avec les routines organisationnelles des syndicats, en portant un regard neuf sur le travail enseignant et sur le travail syndical, les syndicats de l’enseignement étatsuniens ont également incité l’ensemble des travailleurs à reprendre leur destin en main. Après une longue période marquée par la passivité et l’indifférence, le degré de soutien aux syndicats au sein l’opinion publique est à nouveau en hausse (68 % en 2021 selon Gallup, contre à peine 50% de soutien dans les années 2000-2010). Et ce changement dans l’opinion est aussi le produit de la montée et des succès du syndicalisme militant dans le monde éducatif [20].

L’auteur: Wim Benda est enseignant en philosophie et sciences sociales en Belgique néerlandophone. Il est délégué syndical ACOD-CGSP dans son école et membre de la direction du syndicat de l’enseignement en Communauté flamande. L’article que nous republions fut initialement publié dans Aktief, revue de la Fondation Frans Masereel (comparable à la Fondation Gabriel Péri). Traduction du néerlandais par Stephen Bouquin.

 

Références

Jane F. McAlevey (2016) No Shortcuts : Organizing for Power in the New Gilded Age, Oxford University Press.

Eric Blanc (2019) Red State Revolt : The Teachers’ Strikes and Working-Class Politics, Verso Books.

Michael Charney, Jesse Hagopian et Bob Peterson (2021) Teacher Unions and Social Justice : Organizing for the Schools and Communities Our Students Deserve, A Rethinking Schools Publication.

Notes

[1] Aux États-Unis, le rouge en tant que couleur politique ne fait pas principalement référence au socialisme mais aux Républicains; le Parti démocrate se présente traditionnellement avec la couleur bleu

[2] Un caucus est une méthode d’organisation établie aux États-Unis, à l’origine dans le domaine politique. Il est également fréquemment utilisé dans les syndicats, par exemple pour promouvoir des candidats aux élections syndicales, en raison de préoccupations spécifiques (par exemple, le soutien des syndicats locaux à BLM) ou de questions plus générales (par exemple, la démocratie syndicale). Vous pouvez les considérer comme une combinaison entre un comités et une tendance. Voir par exemple “Former un caucus syndical”. https://uniondemocracy.org/legal-rights-and-organizing/questions-and-answers-about-legal-rights-and-union-democracy/forming-a-caucus/

[3] Michelle Strater Gunderson (2021) ‘The Power and Challenges of Social Justice Caucuses’ in Teacher Unions and Social Justice.

[4] The Schools Chicago’s Students Deserve: Research-based Proposals To Strengthen Elementary And Secondary Education In The Chicago Public Schools https://news.wttw.com/sites/default/files/Chicago%20Teachers%20Union%20report_0.pdf

[5] Pour une image de la réunion, regardez cette vidéo de Labor Beat : Les enseignants de Chicago restent forts, www.youtube.com/watch?v=SOLj6B4cF2w

[6] Pour plus de détails, voir Wim Benda (2021) “In memoriam Karen Lewis, grande dame des syndicats américains de l’éducation” https://www.dewereldmorgen.be/artikel/2021/03/03/in-memoriam-karen-lewis-grande-dame-van-de-amerikaanse-onderwijsvakbonden/.

[7] Lauren Ware Stark en Rhiannon M. Maton (2019) ‘School Closures and the Political Education of U.S. Teachers’ in Ebony M. Duncan-Shippy Shuttered Schools: Race, Community, and School Closurs in American Cities, Information Age Publishing; Gillian Russom and Samantha Winslow (2017) ‘Teachers Unions Caucuses Gather to Swap Strategies’ https://labornotes.org/2017/08/teachers-caucus-together

[8] Des descriptions et des analyses des différentes expériences peuvent être trouvées dans l’ouvrage collectif Teacher Unions and Social Justice.

[9] Jane F. McAlevey No Shortcuts; pour un résumé de cette approche, voir Sam Gindin (2016) ‘The Power of Deep Organizing’

[10] No Shortcuts (p.9)

[11] Ibid. (p.6)

[12] Pour un exemple inspirant, cette courte vidéo.

[13] Voir Dries Goedertier (2021) ‘Kapitaal en arbeid: een strijd voor het leven’

[14] Jane McAlevey (2016) ‘Everything Old is New Again’

[15] Red State Revolt, p.111.

[16] Pour un bon résumé (en néerlandais), voir Peter De Koning (2021) Red State Revolt : Staking for Dummies.

[17] Steven Greenhouse (2019) ‘The strike isn’t just for wages anymore. It’s for the common good’ www.washingtonpost.com/outlook/2019/01/24/strike-is-back-with-new-emphasis-bargaining-common-good/

[18] Arlene Inouye (2021) ‘Lessons from the Los Angeles Strike’ in Teacher Unions and Social Justice

[19] Samantha Winslow (2020) ‘Teacher Strikes Boost Fight for Racial Justice in Schools’ https://labornotes.org/2020/02/teacher-strikes-boost-fight-racial-justice-schools

[20] Meagan Day (2019) ‘Americans are Starting to Love Unions Again’