Opération antidrogue à Pédagogie Nomade : une perquisition comme les autres ?

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L’école secondaire expérimentale Pédagogie Nomade (PN)[[Site internet : www.pedagogienomade.be]] a été le théâtre d’une opération policière en novembre 2009. Une quinzaine de policiers et deux chiens ont perquisitionné l’établissement de Limerlé et plusieurs kots alentour, à la recherche de stupéfiants. Ils étaient accompagnés d’un substitut du procureur du roi et de la préfète de l’Athénée de Vielsalm, auquel PN est administrativement rattachée. Ce qui frappe, c’est la disproportion entre le dispositif déployé par les forces de l’ordre et la taille de l’école (une soixantaine d’élèves). Pour un résultat insignifiant car il est à parier que dans n’importe quelle école secondaire du royaume on trouverait aussi 3 grammes de cannabis et un joint… A noter enfin : l’arrestation – et la condamnation à huit jours avec sursis – de l’enseignant Benoît Toussaint pour avoir “montré le mauvais exemple devant ses élèves, auxquels il devrait précisément inculquer la notion de respect”[[Dans les faits, pour « avoir renversé une tasse de café et dit à un policier d’aller se faire foutre ».]] Nous avons rencontré un de ses collègues de PN, Nicolas Pieret.

ED : Nicolas, depuis quand participes-tu à l’expérience de Pédagogie Nomade, en qualité de professeur de mathématiques ?

NP : J’ai assuré un dépannage à partir de novembre 2008. Puis j’ai fait toute l’année 2009-2010 à quasi temps plein.

ED : Où se situe l’école et comment la décrirais-tu ?

NP : L’école est installée dans une ancienne ferme, à Limerlé, un petit village près de Gouvy, dans le sud de la province du Luxembourg, près du Grand-Duché.

Elle accueille une soixantaine d’élèves, de la 4e à la 6e générale. L’expérience est reconnue par la Communauté française. Les enseignants sont une douzaine. En quelques mots, l’idée, c’est une école différente pour des jeunes – et des enseignants – en différend avec l’école “traditionnelle”. Notre pari, c’est – en répartissant équitablement le pouvoir entre professeurs et élèves – de créer un lieu qui suscite le désir, basé sur l’autonomie, l’autorité réciproque, le respect mutuel, la confiance. Un cadre réellement responsabilisant. Tout le monde s’investit dans la gestion de l’établissement. Rien n’est jamais acquis. C’est-à-dire qu’il y a une négociation permanente entre tous pour adapter le cadre de la façon la plus pertinente pour mener à bien les missions d’une école. Car il faudra atteindre les objectifs des programmes officiels de l’enseignement général. Il y a bien une certification à la clé, avec les mêmes programmes et beaucoup plus d’inspections que dans n’importe quelle école.

ED : Qui sont les élèves ?

NP: Ils ont entre 15 et 22,23 ans. Les aînés sont ceux qui ont interrompu leurs études pour une raison ou une autre et qui trouvent chez nous une possibilité de reprendre l’école sans être infantilisés. Il y a aussi ceux qui sont là soit par projet, par choix d’une organisation démocratique. Il y a plein de motivations différentes. Pour certains, c’est la dernière chance, pour d’autres une première chance de vivre quelque chose d’épanouissant. PN est également fréquentée par des “sans-papiers pédagogiques”, dont les dossiers scolaires se sont perdus. Et nous avons été confrontés à la rigidité de l’administration, pour qui ces élèves n’existaient tout simplement pas.

ED : Est-ce que votre pari de négocier avec les élèves le fonctionnement de l’école porte ses fruits ? Voyez-vous des jeunes en décrochage “raccrocher” à l’école et se mobiliser pour apprendre ?

NP: Il y a des élèves avec qui ça ne marche pas, qui ne s’investissent pas du tout dans le projet. D’autres refusent tout dialogue pendant des mois, puis subitement s’éveillent et se révèlent. Parmi les aînés qui ont déjà beaucoup vécu, l’importance du diplôme est plutôt relative. Il y a aussi quelques “bons élèves”, qui s’émancipent par rapport à leurs réflexes scolaires et par rapport à leurs parents (puisque, vu l’éloignement, la plupart vivent en kot).

ED : Puisque nous parlons des parents, quelle a été leur réaction suite à la perquisition et aux premiers échos sensationnalistes dans les médias[[Une journaliste de La Meuse, curieusement présente lors de la perquisition, publiera une « information » truffée d’erreurs et uniquement à charge (il sera notamment question de culture de cannabis à PN), qui sera malheureusement relayée précipitamment par d’autres médias, avant rectifications.]] ?

NP: Nous, on n’est pas une école où on sent une pression négative des parents. C’est plutôt le contraire. On l’a bien vu quand il y a eu la perquisition. Ils nous ont tout de suite soutenus, ils ont invité la ministre à garder sa confiance dans l’expérience et politiquement ça a été déterminant. Sans doute mesurent-ils ce que PN apporte à leurs enfants. Ne fut-ce que de les voir réconciliés avec l’école.

ED : A quoi attribues-tu cette transformation chez certains élèves ? Le rapport plus égalitaire avec les profs ? La gestion collective ? Le fait que des questions plutôt “taboues”, comme la philosophie, soient mises en avant ? La pédagogie par projets ? D’autres choses ?

NP: Un peu tout ça. On multiplie en fait les portes d’entrée, on offre sans cesse des possibilités de s’impliquer. C’est la structure du temps et les activités de l’institution qui font la différence. Le mi-temps consacré aux cours est plutôt dans la norme classique. Par contre, l’autre mi-temps est dévolu à des ateliers-projets interdisciplinaires de 3 semaines, décidés et menés à bien collectivement. Il y a aussi la participation démocratique, même si l’égalité est asymétrique, les profs gardant plus de pouvoirs que les élèves. Et un groupe de suivi, donc plein de lieux d’expression. Aussi le fait que beaucoup de gens extérieurs viennent nous rendre visite. Les jeunes doivent souvent prendre la parole pour présenter le projet, donc prendre un recul réflexif par rapport à ce qu’ils font.

ED : Comment se vit la discipline à PN ?

NP: C’est un des leviers de notre expérience. Il n’y a pas de “police” dans les couloirs (pas de surveillants, pas de punition au sens traditionnel, pas de carnet de présences à signer à toute heure). Le contrat de base est le suivant : tu participes aux activités, et, au minimum, si tu ne veux pas participer à l’une d’elles, tu vas en parler au groupe de suivi. Quand le contrat n’est pas respecté, le dialogue devient plus difficile. Le boulot des profs, c’est de garder toujours la porte ouverte au dialogue, sans jamais contraindre les jeunes à dialoguer. L’absence de “police” a beaucoup d’effet. On joue plutôt sur les différentes portes d’entrée pour raccrocher les jeunes. Ce qui, dans les structures traditionnelles, n’est pas possible.

ED : Venons-en maintenant à la perquisition du 27 novembre. Tu étais présent au moment des faits : qu’est-ce qui t’a frappé ce jour-là ?

NP : Sur le moment, je n’ai pas vraiment été surpris. J’étais même trop calme. Je donnais cours, un gars est entré dans la classe. C’est habituel dans une école ouverte. Mais il ne se présentait pas. C’est la première chose que je retiens : l’absence d’information sur ce qui se passait. Qui étaient-ils ? Pourquoi étaient-ils là ? Que cherchaient-ils ? La deuxième chose frappante : moi, comme professeur, j’étais traité exactement de la même manière que les élèves, j’étais déchu de mon statut d’enseignant.

ED : Cette attitude des policiers serait-elle due à la réputation de PN, une école où les élèves seraient les égaux des professeurs ?

NP: C’est évidemment une des questions qu’on s’est posées après. Avaient-ils été informés, étaient-ils venus avec des préjugés ? On ne sait pas. En tout cas, de nombreux témoignages[[Profitant de la situation-problème qui s’offrait à eux, les enseignants et les élèves ont couché sur papier leurs témoignages et réflexions dans une édition spéciale de leur journal, Le Petit Nomade Illustré, Les gros sabots de Cendrillon, Contes à rebours d’une bavure annoncée. ]] vont dans ce sens. On a entendu des expressions du genre : “Vous êtes fort de gauche ici !”, “la femme avec ses lunettes et son manteau noir, elle est communiste”, “vous êtes anarchiste, vous”… A propos de l’école aussi : “si vous êtes ici, vous n’apprenez rien”. Une de mes collègues s’est entendue dire par le substitut :“ailleurs, nous pouvons compter sur de la coopération”. Et, au sujet de l’arrestation de mon collègue Benoît Toussaint, “c’était la seule façon de lui mettre la main dessus.”

C’est vrai que si on avait été avertis, la première chose qu’on aurait faite, c’est une assemblée générale pour voir ce qu’on faisait.

L’exact opposé de la préfète de l’Athénée dont nous dépendons administrativement. Après les faits, elle s’est vantée à la télé et dans les journaux d’organiser régulièrement des descentes antidrogue dans les implantations de son établissement. Pour elle, le moindre soupçon de consommation de drogue, c’est l’exclusion définitive, sans discussion possible. En somme, elle a profité de l’événement pour soigner l’image de marque de son école, présentée comme un établissement sérieux où les parents peuvent inscrire leur enfant en toute confiance. Nous concernant, elle a au minimum autorisé la perquisition sans nous en avertir.

ED : Est-elle la seule instigatrice ?

NP: Non. Il semblerait que le zèle du substitut ait joué un rôle aussi. C’est un jeune qui veut se faire les dents. Pour lui, les hurluberlus de Limerlé offraient une bonne occasion de marquer son territoire.

ED : La présence de stupéfiants était-elle la seule cible de l’opération ?

NP : Non. Il y avait aussi le problème du suivi des présences des élèves, de leur fréquentation scolaire, objet de litige depuis les débuts de PN. Car dans notre projet, basé sur une responsabilisation des jeunes, ça n’a pas de sens de prendre constamment les présences. PN part du principe que si tu es enfermé, tu as plus de mal à rentrer de bonne grâce dans une dynamique d’apprentissage. Par contre, si tu décides d’apprendre, tu vas le faire de façon plus pertinente. D’ailleurs, l’élève peut être présent physiquement mais totalement absent mentalement; en revanche, il peut être possible de s’absenter par moments tout en restant présent dans l’apprentissage et dans les relations. C’est une dialectique un peu abstraite, mais dans le concret, on essaye de créer des outils dont les élèves puissent s’emparer pour gérer les présences. Plutôt : tel jour, j’ai appris ça, j’ai fait ça … Nous essayons d’établir par ailleurs un partenariat avec le SAJ pour les quelques jeunes qu’il suit. Avec eux, l’enjeu est aussi celui de la socialisation. Mais à ce jour, l’encadrement de PN n’est constitué que de profs. Ce serait bien d’avoir des éducateurs aussi. En attendant, nous sommes obligés d’être créatifs. Comme école ouverte, on accepte de prendre en compte des problèmes que les autres écoles ont l’habitude d’évacuer parce que pas strictement scolaires: la consommation de drogue, l’absentéisme… Ce qui, paradoxalement, se retourne contre nous. La perquisition nous a en effet appris que quand il y a une faille, comme les plaintes de voisinage, la police s’y engouffre pour venir vérifier où était tel jeune à tel moment.

ED : Il est question de difficultés avec les riverains. Des histoires de vols, de nuisances sonores. Comme il s’en passe aux abords de toutes les écoles. Mais nous sommes dans un petit village, rappelons-le. A Pédagogie Nomade, essayez-vous justement de traiter cette difficulté-là autrement, de manière collective ?

NP : Déjà avant l’installation de l’école, il y avait l’association Périple en la demeure, qui avait une image marginale. Puis des jeunes sont arrivés avec l’ouverture de l’école. Les problèmes, on les a surtout avec des citadins qui prennent Limerlé comme une cité-dortoir. On n’est pas loin de Luxembourg. Et pour répondre à ta question, oui, on a passé des heures à traiter ces problèmes. On travaille avec les jeunes l’idée d’entretenir de bonnes relations de voisinage. On en a beaucoup parlé en assemblée, même si l’école en tant que telle n’est pas responsable. Pour faire comprendre aux jeunes qu’ils doivent faire un choix: notre projet est fragile; s’ils tiennent à cette expérience, ils ne peuvent pas lui nuire.

ED : On peut dire que la question est mieux prise en charge dans votre école qu’ailleurs.

NP : C’est une nécessité. On ne peut pas trop se permettre d’être pris en défaut. Même si l’école n’est pas responsable, les gens font l’amalgame. C’est ce qu’a fait le substitut : il a reçu des plaintes de voisinage pour des faits extérieurs à l’école et il a été perquisitionner l’établissement. Alors que dans l’école en tant que telle, il n’y a jamais eu de soupçon de quoi que ce soit. Mais ça a été une manière pour eux de dire que la cause de tout, c’était l’école.

ED : La dureté de l’intervention policière témoigne d’une hostilité envers PN. Dans son témoignage, Benoît Toussaint parle de “bavure lamentable”. Ne s’agissait-il pas plutôt d’une intervention typique dans une société de plus en plus normative, basée sur la performance économique et sur fond de retour à des valeurs réactionnaires ? N’est-ce pas une école émancipatrice, ferment de critique, qui était visée ?

NP : On n’a pas conclu qu’il s’agissait d’un complot. On s’est demandé si c’était la préfète qui avait commandité la descente. Mais je pense que ce n’était pas nécessaire. Systémiquement, ça devait arriver. Ça ne m’a pas surpris. Je savais confusément qu’en m’engageant dans ce projet, ça ferait partie de mon travail de vivre ça. Parce que ce projet n’est jamais totalement sous contrôle, même pour nous qui y travaillons. Et ce, dans un milieu de résidents qui acceptent mal les nuisances liées à la présence de jeunes. Le Parquet de Marche a toujours eu la réputation de tolérance zéro envers la drogue aussi. C’est plus une perturbation d’un mode de vie coutumier dans la région qui doit avoir joué.

ED : Il y a des choses que les forces de l’ordre ont dites chez vous, et qu’on n’aurait pas entendues dans d’autres écoles.

NP: Oui, bien sûr. Ils sont venus avec une idée préconçue de notre école. C’était un fantasme en quelque sorte. D’ailleurs, quand Benoît s’est fait menotter, un élève a voulu aller l’aider, et il s’est fait plaquer au sol et menotter sans ménagement. Sous prétexte “qu’il aurait pu sortir un couteau”… Alors que David est tout sauf violent. Les policiers se sont comportés comme s’ils s’attendaient à des réactions violentes, un peu comme s’ils nous considéraient comme des terroristes. Ils étaient dans ce schéma-là. On est restés deux heures confinés dans le bâtiment, sans la moindre information sur ce qui se passait.

ED : Dans d’autres établissements, leur intervention est presque attendue, voire désirée, avec la coopération du personnel administratif et enseignant.

NP: Oui, c’est ça. L’accord de la direction leur est d’ailleurs nécessaire. Pour des interventions qui intimident les élèves, par rapport à des soupçons de présence de cannabis, etc.

ED : Quel pourrait être l’impact de la perquisition sur la poursuite de l’expérience ?

NP: Elle a eu un effet paradoxal. Du fait qu’on a eu cette capacité de réaction rapide, une réaction de soutien large, des rectifications dans la presse, des interpellations parlementaires, la ministre (Simonet, ndlr) a dû nous rendre visite et se positionner. Et ça a débloqué les négociations avec le ministère. Il y a maintenant une personne référente au cabinet qui fait l’interface entre l’administration et nous. On va donc vers une troisième année de PN, a priori beaucoup plus sereine.

ED : Quelques mois après les faits, comment les élèves ont-ils digéré cet événement ?

NP: Je pense que le travail qu’on a fait avec eux – les ateliers d’écriture, l’information juridique à propos des perquisitions, etc. – leur a permis d’exprimer leur vécu et d’analyser ce qui s’était passé. Notamment la manière dont les médias avaient relayé l’information. Tout cela leur a permis de prendre du recul. Même ceux qui ont été le plus exposés ont dépassé le traumatisme. Le fait d’être dans une structure qui permet de réagir immédiatement et collectivement, ça permet non seulement de dépasser le problème mais d’en tirer matière à expérience, à apprentissage.

ED : Merci, Nicolas.

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